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LE NABAB
«■
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11. RUE DE GRENELLE
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ALPHONSE DAUDET
LE NABAB
— MOEURS PARISIENNES
^AVBC UNE DÉCLARATION DE L'AUTEUR
CENT-SEPTIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
li, RUE DE CRENELLE, 11
1899
Tous droits réservés
F
n y a cent ans^ Le Sage ëcnvait ceci en tête de GÙ
I Blas:
\ € Gomme il y a des personnes qui ne sauraient liil
t- sans faire des applications des caractères vicieux on
^ ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je déclara
^ à ces lecteurs malins qu'il auraient tort d'applîquer les
portraits qui sont dans le présent livre. J'en fais un
aveu publîc : Je ne me suis proposé que de représenter
la vie des hommes telle qu'elle est.., i>
Toute distance gardée entre le roman de Le Sage et
le mien, c'est une déclaration du même genre que j'au-
rais désiré mettre à la première page du Nabab, dès
sa publication. Plusieurs raisons m'en ont empêché.
D*abord, la peur qu'un pareil avertissement n'eût trop
l'air d'être jeté en appât au public et de vouloir forcer
son attention. Puis, j'étais loin de me douter qu'un
livre écrit avec des préoccupations purement litté-
raires pût acquérir ainsi tout d'un coup cette impor»
tance anecdotique et me valoir une. telle nuée bour-*
donnante de réclamations. Jamais, en effet, rien di
semblable ne s'est vu. Pas une ligne de mon œuvre,
pas un de ses héros, pas même un personnage en
137298
— Il —
silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à protes-
tations. L'auteur a beau se défendre, jurer- ses grands
dieux que son roman n'a pas de clef, chacun lui en
forge au moins une, à l'aide de laquelle il prétend
ouvrir cette serrure à combinaison. Il faut que tous
ces types aient vécu, comment donci qu'ils vivent en-
core, identiques de la tète aux pieds... Monpavon est
un tel, n'est-ce pas?... La ressemblance de Jenkins
est frappante... Celui-ci se f&che d'en être, tel autre dei
n'en être pas ; et cette recherche du scandale aidant, il
n'est pas jusqu'à des rencontres de noms, fatales dans
le roman moderne, des indications de rues, des numé-
ros de maisons, choisis au hasard, qui n'aient servi à
donner une sorte d'identité à des êtres bâtis de mille
pièces et en définitive absolument imaginaires.
L'auteur a trop de modestie pour prendre tout ce
bruit à son compte. Il sait la part qu'ont eue dans cela
les indiscrétions amicales ou perfides des journaux ; et
sans remercier les uns plus qu'il ne convient, sans en
vouloir aux autres outre mesure, il se résigne à sa ta-
pageuse aventure comme h une chose inévitable et
tient seulement à honneur d'affirmer, sur vingt ans de
travail et de probité littéraires, que cette fois, pas plus
que les autres, il n'avait cherché cet élément de succès.
En feuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le
devoir de tout romancier, il s'est rappelé un singulier
épisode du Paris cosmopolite d'il y a quinze ans. Le
romanesque d'une existence éblouissante et rapide, trar
rersaiit en météore le ciel parisien^ a évidemment servi
— III —
de cadre au Nabab^ à cette peinture des mœurs de la
fin du second empire. Mais autour d'une situation,
d'aventures connues , que chacun était en droit
d'étudier et de rappeler, quelle Êintaisie répandue, que
d'inventions, que de broderies, surtout quelle dépense
de cette observation continuelle, éparse, presque in-
consciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d'écri*
vains d'imagination. D'ailleurs, pour se rendre compte
da tiBYail c cristallisant i> qui transporte du réel à la
fiction, de la vie au roman, les circonstances les plus
«impies, il suflSraît d'ouvrir le Moniteur Officiel de
février 1864 et de comparer certaine séance du corps
législatif au tableau que j'en donne dans mon livre.
Qui aurait pu supposer qu'après tant d'années écoulées
ce Paris à la courte mémoire saurait reconnaître le
modèle primitif dans l'idéalisation que le romancier
en a faite et qu'il s'élèverait des voix pour accuser
d'ingratitude celui qui ne fut point certes <c le com-
mensal assidu i> de son héros, mais seulement, dans
leurs rares rencontres, un curieux en qui la vérité se
photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer
de son souvenir les images une fois fixées ?
J'ai connu le € Vrai Nabab ^ en 1864. J'occupais
alors une position semi-ofBcielle qui m'obligeait à
mettre une grande réserve dans mes visites à ce fas-
tueux et accueillant Levantin. Plus tard je fds lié avec
un de ses frères ; mais à ce moment-là le pauvre Nabab
se débattait au loin dans des buissons d'épines cruelles
et l'on ne le voyait plus à Paris que rarement. Du reste
— IT —
Q est bien gênant pour un galant homme de compter
ainsi avec les morts et de dire : « Vous vous trompez.
Bien que ce fdt un hôte aimable, on ne m*a pas scaveni
vu chez lui, ^ Qu'il me suffise donc de déclarer qa^eii
parlant du fils de la mère Françoise comme je Tài ûdt^
j*ai voulu le rendre sympathique et que le reproche
d'ingratitude me paraît de toute &çon une absurcCtë.
Cela est si vrai que bien des gens trouvent le portrait
trop flatté, plus intéressant que nature. A ces gens-là
jna réponse est fort simple : <c Jansoulet m'a tîEdt Teffet
d'un brave homme; mais en tout cas, si Je me trompe^
pronez-vous^n aux journaux qui vous ont dit son vrai
nom. Moi je vous ai livré mon roman comme un roman,
mauvais ou bon, sans ressemblance garantie, i^
Quant à Mora, c^est autre chose. On a parlé d'in-
discrétion, de défection politique... Mon Dieu, je ne
m'en suis jamais caché. J'ai été, à Tàge de vingt ans,
attaché au cabmet du haut fonctionnaire qui m'a servi
de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel grave
personnage politique je disais. L'Administration elte
aussi a dû garder un singulier souvenir de ce finitas-
tique employé à crinière Mérovingienne, toujours le
dernier venu au bureau, le premier parti, et ne montant
|amais chez le duc que pour lui demander des congés;
avec cela d'un naturel indépendant, les mains nettes
ie toute cantate, et si peu inféodé à l'Empire que le
iour oii le duc Itd offrit d'entrer à son cabinet, le futur
attaché crut devoir déclarer avec une solennité juvé-
nile et touchante <c qu'il était Légitimiste. »
V —
c L'Impératrice Test aussi^ » répondit l'Excellenoe
en souriant d'un grand air impertinent et tranquille
C'est avec ce sourire-là que je l'ai toujours vu, sans
avoir besoin pour cela de regarder par le trou des
serrures; et c'est ainsi que je l'ai peint^ tel qu'il aimait
à se montrer^ dans son attitude de Bichelieu-BriimmeL
L'histoire s'occupera de Thomme d'État. Moi j'ai fait
voir^ en le mêlant de fort loin à la fiction de mon
drame, le mondain qu'il était et qu'il voulait être,
assure d'ailleurs que de son vivant il ne lui eût point
d^pln d'être présenté ainsi.
'^ Voilà ce que j'avais à dire. Et maintenant, ces décla-
rations faites en toute franchise, retournons bien vite
«n travail. On trouvera ma préface un peu courte et les
curieux j auront en vain cherché le piment attendu.
Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page, elle
est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont c^la
de mauvais surtout qu'elles vous empêchent d'écrire
des livres.
Alphonse DAUDET.
• *r
LE NABAB
LES MALADES DU DOCTEUS JENKINS
Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de
Lisbonne, rasé de frais, l'œil brillant, la lèvre entrou-
verte d'aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants
épandus sur un vaste collet d'habit, carré d'épaules,
robuste et sain comme un chêne, l'illustre docteur irlan-
dais Robert Jenkins, chevalier du Medjïdjié et de l'ordre
distingué de Charles III d'Espagne, membre de plusieurs
sociétés savantes ou bienfaisantes , président fondateur
de l'œuvre de Bethléem , Jenkins enfin , le Jenkins des
perles Jenkins à base arsenicale , c'est-à-dire le méde-
cin à là mode de l'année 1864, l'homme le plus occupé
de Paris, s'apprêtait à monter en voiture, un matin de
la fin de novembre, quand une croisée s'ouvrit au pre-
mier étage sur la cour intérieure de l'hôtel, et une voii
de femme dema.nda timidement :
« Rentrerez-vous déjeuner, Robert? »
Oh ) de quel bon et loyal sourire s'éclaira tout à coup
cette belle tète de savant et d'apôtre , et dans le tendre
1
LE NABAB.
:rplié
'.Tût
l'es
'"î'ûî
bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud
peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées,
comme on devinait bien une de ces passions conju-
gales, tranquilles et sûres, que Thabitude resserre de
toute la souplesse et la solidité de ses liens.
a Non, madame Jenkins... Il aimait & lui donner
ainsi publiquement, son titre d*épouse légitime, comme
s'il edt trouvé là une intime satisfaction, une sorte
d'acquit de conscience envers la femme qui lui ren-
dait la vie si riante... Non, ne m'attendez pas ce matin.
Je déjeune place Vendôme.
— Ah I oui... le Nabab, dit la belle madame Jenkins .^^^
avec une nuance très-gaarquée de respect pour ce per- ^^
sonnage des Mtlle et une Nuits dont tout Paris parlait ^'
depuis un mois; puis, après un peu d'hésitation, bien -^^
tendrement, tout bas, entre les lourdes tapiâseries, elle j'"^
chuchota rien que pour le docteur : ^^
— Surtout n'oubliez pas ce que vous m'avez promis. »
C'était vraisemblablement quelque chose de bien dif-
ficile à tenir, car aa rappel de cette promesse les sour-
cils de l'apôtre se fironcèrent, son sourire se pétrifia,
"^ toute sa figure prit une expressi(»i d'incroyable dureté ;
mais ce fut l'afiCaire d'un instant. Au chevet de leurs
riches malades, ces physionomies de médecins à la
mode deviennent expertes à mentir. Avec son air le
plus tendre, le {dus cordial , il répondit en montrant
une rangée de dents éblouissantes :
« Ce que j'ai promis sera fait, madame Jenkins.
Maintenant, rentrez vite et fermez votre croisée. La
brouillard est froid ce matin. »
Oui, le brouillard était, froid, mais blan& comme
de la vapeur de neige; et, tendu derrière les glaces
jy
LE NABAB.' 3
du grand coupé, il égayait de reflets doux le journal
déplié dans les mftins da doeteur. Là*bas, dans les
quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Paris
commerçant et ouvrier, on ne connaît pas cette jolie
brume matinale qui s'attarde aux grandes aveiittes; de
bonne heure Taetivité du réveil, le ira-et-fient des toî*
tores maraîchères, des omnibus, des lourds camionf
secouant leurs ferrailles, Tont vite hachée, effîloquée,
éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un
p^etot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des
gants grossiers frottés Tun contre l'autre. Elle imbibe
les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés sur les
jupes de travail; elle se fond à toutes les haleines,
chaudes dlnsomnie ou d'alcool, s'engouffre au fond
des estomacs vides, se répand dans les boutiques qu'on
ouvre^ les cours noires , le long des escaliers dont elle
inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes
sans feu. Voilà pçurquoi il en reste si peu dehors. Mais
dans cette portion de Paris espacée et grandiose , où
demeurait la clientèle de Jenkins , sur ces larges bou-
levards plantés d'arbres, ces quais déserts, le brouil-
lard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec
des légèretés et des floconnements de ouate. C'était
fermé, discret, presque luxueux, parce que le soleil
derrière cette paresse de son lever commençait à ré-
pandre des teintes doucement pourprées, qui donnaient
à là brume enveloppant jusqu'au faite les hôtels ali-
gnés, l'aspect d'une mousseline blanche jetée sur des
étoffes écarlates. On aurait dit un grand rideau abri-
tant le sommeil tardif et léger de la fortune, épais
rideau où rien ne s'entendait que le battement discret
d'une porte cochère, les mesures en fer-blanc des lai-
tiers-, les grelots d'un troupeau d'ânesses passant au
é LE NABAB.
grand trot suivies du souffle court et haletant Ide leur
berger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins
commençant sa tournée de chaque jour.
D'abord à Thôtel de Mora. C'était, sur le quai d'Or-
say, tout à côté de l'ambassade d'Espagne, dont les
longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magni-
fique palais ayant son entrée principale rue de Lille et
une porte sur le bord de l'eau. Entre deux hautes mu-
railles revêtues de lierre, reliées entre elles par d'impo-
sants arc? de voûte, le coupé fila eomme une flèche,
annoncé par deux coups d'un timbre retentissant qui
tirèrent Jenkins de l'extase où la lecture de son journsd
semblait l'avoir plongé. Puis les roues amortirent leur
bruit sur le sable d'une vaste cour et s'arrêtèrent,
après un élégant circuit, contre le perron de l'hôtel,
surmonté d'une large marquise en rotonde. Dans la
confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de
voitures rangées en ligne, et le long d!une avenue d'aca-
cias, tout secs en cette saison et nus dans leur écorce ,
les silhouettes de palefreniers anglais promenant à la
main les chevaux de selle du duc. Tout révélait un
luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.
« J'ai beau venir matin, d'autres arrivent toujours
avant moi, » se dit Jenkins en voyant la file où son
coupé prenait place; mais, certain de ne pas attendre,
U gravit, la tête haute , d'un air d'autorité tranquille,
ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant
d'ambitions frémissantes , d'inquiétudes aux pieds tré-
buchants.
Dès l'antichambre, élevée et sonore comme une
église, et que deux grands feux de bois, en dépit des
calorifères brûlant nuit et jour., emplissaient d'une vie
rayonnante, le luxe de cet intérieur arrivait par bouf-
LB NABAB. S
fées iièdes et capiteuses. Gela tenait à la fois de la serre
et de Tétuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des
boiseries blanches , des marbres blancs , des fenêtres
immenses, rien d'étouffé ni d'enfermé, et pourtant une
atmosphère égale faite pour entourer quelque existence
rare, afQnée et nerveuse. Jenkins s'épanouissait à ce
soleil factice de la richesse ; il saluait d'un « bonjour,
mes enfants » le suisse poudré , au large baudrier d'or,
les valets de pied en culotte courte, livrée or et bleu,
tous debout pour lui faire honneur, effleurait ;du doigt
la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et de
cabrioles, et s'élançait en sifflotant sur l'escalier de
marbre clair rembourré d'un tapis épais comme une
pelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis
nx mois qu'il venait à l'hôtel de Mora, le bon docteur
ne s'était pas encore blasé sur l'impression toute phy-
sique de gaieté, de légèreté que lui causait l'air de
cette maison.
Quoiqu'on fût chez le premier fonctionnaire de l'em-
pire, rien ne sentait iei l'administration ni ses cartons
de paperasses poudreuses. Le duc n'avait consenti à
accepter ses hautes dignités de ministre d'État, prési-
»dent du conseil, qu'à la condition de ne pas quitter son
hôtel ; il n'allait au ministère qu'une heure ou deux par
jour, le temps de donner les signatures indispensa-
bles, et tenait ses audiences dans sa chambre à cou-
cher. En ce moment, malgré l'heure matinale, le salon
était plein. On voyait là des figures graves, anxieuses,
des préfets de province aux lèvres rases, aux favoris
administratifs, un peu moins arrogants dans cette anti-
chambre que là-bas dans leurs préfectures, des magis-
trats, l'air austère , sobres de gestes, des députés aux
allures importantes, gros bonnets de la finance, usi-
1.
M
- .«^—^■^Plldd
(5 LE NABAB.
niera cossus et rustiques » parmi lesquels se détachait
çà et là la grêle tournure ambitieuse d*un substitution
d'un conseiller de préfecture, en tenue de solliciteur,
habit noir et cravate blanche; et tous, debout, assis,
groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du
regard cette haute porte fermée sur leur destin, par
laquelle ils sortiraient tout à Theure triomphants ou la
tète basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et
chacun suivait d'un œil d'envie ce nouveau venu que
l'huissier à chaîne, correct et glacial , assis devant une
table à côté de la porte, accueillait d'un petit sourire à
la fois respectueux et familier,
« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant
la chambre du duc.
Du bout des lèvres, non sans un Msement d'oeil
légèrement ironique , l'huissier murmura un nom qui,
s'ils l'avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts
personnages attendant depuis une heure que le costu-
mier de l'Opéra eût terminé son audience.
Un bruit de voix, un jet de lumière... Jenkins venait
d'entrer chez le duc; il n'attendait jamais, lui.
Debout, le dos à la cheminée , serré dans une veste
en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient
rme tète énergique et hautaine, le président du conseil
faisait dessiner sous ses yeux un costume da pîerrette
que la duchesse porterait à son prochain bal, et don-
nait ses indications avec la même gravité que s'il eût
dicté un projet de loi.
« Ruchez la fraise très-fln et ne ruchez pas les man-
chettes... Bonjour, Jenkins... Je suis à vous. i>
Jenkins s'inclina et fit quelques pas dans l'immense
chambre dont les croisées, ouvrant sur un jardin qui
allait jusqu'à la Seine, encadraient un des plus beaux
LE NÂBÂB. 7
aspects de Paris, les ponts," les Tuileries, le Louvre,
dans un entrelacement d^arbres noirs comme tracés à
L'encré de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un
large lit très-bas, élevé de quelques marches , deux ou
trois petits paravents de laque aux vagues et capri-
cieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes
et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussée
juscpi'à Texcès, des sièges divers-, chaises longues,
chauffeuses, répandus un peu au hasard, tous bas,
arrondis , de forme indolente ou voluptueuse , compo-
saient Tameublement de cette chambre célèbre où se
traitaient les plus graves questions et aussi les plus
légères avec le môme sérieux d'intonation. Au mur, un
beau portrait de la duchesse ; sur la cheminée, un buste
du duc, œuvre de Pélicia Ruys , qui avait eu au récent
Salon les honneurs d'une première médaille.
« Eh bienl Jenkins, comment va, ce matin? dit
l'Excellence en s'approchant, pendant que le costumier
ranaassait ses dessins de modes, épars sur tous les fau-
teuils.
— Et vous, mon cher duc? Je vous ai trouvé un peu
pUe hier soir aux Variétés.
— Allons donci Je ne me suis jamais si bien porté...
Yos perles me font un effet du diable... Je me sens une
vivacité, une verdeur... Quand je pense comme j'étais
fourbu il y a six mois. »
Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tète
sur la fourrure du ministre d'État, à l'endroit où le
cœur bat chez le commun des hommes. Il écouta un
moment pendant que l'Excellence continuait à parler
sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères
de sa distinction.
« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir? Ce
8 LE NABAB.
grand Tartare bronzé qui riait si fort sur le deyant de
votre avant-scène?...
— C'était le Nabab, monsieur le duc... Ce fameui
Jansoulet, dont il est tant question en ce moment.
— J'aurais dû m'en douter. Toute la salle le regar«
dait. Les actrices ne jouaient que pour lui... Vous le
connaissez ? Quel homme est-ce ?
— Je le connais... C'est-à-dire je le soigne... Merci,
mon cher duc, j'ai fini. Tout va bien par là... En arri-
vant à Paris, il y a un mois, le changement de climat
l'avait un peu éprouvé. Il m'a fait appeler, et depuis
m'a pris en grande amitié... Ce que je sais de lui, c'est
qu'il a une fortune colossale, gagnée à Tunis, au ser-
vice du»bey, un cœur loyal, une àme généreuse, où
les idées d'humanité...
— A Tunis?... interrompit le duc fort peu senti-
mental et humanitaire de sa nature... Alors, pourquoi
ce nom de Nabab ?
— Bahl les Parisiens n'y regardent pas de si près...
Pour eux, tout riche étranger est un nabab, n'importe
d'où il vienne... Celui-ci du reste a bien le physique de
l'emploi, un teint cuivré, des yeux de braise ardente,
de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne crains
pas de le dire, l'usage le plus noble et le plus intel-
ligent. C'est à lui que je dois, — ici le docteur prit un
air modeste, — que je dois d'avoir enfin pu constituer
l'œuvre de Bethléem pour l'allaitement des enfants,
qu'un journal du matin, que je parcourais tout à l'heure,
le Messager, je crois, appelle « la grande pensée phi-
lanthropîque du siècle. »
Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jen-
kins lui tendait. Ce n'était pas celui-là qu'on prenait
avec des phrases de réclame.
LE NABAB. 9
« n faut qu'il soit très-riche, ce M. Jansoulet, dit-il
froidement. Il commandite le théâtre de Gardailhac.
Monpavon lui fait payw ses dettes, Bois-l*Héry lui
monte une écurie, le vieux Schwalhach une galerie de
fléaux... C'est de l'argent, tout cela, »
Jenkins se mit à rire :
« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez
beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme
volonté de devenir Parisien, homme du monde, il vous
a pris pour modèle en tout, et je ne vous cache pas
qu'il voudrait bien étudier son modèle de plus près.
— Je sais, je sais... Monpavon m'a déjà demandé de
me l'amener... Mais je veux attendre, je veux voir...
Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il
faut se garder... Mon Dieu, je ne dis pas... Si je le ren-
contrais ailleurs que chez moi, au théâtre, dans un
salon...
— Justement madame Jenkins compte donner une
petite fête le mois prochain. Si vous vouliez nous faire
l'honneur...
— J'irai très-volontiers chez vous, mon cher docteur,
et dans le cas où votre Nabab serait là, je ne m'oppose-
rais pas à ce qu'il me fût présenté. »
A ce moment l'huissier de service entr'ouvrit la porte.
« M. le ministre de l'intérieur est dans le salon bleu...
Il n'a qu'un mot à dire à Son Excellence... M. le préfet
de police attend toujours en bas, dans la galerie.
— C'est bien, dit le duc, j'y vais... Mais je voudrais
en finir avant avec ce costume... Voyons, père chose,
qu'est-ce que nous décidons pour ces ruches? A revoir,
docteur... Rien à faire, n'est-ce pas, que continuer les
perles?
— Continuer les perles, dit Jenkins en saluant; et il
10 LE NABAB.
sortit, tout radieux des Àenx bonnes fortunes qui loi
arriTaieni en même temps, Thonneur de recerolr le duo
et le plaisir d'obliger son cher Nabab. Dans Tanti-
ehambre, la foule des solliciteurs qu^il traversa était
encore plus nombreuse qu*à s&n entrée; de nouyeaux
venus s'étaient joints aux patients de la première heure»
d'autres naontaieni l'escalier, affairés et tout pâles, et
dans la eour, les voitures eoiitînuaient à arriver, à se
ranger en cercle sur deux rangs, gravement, solennelle-
ment, pendant que la question des ruches aux man-
chettes se discutait là-haut avec non moins de solennité.
— Au cercle, dit Jenkins à son cocher. »
Le coupé roula le long des quais, repassa lee ponts,
gagna la place de la Concorde, qui n'avait déjà plue le
même aspect que tout à l'heure. Le brouillard s'écartait
vers le Garde-Meuble et le temple grec de la Madeleine,
laissant deviner çà et là l'aigrette blanche d'un jet d'eau,
l'arcade d'un palais, le haut d'une statue, les massi&
des Tuileries, groupés frileusement près des grilles. Le
voile non soulevé, mais déchiré par places, découvrait
des fragments d'horizon; et l'on voyait sur Tavenue
menant à l'Arc-de-Triomphe , des breaks passer au
grand trot, chargés de cochers et de maquignons, des
dragons de l'impératrice, des guides chamarrés et cou-
verts de fourrures s'en aller deux par deux en longues
files, avec un* cliquetis de mors, d'éperons, des ébroue-
ments de chevaux frais, tout cela s'éclairant d'un soleil
encore invisible, sortant du vague de l'air, y rentrant
par masses, comme une vision rapide du luxe matinal
de ce quartier.
Jenkins descendit à l'angle de la rue Royale. Du haut
en bas de la grande maison de jeu, les domestiques
LE NABAa 11
eîrciQaient, fleeouant les, tapis^ aérant les salons ou
flottait la buée des cigares, où des monceaux de cendre
fine tout embrasée s'écroulaient au fond des cheminées,
tandis que sur les tabks vertes, encore frémissantes des
parties de la nuit, brùlabnt quelques flambeaux d'ar-
got dont la flamme montait toute droite dans la lu-
mière blafarde du grand jour. Le bruit, le Ya-etrvient
s'arrètai^it au troisième étage, où quelques membres
du cercle avaieni leur appartemenL De ce nombre
était le marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se
rendait
a Gommeatl c'est yous, docteur?.». Diable em-
portel... QueUe heure est-il donc?... Suis pas visible.
— Pas même pour le médecin?
— Ohl pour personne... Question de tenue, mon
eh^... C'fest égal» entrez tout de même... Chaufferez les
pieds un momentt pendant que Frands finit de me coif-
fer. »
Jenkins pénétra dans la chambre à coucher, banale
comme tous les garnis, et s'approcha du feu sur lequel
ehauflaient des fers à friser de toutes les dimensions,
tandis que dans le laboratoire à côté, séparé de la
chambre par une tenture algérienne, le marquis de
Monpavoii s'abandonnait aux manipulations de son
valet de chambre. Des odeurs de patchouli', de cold-
cream, de corne et de poils brûlés s'échappaient de
l'espace restreint; et de temps en temps, quand Fran-
cis valait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une im-
mense toilette chargée de mille petits instruments
d'ivoire, de nacre et d'acier, limes, ciseaux, houppes et
brosses, et flacons, de godets, de cosmétiques, étique-
tés, rangés, alignés, et parmi tout cet étalage, mal-
adroite et déjà tremblante, une main de vieillard»
IS LE NABAB.
sèche et longue, soignée aux .ongles comme celle d*an
peintre japonais, qui hésitait au milieu de ces quincail-
leries menues et de ces faïences de poupée.
Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la
plus compliquée de ses occupations du matin, Monpavon
causait avec le docteur, racontait ses malaises, le bon
effet des perles, qui le rajeunissaient, disait-il. Et de
loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc
de Mora, tellement il lui avait pris ses façons de parler.
C'étaient les mêmes phrases inachevées, terminées en
« ps... ps... ps... » du bout des dents, des « machin, »
des « chose, » intercalés à tout propos dans le discours,
une sorte de bredouillement aristocratique, fatigué,
paresseux, où se sentait un mépris profond pour Tari
vulgaire de la parole. Dans Tentourage du duc, tout le
monde cherchait à imiter cet accent, ces intonations
dédaigneuses avec une affectation de simplicité.
Jenkins, trouvant la séance un peu longue, s'était
levé pour partir :
« Adieu, je m'en vais... On vous verra chez le Nabab?
— Oui, je compte y déjeuner... promis de lui amener
chose, machin, comment donc?... Vous savez, pour
notre grosse affaire... ps... ps... ps... Sans quoi dispen-
serais bien d'y aller... vraie ménagerie, cette mai-
son-là... »
L'Irlandais, malgré sa bienveillance, convint que la
société était un peu mêlée chez son ami. Mais quoi I II
ne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre
homme.
« Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon
avec aigreur... Au lieu de consulter les gens d'expé-
rience... ps... ps... ps... premier écornifleur venu. Avez-
Vous vu cheiaux que BoisTHéry lui a fait acheter)
LE NABAB. 13
De la roustissure, ces bêtes-là. Et il les a payées vingt
mille francs. Parions que Bois-FEéry les a eues pour
six mille.
— Oh ! fi donc... un gentilhomme! » dit Jenkins
avec rindignation d'une belle âme se refusant à croir«
au mal.
Monpavon continua sans avoir l'air d'entendre :
« Tout ça parce que les chevaux sortaient de l'écurie
de Mora.
— C'est vrai que le duc lui tient au cœur, à ce cher
Nabab. Aussi je vais le rendre bien heureux en lui ap-
prenant... »
Le docteur s'arrêta, embarrassé.
« En lui apprenant quoi, Jenkins? »
Assez penaud, Jenkins dut avouer qu'il avait obtenu
de Son Excellence la permission de lui présenter son
ami Jansoulet. A peine eut-il achevé sa phrase, qu'un
long spectre, au visage flasque, aux cheveux, aux favoris
multicolores, s'élança du cabinet dans la chambre, croi-
sant de ses deux mains sur un cou décharné mais trèa-
droit un peignoir de soie claire a pois violets, dont il
s'enveloppait comme un bonbon dans sa papillote. Ce
que cette physionomie héroï-comique avait de plus sail-
lant, c'était un grand nez busqué tout luisant de cold-
cream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair
pour la paupière lourde et plissée qui le recouvrait. Les
malades de Jenkins avaient tous ce regard-là.
Vraiment il fallait que Mcnpavon fût bien ému pour
se montrer ainsi dépourvu de tout prestige. En effet,
les lèvres blanches, la voix changée, il s'adressa au
docteur vivement, sans zézayer cette fois, et tout d'un
trait :
« Ah ça l mon cher, pas de farce entre nous, n'est ce
U LE NABAB.
pas?... Nous nous sommes rencontrés tous les deux de-
vant la même écuelle ; mais je vous laisse votre part,
j'entends que vous me laissiez la mienne. » Et Tair
étonné de Jenkins ne Tarrêta pas. « Que ceci soit dit
une fois pour toutes. J*ai promis au Nabab de le pré-
senter au duc, ainsi que je yous ai présenté jadis. Ne
vous mêlez donc pas de ce qui me regarde seul. »
Jenkins mit la main sur son cœur, protesta de son
innocence. Il n'avait jamais eu Tintention... Certaine-
ment Monpavon était trop Tami du duc, pour qu'un
autre... Gomment avaii-il pu supposer?...
« Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus
calme mais toujours froid. J'ai voulu seulement avoir
une explication très-nette avec vous à ce sujet. »
L'Irlandais lui tendit sa main large ouverte.
« Mon xîher marquis, les explications sont toiyoun
nettes entre gens d'honneur.
— D'honneur est un grand mot, Jenkins... Disons
gens de tenue^.. Gela suf&t. »
Et cette tenue, qu'il invoquait comme suprême frein
de conduite, le rappelant tout à coup au sentiment de
sa comique situation, le marquis offrit un doigt à la
poignée de main démonstrative de son ami et repassa
dignement derrière son rideau, pendant que l'autre s'en
allait, pressé de reprendre sa tournée.
Quelle magnifique clientèle il avait, ce Jenkins 1 Bien
que des hôtels princiers, des escaliers chauffés, chargés
de fleurs à tous leurs étages, des alcôves capitonnées et
soyeuses, où la maladie se faisait discrète, élégante, où
rien ne sentait cette main brutale qui jette sur un lit de
misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mou-
rir. Ge n'était pas à vrai dire des malades, ces clients du
'LE NABAB. 15
docieor irlandais. On n'mi aurait pas Vouin dans un
bospiee. Leurs organes n'ayant pas même la forée d'une
secousse, le siège de lear mal ne se trouvait nulle part,
et le médecin penché sur eux aurait cherché en Tain la
palpitation d'une souffrance dans ces corps que l'iner-
tie, le silence de la mort habitaient déjà. C'étaient des
épuisés, des exténués, des anémiques, brûlés par une
Tie absurde, mah la trouvant si bonne encore qu'ils
B*achamaient à la prolonger. Et les perles Jenkins deve-
naient fameuses justement pour ce coup de fouet donné
aux existences surmenée»-
« .Docteur, je vous en conjure , que j'aille au bal ce
soiri » disait la jeune femme anéantie sur sa chaise
longue et dont la voix n'était plus qu'un souffle.
— Tous irez, ma chère enfant. »
M elle y allait, et jamais elle n'avait paru plus belle.
« Docteur, à tout prix, dussé-je en mourir, il faut que
demain matin je sois an conseil des ministres. »
U y était, et il en rapportait un triomphe d'éloquence
et de diplomatie ambitieuse. Après... ohl après, par
«xemple... Mais n'importe! jusqu'au dernier jour, les
clients de Jenkins circulaient, se montraient, trompaient
l'égoisme dévorant de la foule. Us mouraient debout, en
gens du monde.
Après mille détours dans la Ghaussée-d'Antin , les
Qiamps-Élysées, après avoir visité tout ce qu'il y avait
de millionnaire ou de titré dans le faubourg Saintr
Honoré, le médecin à la mode arriva à l'angle du Gours-
la-Reine et de la rue François i«', devant une façade
arrondie qui' tenait le coin du quai, et pénétra au rez-
de-chaussée dans un intérieur qui ne ressemblait en rien
à ceux qu'il traversait depuis le matin. Dès l'entrée, des
tapisseries couvrant les murs, de vieux vitraux coupant
16 LE NABAB.
de lanières de plomb un jour discret et mélangé, un
saint gigantesque en bois sculpté qui faisait face à un
monstre japonais aux yeux saillants, au dos couvert
d*écailles finement tuilées, indiquaient le goût imagi«
natif et curieux d*un artiste. Le petit domestique qui
vint ouvrir tenait en laisse un lévrier arabe plus grand
que lui.
« Madame Constance est à la messe, dit-il, et made-
moiselle est dans Tatelier, toute seule... Nous travaillons
depuis six heures du matin, » ajouta Tenfant avec un
bâillement lamentable que le chien attrapa au vol et
qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose aux dents
aiguës.
Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement
dans la chambre du ministre d'État, tremblait un peu
en soulevant la tenture qui masquait la porte de Tatelier
restée ouverte. C'était un superbe atelier de sculpture,
dont la façade en coin arrondissait tout un côté vitré,
bordé de pilastres, une large baie lumineuse opalisée
en ce moment par le brouillard. Plus ornée que ne le
sont d'ordinaire ces pièces de travail, que les souillurea
du plâtre, les ébauchoirs, la terre glaise, les flaques
d'eau font ressembler à des chantiers de maçonnerie,
celle-ci ajoutait un peu de coquetterie à sa destination
artistique. Des plantes vertes dans tous les coins, quel-
ques bons tableaux accrochés au mur nu, et ça et là —
portées par des consoles en chêne — deux ou trois
œuvres de Sébastien Ruys, dont la dernière, exposée
après sa mort, était couverte d'une gaze noire.
La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, la fille du
célèbre sculpteur, connue déjà elle-même par deux
chefs-d'œuvre, le buste de son père et celui du duc de
Mora, se tenait au milieu de l'atelier, en train de mo-
LE NABAB. 17
deler une figure. Serrée dans une amazone de drap bleu
à longs plis, un fichu de Chine roulé autour de son cou
comme une cravate de garçon, ses cheveux noirs et fins,
groupés sans apprêt sur la forme antique de sa petite
tête, Félicia travaillait avec une ardeur extrême, qui
ajoutait à sa beauté la condensation, le resserrement de
tous les traits d'une expression attentive et satisfaite.
Hais cela changea tout de suite à Tarrivée du docteur.
« Ah ! c'est vous, » dit-elle brusquement, comme
éveillée d*un téve... « On a donc sonné?... Je n*avais
pas entendu. »
Et dans Tennui, la lassitude répandus subitement sur
cet adorable visage, il ne resta plus d'expressif et de
brillant que les yeux, des yeux où Téclat factice des
perles Jenkins s'avivait d'une sauvagerie de nature.
Ohl comme la voix du docteur se fit humble et con-
descendante en lui répondant :
a Votre travail vous absorbe donc bien, ma chère
Félicia?... C'est nouveau ce que vous faites là?... Cela
me parait très-joli. »
Il s'approcha de l'ébauche encore informe, d'où sor-
tait vaguement un groupe de deux animaux, dont un
lévrier qui détalait à fond de train avec une lancée vrai-
ment extraordinaire.
« L'idée m'en est venue cette nuit.,. J'ai commencé
à travailler à la lampe... C'est mon pauvre Kadour qui
ne s'amuse pas , » dit la jeune fille en regardant d'uo
air de bonté caressante le lévrier à qui le petit domes-
tique essayait d'écarter les pattes pour les remettre à la
pose.
Jenkins remarqua paternellement qu'elle avait tort
de se fatiguer ainsi, et lui prenant le poignet avec dei
précautions ecclésiastiques :
18 LE NABAB.
a Voyons, je suis sûr que vous avez la fièvre. »
Au contact de cette main sur la sienne, Félicia eut u
mouvement presque répulsif.
«Laissez... laissez... vos perles n*y peuvent rien...
Quand je ne travaille pas, je m*ennuie ; je m'ennuie à
mourir, je m*ennuîe à tuer ; mes idées sont de la couleur
de cette eau qui coule là-bas, saumâtre et lourde... Com-
mencer la vie, et en avoir le dégoût! C'est dur... J'en
suis réduite à envier ma pauvre Constance, qui passe
ses journées sur sa chaise, sans ouvrir la bouche, mais
en souriant toute seule au passé dont elle se souvient*..
Je n'ai pas même cela, moi, de bons souvenirs à rumi-
ner... Je n'ai que le travail... le travail! »
Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantôt
avec l'ébauchoir, tantôt avec ses doigts, qu'elle essuyait
de temps en temps à une petite éponge posée sur la
selle de bois soutenant le groupe ; de telle sorte que ses
plaintes, ses tristesses, inexplicables dans une bouche
de vingt ans et qui avait au repos la pureté d'un sourire
grec, semblaient proférées au hasard et ne s'adresser à
personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, trou-
blé, malgré l'attention évidente qu'il prêtait à l'ouvrage
de l'artiste, ou plutôt à l'artiste elle-même, à la grâce
triomphante de cette fille, que sa beauté semblait avoir
prédestinée à l'étude des arts plastiques.
Gênée par ce regard admiratif au'elle sentait posé sur
elle, Félicia reprit :
« A propos, vous savez que je l'ai vu, votre Nabab...
On me l'a montré vendredi dernier à l'Opéra.
— Vous étiez à l'Opéra vendredi?
— Oui... Le duc m'avait envoyé sa loge. »
Jenkins changea de couleur.
« J'ai décidé Constance à m'accpmpagner. C'était l
LE NABAB. If
première fois depuis yingt-cinq ans, depuis sa représen-
tation d'adieu, (fa'eile entrait à l*Opéra. Ça lui a fait un
effet. Pendant le ballet surtout, elle tremblait, elle
rayonnait, tous ses anciens triomphes pétillaient dans
ses yeux. Estron heureux d'avoir des émotions pareilles. . .
Un vrai type, ce NabaË. Il faudra que tous me rame-
niez. C'est une tête qui m'amuserait àfkire.
— Lui, mais il est affreux!... Vous ne l'avez pas bien
regardé.
— Parfaitement, au contraire. Il était en face de
nous... Ce masque d'Éthiopien blanc serait superbe
en marbre. Et pas banal, au moins, celui-là... D'ail-
leurs, puisqu'irest si laid que ça, vous ne serez pas aussi
malheureux que l'an dernier quand je faisais le buste
de Mora... Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins,
à cette époque 1
— Pour dix années d'existence, murmura Jenkins
d'une voix sombre, je ne voudrais recommencer ces
moments-là... Mais cela vous amuse, vous, de voir
souffrir.
— Vous savez bien que rien ne m'amuse, » dit-elle
en haussant les épaules avec une impertinence suprême.
Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle
s'enfonça dans une de ces activités muettes par les-
quelles les vrais artistes échappent à eux-mêmes et à
tout ce qui les entoure.
Jenkins fit quelques pas dans l'atelier, très-ému, la
lèvre gonflée d'aveux qui n'osaient pas sortir, commença
deux ou trois phrases demeurées sans réponse; enfin,
se sentant congédié, il prit son chapeau et marcha vers
ia pofte.
« Ainsi, c'est entendu... U faut vous l'amener,
— Qui donc?
tO LE NABAB.
— Mais le Nabab. . . G*est vous qai a rinstant même...
— Ah I oui... fit Tétrange personne dont les caprices
ne duraient pas longtemps, amenez-le si vous voulez ;
je n'y tiens pas autrement. »
Et sa belle voix morne, oh quelque chose semblait
brisé, Tabandon de tout son être disaient bien que
c'était vrai, qu'elle ne tenait à rien au monde.
Jenkins sortit de là très-troublé le front assombri.
Mais, sitôt dehors, il. reprit sa physionomie riante et
cordiale, étant de ceux qui vont masqués dans les rues.
La matinée s'avançait. La brume, encore visible aux
abords de la Seine, ne flottait plus que par lambeaux
et donnait une légèreté vaporeuse aux maisons du quai,
aux bateaux dont on ne voyait pas les roues, à l'ho-
rizon lointain dans lequel le dôme des Invalides planait
comme un aérostat doré dont le filet aurait secoué des
rayons. Une tiédeur répandue, le mouvement du quar-
tier disaient que midi n'était pas loin, qu'il sonnerait
bientôt au battant de toutes les cloches.
Avant d'aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtcmt
une autre visite à faire. Mais celle-là paraissait l'en-
nuyer beaucoup. Enfin, puisqu'il l'avait promis I Et ré-
solument : '
« 68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes, » dit-il en sau-
tant dans sa voiture.
Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l'adresse deux
fois ; le cheval lui-même eut une petite hésitation,
comme si la bête de prix, la fraîche livrée se fuss^ent
révoltés à l'idée d'une course dans un faubourg aussi
lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant
où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout
de même, sans encombre, au bout d'une rue provin-
ciale, inachevée, et à la dernière de ses bâtisses, un im-
LE NABAB. ftl
meuble à cinq étages, que la rue semblait a^oir envoyé en
reconnaissance pour savoir si elle pouvait continuer de
ce côté, isolé qu'il était entre des terrains vagues atten-
dant des constructions prochaines ou remplis de maté-
riaux de démolitions, avec des pierres de taille, de
vieilles persiennes posées sur le vide, desais moisis dont
les ferrures pendaient, immense ossuaire de tout un
quartier abattu.
D'innombrables écriteaux se balançaient au-dessus de
la porte décorée d*un grand cadre de photographies
blanc de poussière, auprès duquel Jenkins resta un mo-
ment en arrêt. L'illustre médecin était-il donc venu si
loin pour se faire faire un portrait-carte ? On aurait pu le
croire, à l'attention qui le retenait devant cet étalage,
dont les quinze ou vingt photographies représentaient
la même famille en des allures, des poses et des expres-
sions différentes : un vieux monsieur, le menton soutenu
par une haute cravate blanche, une serviette de cuir
tfous le bras, entouré d'une nichée déjeunes filles coiffées
en nattes ou en boucles, de modestes ornements sur
leurs robes noires. Quelquefois le vieux monsieur n'avait
posé qu'avec deux de ses fillettes ; ou bien une de ces
jeunes et jolies silhouettes se dessinait, solitaire, le
coude sur une colonne tronquée, la tète penchée sur un
livre, dans une pose naturelle et abandonnée. Mais en
somme c'était toujours le même motif avec des variant
tes, et il n'y avait pas dans la vitrine d'autre mon-
sieur que le vieux monsieur à cravate blanche, pas
d'autres figures féminines que celles de ses nombreuses
filles.
a Les ateliers dans la maison, au cinquième, » disait
une ligne dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura
de l'œil la distance qui séparait le sol du petit balcon
88 LE NABAB.
là-haut, près des nuages ; puis il se décida à entrer.
Dans le couloir. Il se croisa avec une cravate blanche et
une majestueuse serviette en cuir, évidemment le^ vieux
monsieur de Tétalage. Interrogé, celui-ci répondit que
M. Maranne habitait en effet le cinquième : « Mais,
ajouta-l-il avec un sourire engageant, les étages ne sont
pas hauts. » Sur cet encouragement, l'Irlandais se
mit à monter un escalier étroit et tout neuf avec des
paliers pas plus grands qu'une marche, une seule
porte par étage, et des fenêtres coupées qui lais-
saient voir une cour aux pavés tristes et d'autres cages
d'escalier, toutes vides ; une de ces affreuses maisons
modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs
sans le sou et dont le plus grand inconvénient consiste
en des cloisons minces qui font vivre tous les habitants
dans une communauté de phalanstère. En ce moment,
l'incommodité n'était pas grande, le quatrième et le
cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si
les locataires y étaient tombés du ciel.
' Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en
euivre annonçait « M. Joyeuse, expert en écritures, » le
docteur entendit un bruit de rires frais, déjeunes ba-
vardages, de pas étourdis qui Taccompagnèrentjusqu'au-
dessus, jusqu'à l'établissement photographique.
C'est une des surprises de Paris que ces petites indus-
tries perchées dans des coins et qui ont l'air de n'avoir
aucune communication avec le dehors. On se demande
comment vivent les gens qui s'installent dans ces
métiers-là, quelle providence méticuleuse peut envoyer
par exemple des clients à un photographe logé au cin-
quième dans des terrains vagues, tout en haut de la rue
Saint-Ferdinand, ou des écritures à tenir au comptable
du dessous. Jenkins, en se faisant cette réflexion, sourit
LE NABAB. S8
de pitié, puis entra tout droit comme Vy invitait Vin"
Bcription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on
Q*abusait guère de la permission... Un grand garçon à
lunettes, en train d*écrire sur une petite table, les jam-
bes entortillées d'une couverture de voyage, se leva pré-
cipitamment pour venir au-devant du visiteur que sa
myopie FaTait empêché de reconnaître.
<t Bonjour, André... dit le docteur tendant sa main
loyale.
— Monsieur Jenkins !
— Tu vois, je suis bon enfant comme toujours... Ta
conduite envers nous, ton obstination à vivre loin de tes
parents commandaient & ma dignité une grand^réserve ;
mais ta mère a pleuré. Et me voilà. »
Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier,
dont les murs nus, les meubles rares, l'appareil pho-
tographique tout neuf, la petite cheminée à la prus-
sienne, neuve aussi, et n'ayant jamais vu le feu, s'éclai-
raient désastreusement sous lalumière droite qui tombait
du toit de verre. La mine tirée, la barbe grêle du jeune
homme, à qui la couleur claire de ses yeux, la hauteur
étroite de son front, ses cheveux longs et blonds rejetés
en arrière donnaient l'air d'un illuminé, tout s'accen-
tuait dans le jour cru ; et aussi l'âpre vouloir de ce re-
gard limpide qui fixait Jenkins froidement et d'avance
opposait à toutes ses raisons, à toutes ses protestations,
une invincible résistance.
Hais le bon Jenkins feignait de ne pas s'en apercevoir :
« Tu le sais, mon cher André... Du jour où j'ai
épousé ta mère, je t'ai regardé comme mon fils. Je
comptais te laisser mon cabinet, ma clientèle, te mettre
le pied dans un étrier doré, heureux de te voir suivre une
carrière consacrée au bien de l'humanité... Tout à coup
*
M LE NABAB.
sans dire pourquoi, sans te préoccuper de Teffét qu'une
pareille rupture pourrait avoir aux yeux du monde, tu
t'es écarté de nous, tu as laissé là tes études, renoncé à
ton avenir pour te lancer dans je ne sais quelle vie dé-
coûtée, entreprendre un métier ridicule, le refuge et le
prétexte de tous les déclassés.
— Je fais ce métier pour vivre... C'est un gagne-pain
en attendant.
— En attendant quoi ? la gloire littéraire ? »
Il regardait dédaigneusement le griffonnage épars
sur la table.
« Mais tout cela n'est pas sérieux, et voici ce que je
viens te «dire : une occasion s'offre à toi, une porte
à deux battants ouverte sur l'avenir... L'œuvre de
Bethléem est fondée... Le plus beau de mes rêves hu-
manitaires a pris corps... Nous venons d'acheter une
superbe villa à Nanterre pour installer notre premier
établissement. C'est la direction, c'est la surveillance de
cette maison que j'ai songé à te confier comme à un
autre moi-même. Une habitation princière, des appoin-
tements de chef de division et la satisfaction d'un ser-
vice rendu à la grande famille humaine... Dis un mot et
je t'emmène chez le Nabab, chez l'homme au grand
cœur qui fait les frais de notre entreprise... Acceptes-tu ?
— Non, dit l'autre si sèchement que Jenkins en fut
décontenancé.
— C'est bien cela... Je m'attendais à ce refus en ve
nant ici, mais je suis venu quand même. J'ai pris-pour
devise : « Faire le bien sans espérance. » Et je reste
fidèle à ma devise... Ainsi, c'est entendu... tu préfères
à l'existence honorable, digne, fructueuse qut je vient
te proposer une vie de hasard sans iBsue et sans di*
gnité.,, »
LE NABAB. S9
Andr6 ne répondit rien ; mais son silence parlait
pour lui.
« Prends garde... tu sais ce qu*entraînera cette déci*
sien, un éloignement définitif^ mais tu Tas toujours
désiré... Je n'ai pas besoin de te dire, continua Jenkins»
que briser avec moi, c*est rompre aussi avec ta mère.
Elle et moi ne faisons qu*un. »
Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puis dil
avec effort :
« S'il plaît à ma mère de venir me voir ici, j'en serai
certes bien heureux... mais ma résolution de sortir de
chez vous, de n'avoir plus rien de commun avec vous
est irrévocable.
— Et au moins diras-tu pourquoi? »
Il fit signe que a non, » qu'il ne le dirait pas.
Pour le coup, l'Irlandais eut un vrai mouvement de
colère. Toute sa figure prit une expression sournoise,
farouche, qui aurait bien étonné ceux qui ne connais-
saient que le bon et loyal Jenkins ; mais il se garda bien
d'aller plus loin dans une explication qu'il craignait
peut-être autant qu'il la désirait.
« Adieu, fit-il du seuil en retournant à demi la tète...
Et ne vous adressez jamais à nous.
— Jamais... répondit son beau-fils d'une voix ferme. »
Cette fois, quand le docteur eut dit à Joë: « place Yen-
dôme, » le cheval, comme s'il avait compris qu'on allait
chez le Nabab, agita fièrement ses gourmettes étince-
lantes, et le coupé partit à fond de train, transformant
en soleil chaque essieu de ses roues... « Venir si loin
pour chercher une réception pareille I Une célébrité du
temps traitée ainsi par ce bohème I Essayez donc de
faire le bien I... » Jenkins écoula sa colère dans un long
monologue de ce genre : puis tout à coup se secouant :'
3
M LE NABAB.
« Ah! bah... % Et ce qui restait de soucieiix à son
front se dissipa vite sur le trottoir de la place Yendôme.
Midi sonnait partout dans le soleil. Sorti de son rideau
de brume, Paris luxueux, réveillé et debout, commeu-
çait sa journée tourbillonnante. Les vitrines de la rue
de la Paix resplendissaient. Les hôtels de la place pa-
raissaient s^aligner fièrement pour les réceptions dV
pr$s-midi ; et, tout au bout de la me Castiglione aux
blanches arcades,, les Tuileries, sous un beau rayon
d'hiver, dressaient des statues grelottantes, roses de
^roid. dans le déntîment des quinconces.
li
UM DEJEUNER PLACE VENDOMK
Os n'étaient guère plus d'une vingtaine ce matîn-R
dans la salle à manger du Nabab, une salle à manger
en chêne sculpté, sortie la veille de chez quelque grand
tapissier, qui du môme coup avait fourni les quatre sa-
lons en enfilade entrevus dans une porte ouverte, let
tentures du plafond, les objets d'art, les lustres, jus-
qu'à la vaisselle plate étalée sur les dressoirs, jusqu'aux
domestiques qui servaient. C'était bien l'intérieur im^
provisé, dès la descente du chemin de fer, par un gi-
gantesque parvenu pressé de jouir. Quoiqu'il n'y eùi
pas autour de la table la moindre robe de femme, un
bout d'étoffe claire pour l'égayer, l'aspect n'en étail
pas monotone, grâce au disparate, à la bizarrerie des
convives* des éléments de tous les mondes, des échan-
tillons d'humanité détachés de toutes les races, en
Frsuice, en Europe, dans l'univers entier, du haut en
b^ de l'échelle sociale. D'abord, le maître du logis,
espèce de géant, — tanné, hàlé, safrané, la tète dans
les épaules, «— à qui son nez court et perdu dans la
bouffissure du visage, ses cheveux crépus massés
eomme un bonnet d'astrakan sur un front bas et têtu»
28 LE NABAB.
ses sourcils en broussailles avec des yeux de chapard
embusqué, donnaient l'aspect féroce d'un Kalmouck,
d'un sauvage de frontières, vivant de guerre et de ra-
pines. Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue
€t double, qu'un sourire adorable de bonté épanouis-
sait, relevait, retournait tout à coup, tempérait d'une
expression à la saiiit Vincent de Paul cette laideur fa-
rouche, cette physionomie si originale qu'elle en ou-
bliait d'être commune. Et pourtant Textraciion infé-
rieure se trahissait d'autre façon par la voix, une voix
de marinier du Rhône, éraillée et voilée, où l'accent
méridional devenait plus grossier que dur, et deux
mains élargies et courtes, phalanges velues, doigts car-
rés et sans ongles, qui, posées sur la blancheur de k
nappe, parlaient de leur passé avec une éloquence gê-
nante. En face, de l'autre côté de la table, dont il était
un des commensaux habituels, se tenait le marquis de
Monpavon, mais un Monpavon qui ne ressemblait en
rien au spectre maquillé, aperçu plus haut, un homme
superbe et sans âge, grand nez majestueux, prestance
seigneuriale, étalant un large plastron de linge imma-
culé, qui craquait sous l'effort continu de la poitrine à
se cambrer en avant, et se bombait chaque fois avec le
bruit d'un dindon blanc qui se gonfle, ou d'un paon
qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait bien.
De grande famille, richement apparenté, mais ruiné
par le jeu et les spéculations, l'amitié du duc de Mora
lui avait valu une recette générale de première classe.
Malheureusement sa santé ne lui avait pas permis de
garder ce beau poste, — les gens bien informés disaient
que sa santé n'y était pour rien, — et depuis un an il
vivait à Paris, attendant d'être guéri, disait-il, pour
reprendre sa position. Les mêmes gens assuraient qu'il
LE NABAB. 89
ne la retrouverait jamais, et que môme, sans de hautes
protections... Du reste, le personnage împortaint du
déjeuner ; cela se sentait à la façon dont les domesti-
ques le servaient, dont le Nabab le consultait, rappe-
lant a monsieur le marquis, » comme à la Comédie-
Française, moins encore par déférence que par fierté,
pour rhonneur qui en rejaillissait sur lui-même. Plein
de dédain pour Tentourage, M. le marquis parlait peu,
de très-haut, et comme en se penchant vers ceux qu'il
honorait dé sa conversation. De temps en temps, il
jetait au Nabab, par-dessus la table, quelques phrases
énigmatiques pour tous.
« J*ai vu le duc hier... M*a beaucoup parlé de
▼ous à propos de cette affaire... Vous savez, chose...
machin... Gomment donc?
— Vraiment?... Il vous a parlé de moi? » Et le bon
Nabab, tout glorieux, regardait autour de lui avec des
mouvements de tète tout à fait risibles, ou bien il pre-
nait Fair recueilli d'une dévote entendant nommer
Notre-Seigneur.
— Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer
dans la... ps... ps... ps... dans la chose.
— Elle vous Ta dit?
— Demandez au gouverneur... Ta entendu comme
moi. »
Celui qu'on appelait le gouverneur, Paganetti de son
vrai nom, était un petit homme expressif et gesticu-
lant, fatigant à regarder, tellement sa figure prenait
d'aspects divers en une minute. Il dirigeait la Caisse ter^
Htoriale de la Corse, une vaste entreprise financière, et
venait dans la maison pour la première fois, amené
par Monpavon ; aussi occupait-il une place d'honneur.
De l'autre côté en Nabab, un vieux, boutonné jusqu'au
s.
9P LE NABAB.
mentop dans une redingote sans revers à collet droll
comme une tunique orientale, la face tailladée de mille
petites éraillures, une moustache blanche coupée mili-
tairement. C'était Brahim-Bey^ le plus vaillant colonel
de la régence de Tunis, aide de camp de Tancienbey qui
avait fait Infortune de Jansoulet. Les exploits glorieux
de ce guerrier se montraient écrits en rides, en flétris*
sures de débauche, sur sa lèvre inférieure sans ressort,
comme détendue, ses yeux sans cils, brûlés et rouges.
Une de ces tètes qu'on voit au banc des accusés dans les
affaires à huis clos. Les autres convives s'étaient assis
pèle-mèle, au hasard de l'arrivée, de la rencontre, car
le logis s'ouvrait à tout le monde, et le couvert était
mis chaque matin pour trente personnes.
Il y avait là le dire.cteur du théâtre que le Nabab
commanditait, Gardailhac, renommé pour son esprit
presque autant que pour ses faillites, ce merveilleux
découpeur qui, tout en détachant les membres d'un
perdreau, préparait un de ses bons mots et le déposait
avec une aile dans l'assiette qu'on lui présentait. C'était
un ciseleur plutôt qu'un improvisateur, et la nouvelle
manière de servir les viandes, à la russe et préalable-
ment découpées, lui avait été fatale en lui enlevant tout
prétexte à un silence préparatoire. Aussi, disait-on gé-
néralement qu'il baissait. Parisien, d'ailleurs, dandy
jusqu'au bout des ongles, et, com^e il s'en vantait lui-
même, « pas gros comme ça de superstition par tout le
corps, » ce qui lui permettait de donner des détails
très-piquants sur les femmes de son thâtre à Brahim-
Bey, qui l'écoutait comme on feuillette un mauvais
livre, et de parler théologie au jeune prêtre son plus
proche voisin, un curé de quelque petite bourgade mé-
ridionale, maigre et le teint brûlé comme le drap de sa
L8 NABAB. 81
soata&6, aT6c les pommettes ardentes, le nez pointa,
tout en avant des ambitieux , et disant à Gardailhac,
très-haut, sur un ton de protection, d*aatorit6 sacer»
dotale :
« Nous sommes très-contents de M. Guisot... H va
bien, il vatrôs-bien... c*est une conquête pour l'Église. »
A côté de ce pontife au rabat ciré, le vieux Schwal-
bach, le fameux marchand de tableaux, montrait sa
barbe de prophète, jaunie par places comme une toison
malpropre, ses trois paletots aux tons moisis, toute cette
tenue lâchée et négligente qu*on lui pardonnait au
nom de l'art, et parce qu'il était de bon goût d'avoir
chez soi, dans un temps où la manie des galeries
remuait déjà des millions, l'homme le mieux placé
pour ces transactions vaniteuses. Schwalbach ne par-
lait pas, se contentant de promener autour de lui son
énorme monocle en forme de loupe et de sourire dans
sa barbe devant les singuliers voisinages^ que faisait
cette tablée unique au monde. C'est ainsi que M. de Mon-
pavon avait tout près de lui — et il fallait voir comme la
courbe dédaigneuse de son nez s'accentuait à chaque
regard dans cette direction — le chanteur Garrigou, un
« pays » de Jansoulet, ventriloque distingué, qui chan-
tait Figaro dans le patois du Midi et n'avait pas son
pareil pour les imitations d'animaux. Un peu plus loin,
Gabassu, un autre « pays, » petit homme court et
trapu, au cou de taureau, aux biceps michelangesques,
qui tenait à la fois du coiffeur marseillais et de l'her-
cule de foire, masseur, pédicure, manicure, et quelque
peu dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avec
l'aplomb d'un charlatan qu'on reçoit le matin et qui
■ait les petites infirmités, les misères intimes de Tinté-
rieur où il se trouve. M. Bompain complétait ce défilé
3â LB NABAB.
des subalternes, classés du moins dans une spécialité^
Bompain, le secrétaire, Tintendant, Thomme de con-
fiance, entre les mains de qui toutes les affaires de la
maison passaient; et il suffisait de voir cette attitude
solennellement abrutie, cet air vague, ce fez turc posé
maladroitement sur cette tète d'instituteur de village
pour comprendre à quel personnage des intérêts comme
ceux du Nabab avaient été abandonnés.
Enfin, pour remplir les vides parmi ces figures es-
quissées, la turqueriel Des Tunisiens, des Marocains,
des Égyptiens, des Levantins; et, mêlée à cet élément
exotique, toute une bohème parisienne et multicolore
de gentilshommes décavés, d'industriels louches, de
journalistes vidés, d'inventeurs de produits bizarres, de
gens du Midi débarqués sans un sou, tout ce que cette
grande fortune attirait, comme la lumière d'un phare,
de navires perdus à ravitailler, ou de bandes d'oiseaux
tourbillonnant dans le noir. Le Nabab admettait ce ra-
massis à sa table par bonté, par générosité, par fai-
blesse, par une grande facilité de mœurs, jointe à une
ignorance absolue, par un reste de ces mélancolies
d'exilé, de ces besoins d'expansion qui lui faisaient ac-
cueillir, là-bas, à Tunis, dans son splendide palais du
Bardo, tout ce qui débarquait de France, depuis le pe-
tit industriel exportant des articles Paris, jusqu'au
fameux pianiste en tournée, jusqu'au consul général.
En écoutant ces accents divers, ces intonations
étrangères brusquées ou bredouillantes, en regardant
ces physionomies si différentes, les unes violentes, bar-
bares, vulgaires, d'autres extra-civilisées, fanées, boule-
vardières, comme blettes, les mêmes variétés, se trou-
vant dans le service, où des « larbins » sortis la veille
de quelque bureau, l'air insolent, tètes de dentistes ou
LE NABAB. 33
de garçons de Jbains, s'affairaient parmi les Éthiopiens
immobiles et luisants comme des torchères de marbre
noir, il était impossible de dire exactement où Ton
se trouvait ; en tout cas, on ne se serait jamais cru
place Vendôme , en plein cœur battant et centre de vie
de notre Paris moderne» Sur la table, même dépayse-
ment de mets exotiques , de sauces au saft*an ou aux
anchois, d'épices compliquées de friandises turques,
de poulets aux amandes frites ; cela, joint à la banalité
de rintérieur , aux dorures de ses boiseries , au tinte-
ment criard des sonnettes neuves, donnait l'impression
d'une table d'hôte de quelque grand hôtel de Smyrne
ou de Calcutta , ou d'une luxueuse salle à manger de
paquebot transatlantique, le Péreire ou le Sinat,
U semble que cette diversités de convives , — j'allais
dire de passagers, — dût rendre le repas animé et
bruyant. Loin de là. Ils mangeaient tous nerveusement,
silencieusement, en s'observant du coin de l'œil, et
même les plus mondains^, ceux qui paraissaient le plus
à l'aise, avaient dans le regard l'égarement et le
trouble d'une pensée fixe, une fièvre anxieuse qui
les faisaient parler sans répondre, écouter sans com-
prendre un mot de ce qu'on avait dit.
Tout à coup la porte de la salle à manger s'ouvrit :
« Ahl voilà Jenkins, fille Nabab tout joyeux... Salut,
salut, docteur... Gomment ça va, mon camarade ? »
Un sourire circulaire , une énergique poignée de
main à l'amphitryon, et Jenkins s'assît en face de lui,
à côté de Monpavon, devant le couvert qu'un domes-
tique venait d'apporter en toute hâte et sans avoii
reçu d'ordre, exactement comme à une table d'hôte.
Au milieu de ces figures préoccupées et fiévreuses , au
moins celle-là contrastait par sa bonne humeur, son
U LE NABAH.
épanoaissemmit, cette bienveillance loquace et eompli*
menteuse qui fait des Irlandais un peu les Gascons de
TAngleterre. Et quel robuste appétit, avec quel entrain,
quelle liberté de conscience il manoeuvrait, tout en par-
lant, sa double rangée de dents blanches ;
« Eh bien ! Jansoulet, vous avez lu?
— Quoi donc ?
— Gomment ! vous ne savez pas?... Vous n'avez pat
lu ce que le Messager dit de vous ce matin ?. »
Sous le hàle épais de ses joues, le Nabab roogit
eomme un enfant, et les yeux brillants de plaisir :
<K G*est vrai?... le Messager a parlé de moi?
— Pendant deux colonnes... Gommmit Moëssard ne
vous Ta-t-il pas montré?
— Oh I fit Moëssard modestement^ cela ne valait pas
la peine. »
G'était un petit journaliste, blondîn et poupin , assez
joli garçon, mais dont la figure présentait cette fanure
particulière aux garçons de restaurants de nuit, aux co-
médiens et aux filles, faite de grimaces de convention
et du reflet blafard du gaz. Il passait pour être Tamant
gagé d'une reine exilée et très-légère. Gela se chucho-
tait autour de lui, et lui faisait dans son monde un«
place enviée et méprisable.
Jansoulet insista pour lire l'article, impatient de sa-
voir ce qu'on disait de lui. Malheureusement, Jenkint
avait laissé son exemplaire chez le duc.''
<( Qu'on aille vite me chercher un Messager^ dit té
I Nabab au domestique derrière lui. »
Moëssard intervint :
« G'est inutile, je dois avoir 1^ chose sur moi. »
^ Et avec le sans-façon de l'habitué d'estaminet, du
reporter qui griffonne son fait-divers en face d'jine
LE NAfiAB 85
ehope, le journaliste tira un portefeuille bourré de
notes, papiers timbrés, découpures de journaux, billets
satinés à devises, — qu*il éparpilla sur la table, en
reculant son assiette pour chercher Tépreave de son
article.
« Voilà... » U la passait à Jansoulet; mais J^nkins
réclama :
— Non... non... lisez tout haut. »
L'assemblée faisant chorus, Moêssard reprit son
épreuve et commença à lire à haute voix TOEuvaB db
Bethlésh et M. BEiiNAaD Jansoulet, un long dithy-
nunbe en faveur de Tallaitement artificiel, écrit sur des
notes de Jenkins, reconnaissables à certaines phrases
en baudruche que Tlriandus affectionnait... le long
martjrrologe de Tenfance... le mercenariat du seki...
La chèvre bienfaitrice et nonrrice..., et finissant, après
une pompeuse description du splendide établissement
de Nant^re, par TéiOge de Jenkins et la glorification
de Jansoulet : « 0 Bernard Jansoulet, bienfaiteur de
renfance..« »
Il fallait voir la mine vexée, scandalisée des convives.
Quel intrigant que ce Moêssard I... Quelle impudente
flagornerie I... Et le même sourire envieux, dédaigneux
tordait toutes les bouches. Le diable , c'est qu*on était
furcé d'applaudir, de paraître enchanté, le maître de
maison n'ayant pas l'odorat blasé en fait i'encens et
prenant tout très au sérieux, l'article et les bravos qu'il
lonlevait Sa large face rayonnait pendant la lecture.
Souvent, là-bas, au loin, il avait fait ce rêve d'être ainsi
cantique dans les journaux parisiens , d'être quelqu'un
au milieu de cette société , la première de toutes , sur
laquée le monde entier a les yeux fixés comme sur un
porte-lumière. Maintenant ce rêve devenait réel. U r^-
3G LE NABAH.
gardait tous ces gens attablés, cette desserte somp-
tueuse, cette salle à mangei lambrissée, aussi haute
certainement que l'église de son village ; il écoutait le
bruit sourd de Paris roulant et piétinant sous ses fenê-
tres, avec le sentiment intime qu*il allait devenir un
gros rouage de cette machine active et compliquée.
Et alors, dans le bien-être du repas, entre les lignes de
cette triomphante apologie , par un effet de contraste,
il voyait se dérouler sa propre existence, son enfance mi-
sérable, sa jeunesse aventureuse et tout aussi triste, les
jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout à coup,
la lecture finie, au milieu d'un débordement de joie, '
d'une de ces effusions méridionales qui forcent à penser
tout haut, il s*écria, en avançant vers ses convives son
■ourire franc et lippu :
a Ah! mes amis, mes chers amis, si vous saviei
comme je suis heureux, quel orgueil j'éprouve I »
Il n'y avait guère que six semaines qu*il était dé-
barqué. A part deux ou trois compatriotes, il connais-
sait à peine de la veille et pour leur avoir prêté de
l'argent ceux qu'il appelait ses amis. Aussi cette subite
expansion parut assez extraordinaire; mais Jansonlet,
trop ému pour rien observer, continua :
« Après ce que je viens d'entendre, quand je me vois .
là dans ce grand Paris , entouré de tout ce qu'il con-
tient de noms illustres, d'esprits distingués, et puis que
je me souviens de l'échoppe paternellel Car je suis né
dans une échoppe... Mon père vendait des vieux clous
au coin d'une borne, au Bourg-Saint-Andéol. C'est à
peine si nous avions du pain chez nous tous les jours el
du fricot tous les dimanches. Demandez à Gabassu. U
■n'a connu dans ce temps-là. Il peut dire si je mens...
Oh 1 oui, j'en ai fait de la misère. — U releva la tête
LK NÀBÀB. 3
lyec nn sursaut d'orgueil en humant le goût des truffes
répandu dans Tair étouffé. — J'en ai fait, et de la vraie,
et pendant longtemps. J'ai eu froid, j'ai eu faim , mais
la grande faim, vous savez, celle qui soûle, qui tord
Testomac, vous fait des ronds dans la tète , vous em-
pêche d'y voir comme si on vous vidait l'intérieur des
yeux avec un couteau à huîtres. J'ai passé des journées
au lit faute d'un paletot pour sortir; heureux encore
(fûBXkd j'avais un lit, ce qui manquait quelquefois. J'ai
demandé mon pain à tous les métiers; et ce pain m'a
coûté tant de mal, il était si noir, si coriace que j'en ai
encore un goût amer et moisi dans la bouche. Et comme
ça jusqu'à trente ans. Oui, mes amis, à trente ans —
et je n'en ai pas cinquante — j'étais encore un gueux,
sans un sou , sans avenir, avec le remords de la pauvre
maman devenue veuve qui crevait la faim là-bas dans
son échoppe et à qui je ne pouvais rien donner. »
Les physionomies des gens étaient curieuses autour
de cet amphytrîon racontant son histoire des mauvais
jours. Quelques-uns paraissaient choqués, Monpavon
surtout. Cet étalage de guenilles était pour lui d'un
goût exécrable, un manque absolu de tenue. Car-
dailhac, ce sceptique et ce délicat, ennemi des scènes
d'attendrissement, le visage 8xe et comme hypnotisé ,
découpait un fruit au bout de sa fourchette en lamelles
aussi fines que des papiers à cigarettes. Le gouverneur
avait au contraire une mimique platement admirative,
des exclamations de stupeur, d'apitoiement; pendant
que, non loin, comme un contraste singulier, Brahîm-
Bey, le foudre de guerre , chez qui cette lecture suivie
dhine conférence après un repas copieux avait déter-
miné un sommeil réparateur, dormait la bouche en
rond dans sa moustache blanche, la face congestionnée
4
18 LE NABA
par son hausse-col qui remontait. Mais l^expression la
plus générale, c'était Tindifférence et Tennui. Qu'est-ce
que cela pouvait leur faire , je vous le demande , l'en-
fance de Jansoulet au Bourg-Saint-Andéol, ce qu'il avait
souffert, comme il avait trimé? Ce n'est pas pour ces
Bornettes-là qu'ils étaient venus. Aussi des airs faus-
sement intéressés, des regards qui comptaient les oves
du plafond ou les miettes de pain de la nappe, des
bouches serrées pour retenir un bâillement, trahis-
saient l'impatience générale causée par cette histoire
intempestive. Et lui ne se lassait pas. Il se plaisait dans
le récit de ses souffrances passées , comme le marin à
l'abri se rappelant ses courses sur les mers lointaines >
et les dangers, et les grands naufrages. Venait ensuite
l'histoire (r'3 sa chance, le prodigieux hasard qui l'avait
mis tout à coup sur le chemin de la fortune. « J'errais
sur le port de Marseille, avec un camarade aussi pouil-
leux que moi, qui s'est enrichi chez le bey, lui aussi,
et, après avoir été mon copain, mon associé, est devenu
mon plus cruel ennemi. Je peux bien vous dire* son
nom, pardi I II est assez connu... Hemerllngue... Oui,
Messieurs, le chef de la grande maison de banque
« Hemerlingue et 81s » n'avait pas, en ce temps-là, de
quoi seulement se payer deux sous de claiwùseit sur le
quai... Grisés par l'air voyageur qu'il y a là-bas, la
pensée nous vint de partir, d'aller chercher notre vie
dans quelque pays de soleil, puisque les pays de brume
nous étaient si durs... Mais où aller? Nous fîmes ce
que font parfois les matelots pour savoir dans que)
bouge manger leur paie. On colle un bout de papier
sur le bord de son chapeau. On fait tourner le chapeau
sur une canne; quand il s'arrête, on prend le point...
Pour nous , l'aiguille en papier marquait Tunis... Huit
LE NÀBÀB. 31
jours après, je débarquais à Tunis ayec un demi-louis
dans ma poche, et j'en reviens aujourd'hui avec vingt-
tinq millions... »
Il y eut une cçmmotion électrique autour de la table,
un éclair dans tous les yeux , même dans ceux des do->
mestiques. Gardailhac dit : « Mazette 1 » Le nez de Mon-
pavon s'humanisa.
« Oui, mes enfants, vingt-cinq millions liquides^
sans parler de tout ce que j'ai laissé à Tunis, de
mes deux palais du Bardo, de mes navires dans le
port de la Goulette , de mes diamants , de mes pierre-
ries^ qui valent certainement plus du double. Et vous
savez, ajouta-t-il avec son bon sourire, sa voix éraillée
et canaille, quand il n'y en aura plus^ il y en aura
encore. »
Toute la table se leva, galvanisée. •
« Bravo.,. Ahl bravo..,
— Superbe.
— Très-chic... très-chic,. •
— Ça, c'est envoyé.
— Un homme comme celui-là devrait être à la
€hambre.
— Il y sera, per Bacco, j'en réponds , » dit le gou-
verneur d'une voix éclatante; et, dans un transport
d'admiration, ne sachant comment prouver son en-
thousiasme, il prit la grosse main velue du Nabab et
la porta à ses lèvres par un mouvent irréfléchi. Us sont
démonstratifs dans ce pays4à... Tout le monde était
debout; on ne se rassit pas.
Jansoulet, rayonnant, s'était levé à son tour et jetant
sa serviette :
fc Allons prendre le café... »
Aussitôt un tumulte joyeux se répandit dans les sa-
40 LE NABAB.
Ions, vastes pièces dont Tor composait à lui seul la
lumière, Fornementation, la somptuosité. Il tombait du
plafond en rayons aveuglants, suintait des murs en
filets, croisillons, encadrements de toute sorte. On en
gardait un peu aux mains lorsqu'on roulait un meuble
ou qu'on ouvrait une fenêtre; et les tentures elles-
mêmes, trempées dans ce Pactole, conservaient sur
leurs plis droits la raideur, le scintillement d'un métal.
Mais rien de personnel, d'intime, de cherché. Le luxe
uniforme de l'appartement garni. Et ce qui ajoutait à
cette impression de camp volant, d'installation provi-
soire, c'était l'idée de voyage planant sur cette fortune
aux sources lointaines, comme une incertitude ou une
menace.
Le café servi à l'orientale , avec tout son marc , dans
de petites tasses ^ligranées d'argent, les convives se
groupèrent autour, se hâtant de boire, s'échaudant, se
surveillant du regard, guettant surtout le Nabab et
l'instant favorabla pour lui sauter dessus, l'entraîner
dans un coin de ces immenses pièces et négocier enfin
leur emprunt. Car voilà ce qu'ils attendaient depuis
deux heures, voilà l'objet de leur visite et l'idée fixe
qui leur donnait, pendant le repas, cet air égaré, faus-
sement attentif. Mais ici plus de gêne, plus de grimace.
Cela se sait dans ce singulier monde qu'au milieu de la
vie encombrée du Nabab l'heure du café reste la seule
libre pour les audiences confidentielles, et chacun vou-
lant en profiter, tous venus là pour arracher une poi-
gnée à cette toison d'or qui s'offre d'elle-même avec
tant de bonhomie, on ne cause plus, on n'écoute plus,
on est tout à son affaire.
C'est le bon Jenkins qui commence. Il a pris son ami
Xansoulet dans une embrasure et lui soum<»t les devis
LE NABAB. 41
de la maison de Nanterre. Une grosse acquisition^
fichtre! Cent cinquante mille fi'ancs d'achat, puis des
frais considérables d'installation, le personnel, la literie,
es chèvi'es nourricières, la voiture du directeur, les
Dmnibus allant chercher les enfants à chaque train...
Beaucoup d'argent... Mais comme ils seront bien là,
ces chers petits êtres; quel service rendu à Paris, à
l'humanité I Le gouvernement ne peut pas manquer de
récompenser d'un bout de ruban rouge un dévoue-
ment philanthropique aussi désintéressé. « La croix, le
15 août... » Avec ces mots magiques, Jenkins aura tout
ce qu'il veut. De sa voix joyeuse et grasse, qui semble
toujours héler un canot dans le brouillard, le Nabab
appelle : « Bompain. » L'homme au fez, s'arrachant à
la caveaux liqueurs, traverse le salon majestueusement»
chuchote , s'éloigne et revient avec un encrier et un cahier
à souches dont les feuilles se détachent, s'envolent toutes
seules. Belle chose que la richesse ! Signer sur son genou
un chèque de deux cent mille francs ne coûte pas plus
à Jansoulet que de tirer un louis de sa poche.
Furieux, le nez dans leur tasse, les autres guettent de
loin cette petite scène. Puis, lorsque Jenkins s'en va,
léger, souriant, saluant d'un geste les différents groupes,
Monpavon saisit le gouverneur : « à nous. » Et tous
I deux, s'élançant sur le Nabab, l'entraînent vers un
\ divan, l'asseyent de force, le serrent entre eux avec un
L petit rire féroce qui semble signifier : « Qu'est-ce que
% nous allons lui faire ? » Lui tirer de l'argent, le plus
j d'argent possible. Il en faut, pour remettre à flot la
Caisse territoriale, ensablée depuis des années, enlisée
jusqu'en haut de sa mature... Une opération superbe,
ce renflouement, s'il faut en croire ces deux messieurs;
caria caisse submergée est remplie de lingots, de ma-
4.
if Là NABAB.
tières précieuses, des mille richesses variées d'un pàjt
neuf dont tout le monde parle et que personne ne con-
naît. En fondant cet établissement sans pareil, Paga-
netti de Porto-Vecchio a eu pour but de monopoliser
l'exploitation de toute la Corse : mines de fer, de soufre,
de cuivre, carrières de marbre, corailleries, huitrières,
eaux ferrugineuses, sulfureuses, immenses forêts de
thuyas, de chênes-liége, et d'établir pour faciliter cette
exploitation, un réseau de chemins de fer à travers Tlle,
plus un service de paquebots. Telle est l'œuvre gigan-
tesque à laquelle il s'est attelé. Il y a englouti des
capitaux considérables, et c'est le nouveau venu, l'ou-
vrier de la dernière heure, qui bénéficiera de tout.
Pendant qu'avec son accent italien, des gestes effrénés,
le Corse énumère les « esplendeurs » de l'affaire, Mon-
pavon, hautain et digne, approuve de la tête avec con-
viction, et de temps en temps, quand il juge le moment
convenable, jette dans la conversation le nom du duc
de Mora, qui fait toujours son effet sur le Nabab.
« Enfin, qu'est-ce qu'il faudrait?
— Des millions, » dit Monpavon fièrement, du ton
'4'un homme qui n'est pas embarrassé pour s'adresser
ailleurs. Oui, des millions. Mais l'affaire est magni-
fique. Et, comme disait Son Excellence, il y aurait là
pour un capitaliste une haute situation à prendre, même
une situation politique. Pensez donc I dans ce pays sans
numéraire. On pouvait devenir conseiller général, dé-
puté... Le Nabab tressaille... Et le petit Paganetti,
qui sent l'appât frémir sur son hameçon : « Oui, dé-
puté, vous le serez quand je voudrai... Sur un signe de
moi, toute la Corse est à votre dévotion... » Puis il se
lance dans une improvisation étourdissante, comptant
les voix dont il dispose, les cantons qui se lèveront i
LS NABAB. 43
son appel. « Vous m'apportez vos capitaux... md zé
vous donne tout oun pople. » L'affaire est enlevée.
« Bompain... Bompain... » appelle le Nabab entbou-*
siasmé. Il n'a plus qu'une peur, c'est que la cbose lui
échappe ; et pour engager Paganetti, qui n'a pas caché
ses besoins d'argent, il se hâte d'opérer un premier
versement à la Ccusse terrtton'ale. Nouvelle apparition
de l'homme en calotte rouge avec le livre de souches
qu'il presse contre sa poitrine gravement,, comme un
enfant de chœur changeant l'évangile de côté. Nouvelle
apposition de la signature de Jansoulet sur un feuillet,
que le gouverneur enfourne d'un' air négligent et qui
opère sur sa personne une subite transformation. Le
Paganetti, si humble, si plat tout à l'heure, s'éloigne
avec l'aplomb d'un homme équilibré de quatre cent
mille francs, tandis que Monpavon, portant plus haut
encore que d'habitude, le suit dans ses pas et le couve
d'une sollicitude plus que paternelle*
« Voilà une bonne affaire de faite, se dit le Nabab, je
vais pouvoir prendre mon café. » Mais dix emprunteurs
l'attendent au passage. Le plus prompt, le plus adroit,
c'est Gardailhao, le directeur, qui le happe et l'emporte
dans un salon & l'écart i « Causons un peu, mon bon. Il
faut que je vous expose la situation de notre théâtre. »
Très-compliquée, sans doute, la situation ; car voici de
nouveau M. Bompain qui s'avance et des feuille» qui
s'envolent du cahier de papier azur... A qui le tour
maintenant? C'est le journaliste Moëssard qui vient se
faire payer l'article du Messager; le Nabab saura ce
qu'il en coûte pour se faire appeler « bienfaiteur de
ren£ance » dans les journaux du matin. C'est le curé
de province qui demande des fonds pour reconstruire
son église, et prend les chèques d'assaut avec la bru-*
44 LE NABAB.
talité d*an Pierre rErmîte. G^est le vieux Schwalbacb
«'approchant, le nez dans sa barbe, clignant de Tcei]
d'un air mystérieux. « Ghutl... il a drufé uneberle n
pour la galerie de monsieur, un Hobbéma qui vient da
la collection du duc de Mora. Mais ils sont plusieurs à la,
guigner. Ce sera difficile. « Je le veux à tout prix, dit le
Nabab amorcé par le nom de Mora... Entendez-vous,
Schwalbacb. Il me faut ce Nobbéma,,, Vingt mille francs
pour vous si vous le décrochez.
— J'y ferai mon possible, monsieur Jansoulet. »
Et le vieux coquin calcule, tout en s'en retournant
que les vingt mille du Nabab ajoutés aux dix mille que
le duc lui a promis, s'il le débarrasse de son tableau,
lui feront un assez joli bénéfice.
Pendant que ces heureux défilent, d'autres surveillent
à l'entour, enragés d'impatience, rongeant leurs ongles
jusqu'aux phalanges ; car tous sont venus dans la même
intention. Depuis le bon Jenkins, qui a ouvert la marche,
jusqu'au masseur Gabassu, qui la fermentons ramènent
le Nabab dans uii salon écarté. Mais si loin qu'ils l'en-
traînent dans cette galerie de pièces de réception, il se
trouve quelque glace indiscrète pour refléter la sil-
houette du maîtrv de la maison et la mimique de son
large dos. Ce dos est d'une éloquence ! Par moments, il
se redresse indigné. « Oh! non... c'est trop. » Ou bien il
s'aff'aisse avec une résignation comique : « Allons, puis-
qu'il le faut. » Et toujours le fez de Bompain dans
quelque coin du paysage...
Quand ceux-là ont fini, il en arrive encore ; c'est le
fretin qui vient à la suite des gros mangeurs dans les
chasses féroces des rivières. Il y a un va-et-vient con-
tinuel à travers ces beaux salons blanc et or, un bruit
de portes, un courant établi d'exploitation efirontée et
LE NABAB. 45
banale attiré des quatre coins de Paris et de la ban-
lieue par cette gigantesque fortune et cette incroyable
facilité.
Pour ces petites sommes, cette distribution perma*
nente, on n'avait pas recours au livre à souches. Le
Nabab gardait à cet effet, dans un de ses salons, une
commode en bois d'acajou, horrible petit meuble
représentant des économies de concierge, le premier que
Jansoulet eût acheté lorsqu'il avait pu renoncer aux
garnis, qu'il conservait depuis, comme un fétiche de
joueur, et dont les trois tiroirs contenaient toujours
deux cent mille francs en monnaie courante. C'est à
cette ressource constante qu'il avait recours les jours de
grandes audiences, mettant une certaine ostentation à
remuer l'or, l'argent, à pleines mains brutales, à l'en-
gloutir au fond de ses poches pour le tirer de là avec
on geste de marchand de bœufs, une certaine façon ca-
naille de relever les pans de sa redingote, et d'envoyer
sa main « à fond et dans le tas, » Aujourd'hui, les
tiroirs de la petite commode doivent avoir une terrible
brèche...
Après tant de chuchotements mystérieux, de demandes
plus ou moins nettement formulées, d'entrées fortuites,
de sorties triomphantes, le dernier client expédié, la
commode refermée à clef, l'appartement de la place
Yendôme se désemplissait sous le jour douteux de quatre
heures, cette fin des journées de novembre si longue-
ment prolongées ensuite aux lumières. Les domestiques
desservaient le café, le raki, emportaient les boites à
cigares ouvertes et à moitié vides. Le Nabab, se croyant
seul, eut un soupir de soulagement : « Ouf 1... c'est
fini... » Mais non. En face de lui, quelqu'un se détache
m LE NABAB.
d'un angle déjà obscur et s'approche une lettre à là
«nain.
Encore 1
Et tout de suite, machinalement, le pauvre homme
fit son geste éloquent de maquignon. Instinctivement
aussi, le visiteur eut un mouvement de recul si prompt,
si offensé, que le Nabab comprit qu'il se méprenait et
se donna la peine de regarder le jeune homme qui se
tenait devant lui, simplement mais correctement vêtu,
le teint mat, sans le moindre frison de barbe, les traits
réguliers, peut-être un peu trop sérieux et fermés pour
son âge, ce qui, avec ses cheveux d'un blond pâle, frisés
par petites boucles comme une perruque poudrée, lui
donnait l'aspect d'un jeune député du tiers sous
Louis XVI, la tête d'un Barnave à vingt ans. Cette phy-
sionomie, quoique le Nabab la vît pour la première fois,
ne lui était pas absolument inconnue.
« Que désirez-vous, Monsieur? »
Prenant la lettre que le jeune homme lui offrait, il
s'approcha d'une fenêtre pour la lire.
« Tél... C'est de maman... »
11 dit cela d'un air si heureux, ce mot de « maman »
illumina toute sa figure d'un sourire si jeune, si bon,
que le visiteur, d'abord repoussé par l'aspect vulgaire
de ce parvenu, se sentit plein de sympathie pour lui^
A demi-voix, le Nabab lisait ces quelques lignes d'une
grosse écriture incorrecte et tremblée, qui contrastait
avec le grand papier satiné ayant pour en-tête : « Châ-
teau deSaint-Romans. » ^
« Mon cher fils, cette lettre te sera remise par l'aîné
des enfants de M. de Géry, l'ancien juge de paix du
Bourg-Saint-Andéol, qui s'est montré si bon pour
nous,., »
LE NABAB. 47
Le Nabab s'interrompit :
« J'aurais dû vous reconnaître, monsieur de Géry...
Vous ressemblez à votre père... Asseyez-vous, je vous en
prie. »
Puis il aeheva de parcourir la lettre. Sa mère ne lui
demandait riea dé précis^ mais, au nom des services
que la faniille de Géry leur avait rendus autrefois, elle
loi reeommandait M. Paul. Orphelin, chargé de ses
deux jeunes frères, il s'était fait recevoir avocat dans le
Midi et venait à Paris chercher fortune. Elle suppliait
Jansoulet de l'aider, a car il en avait bien besoin, le
pauvre.' » Et elle signait : « Ta mère qui se languit de
toi^ Françoise. »
Cette lettre de sa mère, qu*il n'avait pas vue depuis
six ans, ces expressions méridionales où il trouvait des
hitonations connues, cette grosse écriture qui dessinait
pour lui un visage adoré, tout ridé, brûlé, crevassé,
mais rUnt sous une côifie de paysanne, avaient ému le
Nabab. Depuis six semaines qu'il était en France, perdu
dans le tourbillon de Paris, de son installation, il n'avait
pas encore pensé à sa chère vieille; et maintenant il la
revoyait toute dans ces lignes. U resta un moment à
regarder la lettre, qui tremblait entre ses gros doigts...
Puis, cette émotion passée :
« Monsieur de Géry, dit-il, je suis heureux de l'occa-
sion qui va me permettre de vous rendre un peu des
bontés que les vôtres ont eues pour les miens... Dès
aujourd'hui, si vous y consentez, je vous prends avec
moi... Vous êtes instruit, vous semblez intelligent, vous
pouvez me rendre de grands services. .. J'ai mille projets,
mille affaires. On me mêle à une foule de grosses entre-
prises industrielles... Il me faut quelqu'un qui m'aide,
qui me supplée au besoin... J'ai bien un secrétaire, un
i8 LE NABAB.
intendant, ce brave Bompain ; mais le malheureux ne
connaît rien de Paris, il est comme ahuri depuis son
arrivée... Vous me direz que vous tombez de votre pro-
vince, vous aussi... Mais ça ne fait rien... Bien élevé
comme vous Tètes, Méridional, alerte et souple, ça se
prend vite le courant du boulevard... D*ailleurs je me
charge de faire votre éducation à ce point de vue-là. ^
Dans quelques semaines vous aurez, j'en réponds, la
pied aussi parisien que moi. »
Pauvre homme. C'était attendrissant de l'entendre
parler de son ^iefparisieîn et de son expérience, lui qui
devait en être toujours à ses débuts.
« ... Voilà qui est entendu, n'est-ce pas?... Je vous
prends comme secrétaire... Vous aurez un appointement
fixe que nous allons régler tout à l'heure; et je vous
fournirai l'occasion de faire votre fortune rapide-
ment... »
Et comme de Géry, tiré subitement de toutes ses
incertitudes d'arrivant, de solliciteur, de néophyte, ne
bougeait pas de peur de s'évpiller d'un rêve :
« Maintenant, lui dit le Nabab d'une voix douce,
asseyez-vous là, près de mQii et parlons un peu de
maman. »
m
■taOlRES D'UN QARÇON PE BUREAU. — SIMPLE COUP-D*0EII
JETÉ SUR LA CAISSE TERRITORIALE
... Je venais d'achever mon humble collation du
matin, et de serrer selon mon habitude le restant de
mes petites provisions dans le cofifre-fort de la salle du
conseil, un magnifique coffre-fort à secret, qui me sert
de garde-manger depuis bientôt quatre ans que je suis
à la Territoriale; soudain, le gouverneur entre dans les
bureaux, tout rouge, les yeux allumés comme au sortir
d'une bombance, respire bruyammejit, et me dit en
termes grossiers, avec son accent d'Italie :
a Mais ça empeste ici, Mousstou Passajon. »
Ça n'empestait pas, si vous voulez. Seulement, le
dirai-je? J'avais fait revenir quelques oignons, pour
mettre autour d'un morceau de jarret de veau, que
m'avait descendu mademoiselle Séraphine, la cuisinière
du second, dont j'écris la dépense tous les soirs. J'ai
voulu expliquer la chose au gouverneur ; mais il s'est
mis furieux, disant par sa laison qu'il n'y avait point
de bon sens d'empoisonner des bureaux de cette ma-
nière, et que ce n'était pas la peine d'avoir un local de
douze mâle francs de loyer, avec huit fenêtres de façade
5
M LE NABAB.
en plein boulevard Malesherbes, pour y faire roussir des
oignons. Je ne sais pas tout ce qull ne m'a pas dit, dans
son effervescence. Moi, naturellement, je^ me suis vexé
de m*entendre parler sur ce ton insolent. G*est bien le
voins qu'on soit poli avec les gens qu'on ne paie pas,
que diantre I Alors, je lui ai répondu que c'était bien
fâcheux, en effet ; mais que si la Caisse tef^rttortaie me
réglait ce qu'elle me doit, assavoir quatre ans d'appoin-
tements arriérés, plus sept mille francs d'avances per-
sonnelles par moi faites au gouverneur pour frais de
voitures, journaux, cigares et grogs américains, les
jours de conseil , — ^je m'en irais manger honnêtement à la
gargote prochaine et je nç serais pas réduit à faire cuire
dans la salle de nos séances un malheureux fricot dû à
la commisération publique des cuisinières! Attrape...
En parlant ainsi, j'avais cédé à un mouvement d'in-^
dîgnation bien excusable aux yeux de toute personne
quelconque connaissant ma situation ici. Encore
n'avais-je rien dit de malséant, et m'étais-je tenu dans
les bornes d'un langage conforme à mon âge et à mon
éducation. (Je dojis avoir consigné quelque part dans ces
mémoires que^ sur mes soixante-cinq ans révolus, j'en
avais passé plus de trente comme appariteur à la Faculté
des lettres de Dijon. De là mon goût pour les rapports,
les mémoires, et ces notions de style académique dont
on trouvera la trace en maint endroit de cette élucubra-
tion.) Je m'étais donc exprimé vis-à-vis du gouverneur
avec la plus grande réserve, sans employer aucune de
ces injures dont tout chacun ici l'abreuve à la journée,^
depuis nos deux censeurs, M. de Monpavon, qui toutes
les fois qu'il vient l'appelle en riant « Fleur-de-Mazas, »
et M. de Bois-l'Héry , du cercle des Trompettes, grossier
comme un palefrenier, qui lui dit toujours pour adieu :
LE NABAB. 51
« A ton bois de lit, punaise I » jusqu'à notre caissier,
que j'ai entendu lui répéter cent fois en tapant sur son
grand livre : « Qu'il a là de quoi le foire fiche aux ga*
1ères quand il voudra. » Eh bien! c'est égal, ma simple
observation a prodmt sur lui un effet extraordinaire. Le
lour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré
ces paroles en tremblant de colère, une de ces mau-
vaises colères de son pays: «.Passajon, vous êtes un
goujat... Un mot de plus, et je vous chasse. » J'en suis
resté cloué de stupeur. Me chaâser, moi 1 et mes quatre
ans d'arriéré, et mes sept mille francs d'avances...
Gomme s'il lisait couramment mon idée, le gouverneur
m'a répondu que tous les comptes allaient être réglés,
y compris le mien. « Du reste, a-t-il ajouté, faites venir
ces messieurs dans mon cabinet. J'ai une grande nou-
velle à leur apprendre. » Là-dessus, il est entré chez
loi, en claquant les portes.
Ce diable d'homme. On a beau le connaître à fond,
savoir comme il est menteur, comédien, il' s'arrange
toujours pour vous retourner avec ses histoires... Mon
compte, à moil... àmoil... J'en étais si ému que mes
jambes se dérobaient pendant que j'allais prévenir le
personnel.
Réglementairement, nous sommes douze employés à
la Caisse territoriale ^ y compris le gouverneur, et le
beau Moëssard, directeur de la Vérité financière; mais
ily en a plus de la moitié qui manque. D'abord, depuis
que la Vérité ne parait plus — voilà deux ans de ça —
M. Moëssard n'a pas remis une fois les pieds chez nous.
U parait qu'il est dans les honneurs, dans les richesses,
qu'il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui
lui donne autant d'argent qu'il veut... Ohl ce Paris
quelle Babylone... Les autres viennent de temps en
6S LE NABAB.
temps s'informer s'il n'y a pas par hasard du nouveau à
la caisse; et, comme il n'y en a jamais, on reste des
semaines sans les voir. Quatre ou cinq fidèles, tous des
pauvres vieux comme moi, s'entêtent à paraître réguliè-
rement tous les matins à la même heure, par habitude,
par désœuvrement, embarras de savoir que devenir;
seulement chacun s'occupe de choses tout à fait étran-
gères au bureau. Il faut vivre, écoutez donci Et puis on
ne peut pas passer sa journée à se traîner de fauteuil en
fauteuil, de fenêtre en fenêtre, pour regarder dehors
(huit fenêtres de façade sur le boulevard). Alors on
tâche de travailler comme on peut. Moi, n'est-ce pas, je
tiens les écritures de mademoiselle Séraphine et d'une
autre cuisinière de la maison. Puis j'écris mes mé-
moires, ce qui me prend encore pas mal de temps. Notre
garçon de recette, — en voilà un qui n'a pas grande
besogne chez nous, — fait du filet pour une maison
d'ustensiles de pêche. De nos deux expéditionnaires,
l'un, qui a une belle main, copie des pièces pour une
agence dramatique; l'autre invente des petits jouets
d'un sou que les camelots vendent au coin des rues au
moment du jour de l'an, et trouve moyen avec cela de
s'empêcher de mourir de faim tout le reste de l'année.
Il n'y a que notre caissier qui ne travaille pas pour le
dehors. Il se croirait perdu d'honneur. C'est un homme
très-fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte
est d'avoir l'air de manquer de linge. Fermé à clef dans
son bureau, il s'occupe du matin au soir à fabriquer de?
devants de chemise, des cols et des manchettes en
papier. Il est arrivé à y être d'une très-grande adresse,
et son linge toujours éblouissant fait illusion, sinon
qu'au moindre mouvement, quand il marche, quand il
s'assied, ça craque sur lui comme s^il avait une boite en
LE NABAB. It
carton dans restomac. Malheureusement tout ce papier
ne le nourrît pas; et il est maigre, il vous a une mine»
on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le
soupçonne de faire quelquefois une visite à mon garde-
manger. Gela lui est facile; car, en qualité de caissier»
il a le « mot » qui ouvre le coffre à secret, et je crois
que, quand j*ai le dos tourné, il fourrage un peu dans
mes nourritures.
Voilà certainement un intérieur de maison de banque
bien extraordinaire, bien incroyable. C'est pourtant la
vérité pure que je raconte, et Paris est plein d'institu-
tions financières du genre de la nôtre. Ah! si jamais je
publie mes mémoires... Mais reprenons le fil interrompu
de mon récit.
En nous voyant tous réunis dans son cabinet, le direc-
teur nous a dit avec solennité :
« Messieurs et chers camarades, le temps des épreuves
est fini... La Caisse territoriale inaugure une nouvelle
phase. » Sur ce, il s'est mis à nous parler d'une su-
perbe combinazione, — c'est son mot favori, et il le dit
d une façon si insinuante, — une combinazione dans la-
quelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les
journaux. La Caisse teiritoriale allait donc pouvoir
s'acquitter envers les serviteurs fidèles, reconnaître les
dévouements, se défaire des inutilités. Ceci. pour moi,
l'imagine. Et enfin : « Préparez vos notes... Tous les
comptes seront soldés, dès demain. » Par malheur, il
BOUS a si souvent bercés de paroles mensongères, que
l'effet de son discours a été perdu. Autrefois, ces belles
promesses prenaient toujours. A l'annonce d'une nou-
velle combinazione^ on sautait, on pleurait de joie dans
les bureaux, on s'embrassait comme des naufragés aper-
cevant une voile.
5.
54 LE NABAB.
Chacun préparaît sa note pour le lendemain, comme
il nous Tavait dit. Mais le lendemain, pas de gouverneur.
Le surlendemain, encore personne. Il était allé faire on
petit voyage.
Enfin, quand on se trouvait tous là, exaspérés, tirant la
langue, enragés de cette eau qu'il vous avait fait venir
à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir
dans un fauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu'on
eût pu^lu; parler : « Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je
suis un misérable imposteur... La combïnazïone a man-
qué... Elle a manqué, péchérofla. combinaztone. » Et il
criait, sanglotait, se jetait à genoux, s*arrachaitles che-
veux par poignées, se roulait sur le tapis; il nous ap-
pelait tous par nos petits noms, nous suppliait de
prendre ses jours, parlait de âa femme et de ses enfants
dont il avait consommé la ruine. Et personne de nous
n'avait la force de réclamer devant un désespoir pareil.
Que dis-je? On finissait par s'attendrir avec lui. Non,
depuis qu'il y a des théâtres, jamais il ne s'est vu un
comédien de cette force. Seulement aujourd'hui c'est
fini, la confiance est perdue. Quand' il a été parti, tout
le monde a levé les épaules. Je dois avouer pourtant
qu'un moment j'avais été ébranlé. Cet aplomb de me
donner mon compte, puis le nom du Nabab, cet homme
si riche...
« Vous croyez ça, vous? m'a dit le caissier... Vous
serez donc toujours naïf, mon pauvre Passajon... Soyez
tranquille, allez I II en sera du Nabab, comme de la
reine à Moëssard. »
Et il est retourné fabriquer ses devants de chemise.
Ce qu'il disait là se rapportait au temps où Moëssard
faisait la cour à sa reine et où il avait promis au gou*
verneur, qu'en cas de réussite, il engagerait Sa Majesté
' LE NABAB. . 53
à mettre des fonds dans notre entreprise. Au bureau, *
nous étions tous informés de cette nouvelle affaire, et
très-intéressés, vous pensez bien, à ce qu'elle réussît
vite, puisqu'il y avait notre argent au bout. Pendant
deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine. On
s'inquiétait, on épiait la figure de Moëssard, on trouvait
que la dame j mettait bien des façons; et notre vieux
caissier, avec son air fier et sérieux, quand on l'inter-
rogeait là-dessus, répondait gravement, derrière son
grillage : « Rien de nouveau, » ou bien : « L'affaire est
en bonne voie. » Alors, tout le monde était content,
l'on se disait des uns aux autres : « Ça marche... ça
marche... » comme s'il s'agissait d'une entreprise ordi-
naire... Non, vrai, il n'y a qu'un Paris, où l'on puisse
voir des choses semblables... Positivement, la tête vous
en tourne quelquefois... En définitive, Moëssard, un
beau matin, cessa de venir au bureau. Il avait réussi,
paraît-il; mais la. Came territfmale ne lui avait pas
semblé un placement assez avantageux pour l'argent de
sa bonne amie. Est-ce honnête, voyons?
D'ailleurs, le sentiment de l'honnêteté se perd si aisé-
ment que c'est à ne pas le croire. Quand je pense que
moi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air véné-
rable» mon passé si pur, — trente ans de services aca-
démiques, — je me suis habitué à vivre comme un
poisson dans l'eau, au milieu de ces infamies, de ces
tripotages! C'est à se demander ce que je fais ici, pour-
quw j'y reste, comment j'y suis venu.
Gomment j*y suis venu? Oh I mon Dieu, bien simple-
ment. Il y a quatre ans, ma femme étant morte, mes
enfixnts mariés, je venais de prendre ma retraite de
garçon de salle à la Faculté, lorsqu'une annonce de
joxunal me tomba incidemment ne us les yeux : « On
M LE NABAB.
demande un garçon de bureau d'un certain âge à la
Came territoriale^ 56, boulevard Maleshecbes. Bonnes
références. » Faisons-en l'aveu tout d'abord. La Ba-
bylone moderne m'avait toujours tenté. Puis, je me sen-
tais encore vert, je voyais devant moi dix bonnes an-
nées pendant lesquelles je pourrais gagner un peu
d'argent, beaucoup peut-être, en plaçant mes économies
dans la maison de banque où j'entrerais. J'écrivis donc
en envoyant ma photographie, celle de chez Grespon, de
la place du Marché, où je suis représenté ie menton
bien rasé, l'œil vif sous mes gros sourcils blancs, avec
ma chaîne d'acier au cou, mon ruban d'ofûcîer d'aca-
démie, « l'air d'un père conscrit sur sa chaise curulel »
comme disait notre doyen, M. Ghalmette. (Il prétendait
encore que je ressemblais beaucoup à feu Louis XVIII;
moins fort cependant.)
Je fournis aussi les meilleures références, les apos-
tilles les plus flatteuses de ces messieurs de la Faculté.
Courrier par courrier, le gouverneur me répondit que
ma figure lui convenait, — je crois bien, parbleu I c'est
une amorce pour l'actionnaire, qu'une antichambre
gardée par un visage imposant comme le mien, — et que
je pouvais arriver quand je voudrais. J'aurais dû, me
direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi. Ehl
sans doute. Mais j'en avais tant à fournir sur moi-même,
que la pensée ne me vint pas de leur en demander sur
eux. Comment se méfier, d'ailleurs, en voyant cette
installation admirable, ces hauts plafonds, ces coffres-
forts, grands comme des armoires, et ces glaces, où
l'on se voit de la tête aux genoux. Puis ces prospectus
ronflants, ces millions que j'entendais passer dans l'air,
ces entreprises colossales à bénéfices fabuleux. Je fus
ébloui, fasciné... Il faut dire aussi, qu'à l'époque, la
LE NABAB. 57
maison avait une autre mine qu'aujourd'hui. Certain»»
ment, les affaires allaient déjà mal, — elles sont tou-
jours allées mal, nos affaires, — le journal ne paraissait
plus que d'une façon irrégulière. Mais une petite combû-
nazione du gouverneur lui permettait de sauver les ap*
parences.
Il avait eu l'idée, figurez- vous, d'ouvrir une sou-
scription patriotique pour élever une statue au général
Paolo, Paoli, enfin, à un grand homme de son pays.
Les Corses ne sont pas riches, mais ils sont vaniteux
comme des dindons. Aussi l'argent affluait à la Terr$-
tonale. Malheureusement, cela ne dura pas. Au bout de
deux mois, la statue était dévorée avant d'être cons-
truite et la série des protêts, des assignations recommen-
çait. Aujourd'hui, je m'y suis habitué. Mais, en arrivant
de ma province, les affiches par autorité de justice, les
Auvergnats devant la porte me causaient une impression
fâcheuse. Dans la maison, on n'y faisait plus attention.
On savait qu'au dernier moment il arriverait toujours
an Monpavon, un Bois-l'Héry, pour apaiser les huis-
siers; car, tous ces messieurs, engagés très-avant dans
l'affaire, sont intéressés à éviter la faillite. C'est bien ce
qui le sauve, notre malin gouverneur. Les autres cou-
rent après leur argent, — on sait ce que cela veut dire
au jeu, — et ils ne seraient pas flattés que toutes les
actions qu'ils ont dans les mains ne fussent plus bonnes
qu'à vendre au poids du papier.
Du petit au grand, nous en sommes tous là dans la
maison. Depuis le propriétaire, à qui Ton doit deux ans
de loyer, et qui de peur de tout perdre, nous garde pour
rien, jusqu'à nous autres, pauvres employés, jusqu'à
moi, qui en suis pour mes sept mille francs d'économies,
et mes quatre ans d'arriéré» nous courons après notre
58 LE NABAB.
argent. C'est pour cela 'que je m'entête à rester ici.
Sans doute, j'aurais pu, malgré mon grand âge,
grâce à ma bonne tournure, à mon éducation, au soin
que j'ai toujours pris de mes bardes, me présenter dani
une autre administration. Il y a une personne fort bono-
rable que je connais, M. Joyeuse, un teneur de livrei
de chez Hemerlingue et fils, les grands banquiers de la
rue Saint-Honoré, qui, à cbaque fois qu'il me rencontre,
ne manque jsunais de me dire :
« Passajon, mon ami, ne reste pas dans cette cavema
de brigands. Tu as tort de t'obstiner, tu n'en tireras
jamais un sou. Viens donc chez Hemerlingue. Je me
charge de t'y trouver un petit coin. Tu gagneras
moins ; mais tu toucheras beaucoup plus. »
Je sens bien qu'il a raison, ce brave homme. Mais
c'est plus fort que moi, je ne peux pas me décider à
m'en aller. Elle n'est pourtant pas gaie, la vie que je
mène ici, dans ces grandes salles froides, où il ne vient
jamais personne, où chacun se rencoigne sans parler...
Que voulez-vous? On se connaît trop, on s'est tout dit...
Encore, jusqu'à l'année dernière, nous avions des ré-
unions du conseil de surveillance, des assemblées d'ac-
tionnaires, séances orageuses et bruyantes, vraies ba-
tailles de sauvages, dont les cris s'entendaient jusqu'à la
Madeleine. Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des
souscripteurs indignés de n'avoir plus jamais de nou-
velles de leur argent. C'est là que notre gouverneur
était beau. J'ai vu des gens, Monsieur, entrer dans son
cabinet, furieux comme des loups altérés de carnage,
et en sortir, au bout d'un quart-d'heure, plus doux que
des moutons, satisfaits, rassurés, et la poche soulagée
de quelques billets de banque. Car, c'était cela la ma-
lice : extirper de l'argent à des malheureux qui venaient
LE NABAB. 5»
en réclamer. Aujourd'hui, les acUonnaîres de la Caisse
territoriale ne bougent plus. Je crois qu'ils sont tous
morts, ou qu'ils se sont résignés. Le Conseil ne se réu-
nit jamais. Nous n'avons de séances que sur le papier;
c'est moi qui suis chargé de faire un soi-disant compte
rendu, — toujours le même, — que je recopie tous les
trois mois. Nous ne verrions jamais âme qui vive, si d&
loin en loin, il ne tombait du fond de la Corse quelque
souscripteur à la statue de Paoli, curieux de savoir si le
monument avance; ou encore un bon lecteur de la
Vérité financière disparue depuis plus de deux ans, qui
vient renouveler son abonnement d'un air timide, et de-
mande, si c'est possible, un peu plus de régularité dans
les envois. U y a des confiances que rien n'ébranle.
Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de
notre bande affamée, c'est quelque chose de terrible.
On l'entoure, on l'enlace, on tâche de l'intercaler sur
une de nos listes, et, en cas de résistance, s'il ne veut
souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de
fer Corses, ces messieurs lui font ce qu'ils appellent, —
ma plume rougit de l'écrire, — ce qu'ils appellent,
dis-je, « le coup du camionneur. »
Voici ce que c'est: nous avons toujours au bureau
on paquet préparé d'avance, une caisse bien ficelée
qui arrive censément du chemin de fer, pendant que le
visiteur est là. « C'est vingt francs de port, » dit celui
l'entre nous qui apporte l'objet. (Vingt francs, quel-
quefois trente, selon la tête du patient.) Aussitôt cha-
cun de se fouiller : a Vingt francs de port I mais je ne les
ai pas. — Ni moi non plus. » Malheur I On court à la
caisse. Fermée. On cherche le caissier. Sorti. Et la
grosse voix du camionneur qui s'impatiente dans l'an-
tichambre : « Allons, allons, dépéchons-nous. » (C'esl
410 LE NÂBAB.
moi généralement qui imité le camionneur, à cause di
mon organe.) Que faire cependant ? Retourner le colis,
c'est le gouverneur qui ne sera pas content. « Mes-
sieurs, je vous en prie, voulez-vous me permettre, ha-
sarde alors rinnocente victime en ouvrant son porte-
monnaie. — Ahl Monsieur, par exemple... » Il donna
ses vingt francs, on l'accompagne jusqu'à la porte, 6^
dès qu'il a les talons tournés, on partage entre tous le
fruit du crime, en riant comme des bandits.
Pi 1 monsieur Passajon... A votre âge, un métier pa-
reil... Eh I mon Dieu, je le sais bien. Je sais que je me
ferais plus d'honneur en sortant de ce mauvais lieu.
Mais, quoi I il faudrait donc que je renonçasse à tout
ce que j'ai ici. Non, ce n'est pas possible. Il est
urgent que je reste, au contraire, que je surveille, que
je sois toujours là pour profiter au moins d'une au-
baine, s'il en arrive une... Ohl par exemple, j'en jure
sur mon ruban, sur mes trente ans de services acadé-
miques, si jamais une affaire comme celle du Nabab
me permet de rentrer dans mes débours, je n'attendrai
pas seulenient une minute, je m'en irai vite soigner ma
jolie petite vigne là-bas, vers Monbars, à tout jamais
guéri de mes idées de spéculation. Mais hélas ! c'est
là un espoir bien chimérique. Usés, brûlés, connus
comme nous le sommes sur la place de Paris, avec nos
actions qui ne sont plus cotées à la Bourse, nos obliga-
tions qui tournent à la paperasse, tant de mensonges,
tant de dettes, et le trou qui se creuse de plus en plus...
(Nous devons à l'heure qu'il est trois millions cinq cent
mille francs. Et ce n'est pas encore ces trois millions-là
qui nous gênent. Au contraire, c'est ce qui nous sou-
tient; mais nous avons chez le concierge une petite
note de cent vingt-cinq francs pour timbres-poite, moii
LE NABÂB. 01
du gaz et autres. Ça c'est le terrible.) Et Ton voudrait
Dous faire croire qu'un homme, un grand financier
comme ce Nabab, fût-il arrivé du Congo, descendu de
la lune le jour même, serait assez fou pour mettre son
argent dans une baraqu*. pareille... Allons doncl...
Est-ce que c'est possible?. A d autres, mon cher go
verneur.
^
UN DEBUT DANS LE MONDE
« Monsieur Bernard Jansoulei !••• )>
Ce nom plébéien, accentué fièrement par la livrée,
iancé d'une voix retentissante, sonna dans les salons
de Jenkins comme un coup de cymbale, un de ces
gongs qui, sur les théâtres de féerie, annoncent les ap-
paritions fantastiques. Les lustres pâlirent, il y eut une
montée de flamme dans tous les yeux, à Téblouissante
perspective des trésors d'Orient^ des pluies de sequins
et de perles secouées par les syllabes magiques de ce
nom hier inconnu.
Lui, c^était lui, le Nabab, le riche des riches, la haute
curiosité parisienne, épicée de ce ragoût d'aventures
qui plaît tant aux foules rassasiées. Toutes les tètes se
tournèrent, toutes les conversations s'interrompirent;
il y eut vers la porte une poussée de monde, une bous-
culade comme sur le quai d'un port de mer pour voir
entrer une felouque chargée d'or.
Jenkins lui-même, si accueillant, si maître de loi^
qui se tenait dans le premier salon pour recevoir ses
invités, quitta brusquement le groupe d'hommes dont
il faisait partie et s'élança au devant des galions.
LE NABAB. 63
« Mille fois, mille fois aimable... Madame Jenkms va
être bien heureuse, bien fîère... Tenez que je vous con-
duise. »
Et, d ms sa hâte, dans sa vaniteuse jouissance, il en-
traîna si vite JansOulet que celuir-ci n'eut pas le temps
de lui présenter son compagnon Paul de Géry, auquel
il faisait faire son début dans le monde. Le jeune
homme fut bien heureux de cet oubli. Il se faufila dans
la masse d'habits noirs sans cesse refoulée plus loin à
chaque nouvelle entrée, s'y engloutit, pris de cette
terreur folle qu'éprouve tout jeune provincial introduit
dans un salon de Paris, surtout lorsqu'il est intelligent
et fin, et qu'il ne porte pas comme une cotte de mailles
sous son plastron de toile Timperturbable aplomb des
rustres.
Vous tous, Parisiens de Paris, qui dès Tâge de seize
ans avez-, dans votre premier habit noir et le claque
sur la cuisse, promené votre adolescence à travers les
réceptions de tous les mondes, vous ne connaissez pas
cette angoisse faite de vanité, de timidité, de souvenirs
de lectures romanesques, qui nous visse les dents Tune
dans l'autre, engoue nos gestes, fait de nous pour toute
ane nuit un entre-deux de porte, un meuble d'embra-
sure, un pauvre être errant et lamentable incapable de
minifester son existence autrement qu'en changeant de
place de temps en temps, mourant de soif plutôt que
d'approcher du buffet, et s'en allant sans avoir dit un
mot, à moins qu'il n'ait bégayé une de ces sottises éga-
rées dont on se souvient pendant des mois et qui nous
font, la nuit, en y songeant, pousser un « ah I » de
rage honteuse, la tête cachée dans l'oreiller.
Paul de Géry était ce martyr. Là-bas, dans son pays,
il avait toujours vécu fort retiré près d'une vieille
64 LE NABÂb.
tante dévote et triste, jusqu'au moment où Tétudiant
en droit, destiné d*abord à une carrière dans laquelle
son père laissait d'excellents souvenirs, s'était vu attiré
dans quelques salons de conseillers à la cour^ anciennes
demeures mélancoliques à trumeaux fanés où il allait
faire un quatrième au whist avec de vénérables ombres.
La soirée de Jenkins était donc un début pour ce pro-
rincial, que son ignorance même et sa souplesse méri*
dionale firent du premier coup observateur.
De l'endroit où il se trouvait, il assistait au défilé
curieux et non encore terminé à minuit des invités de
Jenkins, toute la clientèle du médecin à la mode : la
fine fleur de la société, beaucoup de politique et de
finance, des banquiers, des députés, quelques artistes,
tous les surmenés du high lîfe parisien, blafards, les
yeux brillants, saturés d'arsenic comme des souris
gourmandes, mais insatiables de poison et de vie. Le
salon ouvert, la vaste antichambre dont on avait en-
levé les portes laissait voir l'escalier de l'hôtel chargé
de fleurs sur les côtés, où se développaient les longues
traînes dont le poids* soyeux semblait rejeter en
arrière le buste décolleté des femmes dans ce joli mou-
vement ascensionnel qui les. faisait apparaître, peu à
peu, jusqu'au complet épanouissement de leur gloire.
Les couples arrivés en haot paraissaient entrer en
scène; et cela était doublement vrai, chacun laissant
sur la dernière marche les froncements de sourcils, les
plis préoccupés, les airs excédés, ses colères, ses tris-
tesses, pour montrer une physionomie satisfaite, un
sourire épanoui sur l'ensemble reposé des traits. Les
hommes échangeaient des poignées de mains loyales,
des efl'usions fraternelles; les femmes, sans rien en-
tendre, préoccupées d'elles-mêmes, avec de petits ca-
LE NABAB. «
racolemenU sur place, des grâces frissonnantes, des
jeux de prunelles et d^épaules, murmuraient quelques
mots d'accueil.
« Merci... Ohl merci... comme vous êtes bonne... »
Puis les couples se séparaient, car les soirées ne sont
plus ces réunions d'esprits sîimables, où la, finesse fémi*
nine forçait le caractère, les hautes connaissances, le
génie même des hommes à s'incliner gracieusement
pour elle, mais ces cohues trop nombreuses dans les-
quelles les femmes, seules assises, gazouillant ensemble
comme des captives de harem, n'ont plus que le plaisir
d'être belles ou de le paraître. De Géry, après avoir erré
dans la bibliothèque du docteur, la serre, la salle de
billard où l'on fumait, ennuyé de conversations graves
et arides, qui lui semblaient détonner dans un lieu si
paré et dans l'heure courte du plaisir — quelqu'un lui
avait demandé négligemment, sans le regarder, ce que
la bourse faisait ce jour-là — se rapprocha de la porte
du grand salon, que défendait un flot pressé d'habits
noirs, une houle de têtes penchées les unes à côté des
autres et regardant.
Une vasle pièce richement meublée avec le goût ar-
tistique qui caractérisait le maître et la maîtresse de la
maison. Quelques tableaux anciens sur le fond clair des
draperies. Une cheminée monumentale, décorée d'un
beau groupe de marbre, « les Saisons, » de Sébastien
Ruys, autour duquel de longues tiges vertes découpées
en dentelle ou d'une raideur gaufrée de bronze se re-
courbaient vers la glace comme vers la limpidité d'une
eau pure. Sur les sièges bas, les femmes groupées,
pressées, confondant presque les couleurs vaporeuses
de leurs toilettes, formant une immense corbeille de
fleurs vivantes, au-dessus de laquelle flottaient le rayon-
6
66 LB NABAB.
nement des épaules nues, des chevelures semées de dia*
mants, gouttes d^eau sur les brunes, reflets scintillants
sur les blondes, et le même parfum capiteux, le mèms
bourdonnement confus et doux, fait de chaleur vibrante
et d'ailes insaisissables, qui caresse en été toute la flo-
raison d*un parterre. Parfois iin petit rire, montant dans
cette atmosphère lumineuse, un souffle plus vif qui
fs^sait trembler des aigrettes et des frisures, se déta-
cher tout à coup un beau profil. Tel était Taspect du
salon.
Quelques hommes se trouvaient là, en très-petit
nombre, tous des personnages de marque, chargés
d*années et de croix, qui causaient au bord d'un divan,
appuyés au renversement jl'un siège avec cet air de
condescendance que Ton prend pour parler à des en-
fants. Mais dans le susurrement paisible de ces conver-
sations une voix ressortait éclatante et cuivrée, celle
du Nabab, qui évoluait tranquillement à travers cette
•erre mondaine avec Tassurance que lui donnaient son
mimense fortune et un certain mépris de la femme^
rapporté d'Orient.
En ce moment, étalé sur un siège, ses grosses mains
gantées de jaune croisées sans façon Tune sur l'autre»
il causait avec une très-belle personne dont la physio-
nomie originale — beaucoup de vie sur des traits sé-
vères — se détachait en pâleur au milieu des^ minoit
environnants, comme sa toilette toute blanche, classique
de plis et moulée sur sa grâce souple, contrastait avec
des mises plus riches, mais dont aucune n'avait cette
allure de simplicité hardie. De son coin, de Géry admi-
rait ce front court et uni sous la frange des cheveux
abaissés, ces yeux long ouverts, d'un bleu profond,
d*un bleu d'abîme, cette bouche qui ne cessait de son-
LE NABAB. «7
rire qne pour détendre sa forme pure dans une exprès-
non lassée et retombante. En tout, Fapparence un peu
hautaine d'un être d'exception.
Quelqu'un près de lui la nomma... Félîcia Ruys.,*
Dès lors il comprit l'attrait rare de cette jeune fille,
continuatrice du génie de son père, et dont la célébrité
naissante était arrivée jusqu'à sa province, auréolée
d'une réputation de beauté. Pendant qu'il la contem-
plait, qu'il admirait ses moindre gestes, un peu intrigué
par l'énigme de ce beau visage, il entendit chuchoter
derrière lui :
« Mais voyez donc comme elle est aimable avec le
Nabab... Si le duc arrivait...
— Le duc de Mora doit venir?
— Certainement. C'est pour lui que la soirée est don-
née; pour le faire rencontrer avec Jansoulet.
— Et vous pensez que le duc et mademoiselle Ru js...
— D'où sortez-vous?... C'est une liaison connue de
tout Paris... Ça date de la dernière exposition où elle a
fait son buste.
— Et la duchesse ?. . .
— Bahl Elle en a bien vu d'autres... Ah I voilà mar
dame Jehkîns qui va chanter, i»
n se fit un mouvement dans le salon, une pesée plus
forte de la foule auprès de la porte, et les conversations
cessèrent pour un moment. Paul de Géry respira. Ce
quil venait d'entendre lui avait serré le cœur. Il se
sentait atteint, sali par cette boue jetée à pleine main
sur l'idéal qu'il s'était fait de cette jeunesse splendide,
mûrie au soleil de l'art d'un charme si pénétrant. Il
s'âoigna un peu, changea de place. Il avait peur d'en-
tendre encore chuchoter quelque infamie... La voix de
madame Jenkins lui fit du bien, une voix fameuse danc
06 LE NABAB.
les salons de Paris et qui, malgré tout son éclat, n'avait
rien de théâtral, mais semblait une parole émue vibrant
sur des sonorités inapprises. La chanteuse, une femme
de quarante à quarante-cinq ans, avait une magnifique
chevelure cendrée, des traits fins un peu mous, une
grande expression débouté. Encore belle, elle était mise
avec le goût coûteux d'une femme qui n*a pas renoncé
à plaire. Elle n'y avait pas renoncé en efi'et; mariée
en secondes noces avec le docteur depuis une dizaine'
d'années, ils semblaient en être encore aux premiers
mois de leur bonheur à deux. Pendant qu'elle chan-
tait un air populaire de Russie, sauvage et doux
comme un sourire slave, Jenkins était fier naïvement,
sans chercher à le dissimuler, toute sa large figure
épanouie; et elle, chaque fois qu'elle penchait la tète
pour reprendre son souffle, adressait de son côté un
sourire craintif, épris, qui allait le chercher par-
dessus la musique étalée. Puis, quand elle eut fini au
milieu d'un murmure admiratif et ravi, c'était tou-
chant de voir de quelle façon discrète elle serra fur-
tivement la main de son mari, comme pour se faire un
coin de bonheur intime parmi ce grand triomphe. Le
jeune de Géry se sentait réconforté par la vue de ce
couple heureux, quand tout près de lui une voix mur-
mura, — ce n'était pourtant pas la même qui avait parlé
tout à l'heure :
« Vous savez ce qu'on dit... que les Jenkins ne sont
pas mariés.
— Quelle folie! .
— Je vous assure... il paraîtrait qu'il y aune véritable
madame Jenkins quelque part, mais pas celle qu'on
nous a toontrée... Du reste, avez-vous remarqué... »
Le dialogue continua à voix basse, madamo Jenkins
LS NABAB. 6t
s*approchait, saluant, souriant, tandis que le ddcteur,
arrêtant un plateau au passage, lui apportait un verre
de bordeaux avec l'empressement d'une mère, d'un im-
présario, d'un amoureux. Calomnie, calomnie, souil-
lure ineflaçablel Maintenant les attentions de Jenkins
semblaient exagérées au provincial. Il trouvait qu'il y
avait là quelque chose d'affecté, de voulu, et aussi dans
le renîercîment qu'elle adressa tout bas à son mari, il
cput remarquer une crainte, une soumission contraires
à la dignité de l'épouse légitime, heureuse et fière d'un
bonheur assuré... « Mais c'est hideux, le monde I » se
disait de Géry épouvanté, les mains froides. Ces sou-
rires qui l'entouraient lui faisaient tous l'effet de gri-
maces. Il avait de la honte et du dégoût. Puis tout à
coup se révoltant : « Allons donc I ce n'est pas possible. »
Et, comme si elle avait voulu répondre à cette excla-
mation, derrière lui, la médisance reprit d'un ton dé-
gagé : « Après tout, vous savez, je n'en suis pas sûr
autrement. Je répète ce qu'on m'a dit... Tiens I la ba-
ronne Hemerlingue. . . Il a tout Paris, ce Jenkins. »
La baronne s'avançait au bras du docteur, qui s'était
précipité au-devant d'elle, et si maître qu'il fût de tous
les jeux de son visage, semblait un peu troublé et dé-
confit. Il avait imaginé cela, le bon Jenkins, de profiter
de sa soirée pour réconcilier entre eux son ami Hemer-
lingue et son ami Jansoulet, ses deux clients les plus
riches, et qui l'embarrassaient beaucoup avec leur
guerre intestine. Le Nabab ne demandait pas mieux. Il
n'en voulait pas à son ancien copain. Leur brouille était
venue à la suite du mariage d'Hemerlingue avec une
des favorites de l'ancien bey. « Histoire de femme, en
somme, >> disait Jansoulet, et qu'il aurait été heureux
* de voir finir, toute anlipalhie pesant à cette nature exu-
70 LK NABAB.
bérante. Mais il paraît que le baron ne tenait pas à un
rapprochement; car, malgré la promesse qu'il avait
faite à Jenkins, sa femme arrivait seule, au grand dépit
de l'Irlandais.
C'était une longue, mince, frêle personne, aux sour*
cils en plumes d'oiseau, l'air jeune et intimidé, trente
ans qui en paraissaient vingt, coiffée d'herbes et d'épi»
tombants dans des cheveux très-noirs criblés de dia-
mants. Avec ses longs cUs sur ses joues blanches de
cette Ihnpidité de teint des femmes longtemps cloîtrée»,
un peu gênée dans sa toilette parisienne, elle ressem-^
blait moins à une ancienne femme de harem qu'à une
religieuse ayant renoncé à ses vœux et retournant au
monde. Quelque chose de dévot, de confit dans le main-
tien, une certaine façon ecclésiastique de marcher en
baissant les yeux, les coudes à la taille, les mains croi-
sées, des manières qu'elle avait prises dans le milieu
très-pratiquant où elle vivait depuis sa conversion et
son récent baptême, complétaient cette ressemblance.
Et vous pensez si la curiosité mondaine s'empressait
autour de cette ancienne odalisque devenue catholique
fervente, s'avançant escortée d'une figure livide de sa-
cristain à lunettes, maître Le Merquier, député de
Lyon, l'homme d'affaires d'Hemerlingue, qui accompa-
gnait la baronne quand le baron « était un peu souf-
frant, » comme ce soir.
A leur entrée dans le second salon, le Nabab vint
droit à elle, croyant voir apparaître à la suite la figure
bouffie de son vieux camarade, auquel il était convenu
qu'il irait tendre la main. La baronne l'aperçut, devint
encore plus blanche. Un éclair d'acier filtra sous ses
longs cils. Ses narines s'ouvrirent, palpitèrent, et,
comme Jansoulet s'inclinait, elle pressa le pas, la tète
LE NABAB. 71
haute et droite, laissant tomber de ses lèvres minces uc
mot arabe que personne ne put comprendre, mais où
le pauvre Nabab entendit bien Tinjure, lui; car, en se
relevant, son visage hâlé était de la couleur d'une terre
cuite qui sort du four. Il resta un moment sans bouger,
ses gros poings crispés, sa bouche tuméfiée de colère.
Jenkins vint le rejoindre, et de Géry, qui avait suivi de
loin toute cette scène, les vit causer ensemble vivement
d'un air préoccupé.
L'affaire était manques. Cette réconciliation, si savam-
ment combinée, n'aurait pas lieu. Hemerlingue n'en
Youlait pas. Pourvu maintenant que le duc ne leur man-
quât pas de parole. C'est qu'il était tard. La Wauters,
qui devait, en sortant de son théâtre, chanter l'air de
la Nuit, de la Flûte enchantée^ venait d'entrer tout em-
mitouflée dans ses capuchons de dentelles.
Et le ministre n'arrivait pas.
Pourtant c'était une affaire entendue, promise. Mon-
pavon devait le prendre au cercle. De temps en temps
le bon Jenkins tirait sa montre tout en jetant un bravo
distrait au bouquet de notes perlées que la Wauters fai-
sait jaillir de ses lèvres de fée, on bouquet de trois mille
francs, inutile comme les autres frais de la soirée, jii le
duc ne venait pas.
Tout à coup la porte s*oavrit à deux battants :
« Son Excellence M. le duc de Mora. »
Un long frémissement l'accueillit, une curiosité res<
pectueuse, rangée sur deux haies, au lieu de la presse
brutale qui s'était jetée sur les pas du Nabab.
Nul mieux que lui ne savait se présenter dans le
monde, traverser un salon gravement, monter en sou-
riant â la tribune, donner du sérieux aux choses futiles^
traiter légèrement les choses graves ; c'était le résumé
\
s
7S LS MABAB.
de son attitude dans la vie, une distinction paradoxale.
Encore beau malgré ses cinquante-six ans, d'une beauté
faite d'élégance et de proportion où la grâce du dandy
se raffermissait par quelque chose de militaire dans
la taille et la fierté du visage, il portait merveilleu-
sement rhabit noir, sur lequel, pour faire honneur à
Jenkins, il avait mis quelques-unes de ses plaques, qu*il
n'arborait jamais qu'aux jours officiels. Le reflet du
linge, de la cravate blanche, l'argent mat des décora-
tions, la douceur des cheveux rares et grisonnants
ajoutaient à la pâleur de la tête, plus exsangue que
tout ce qu'il y avait d'exsangue ce soir-là chez l'Ir-
landais.
Il menait une vie si terrible I La politique, le jeu sous
toutg^ ses formes, coups de bourse et coups de baccarat,
et cette réputation d'homme à bonnes fortunes qu'il
fallait soutenir à tout prix. Oh I celui-là était un vrai
client de Jenkins ; et cette visite princière, il la devait
bien à l'Inventeur de ces mystérieuses perles qui don-
naient à son regard cette flamme, à tout son être cet
en-avant si vibrant et si extraordinaire.
« M'^n cher duc, permettez-moi de vous... »
Monpavon, solennel, le jabot gonflé, essayait de faire
la présentation si attendue ; mais l'Excellence, distraite,
n'entendait pas, continuait sa route vers le grand salon,
emportée par un de ces courants électriques qui rom-
pent la monotonie mondaine. Sur son passage, et pen-
dant qu'il saluait la belle madame Jenkins, les femmes
se penchaient un peu avec des airs attirants, un rire
doux, une préoccupation de plaire. Mais lui n'en voyait
qu'une seule, Pélicia, debout au centre d'un groupe
d'hommes, discutant comme au milieu de son atelier,
et qui regardait venir le duc, tout en mangeant tran-
LE NAfiAB. 78
qnillement un sorbet. Elle Taccueillit avec un naturel
parfait. Discrètement, l'entourage s'était retiré. Pour-
tant, et malgré ce qu'avait entendu Géry sur leurs rela-
tions présumées, il semblait n'y avoir entre eux qu'une
camaraderie toute spirituelle, une familiarité enjouée.
« Je suis allé chez vous, Mademoiselle, en montant au
Bois.
— On me l'a dit. Vous êtes même entré dans l'ate-
lier.
— Et j'ai vu le fameux groupe... mon groupe.
— Eh bien?
— C'est très-beau... Le lévrier court comme un en-
ragé... Le renard détale admirablement... Seulement
je n'ai pas bien compris... Vous m'aviez dit que c'était
notre histoire à tous les deux ?
— Ah I voilà... Cherchez... C'est un apologue que
j'ai lu dans... Vous ne lisez pas Rabelais, monsieur le
duc?
-r Ma foi, non. îl est trop grossier...
— Eh bien, moi, j'ai appris à lire là-dedans. Très-
mal élevée, vous savez. Ohl très-mal... Mon apologue
est donc tiré de Rabelais. Voici : Bacchus a fait un re-
nard prodigieux, imprenable à la course. Yulcain de son
côté a donné à un chien de sa façon le pouvoir d'attra-
per toute béte qu'il poursuivra, a Or, comme dit mon
auteur, advint qu'ils se rencontrèrent. » Vous voyez
quelle course enragée et... interminable. Il me semble,
mon cher duc» que le destin nous a mis ainsi en pré-
sence, munis de qualités contraires, vous qui avez reçu
des dieux le don d'atteindre tous les cœurs, moi dont
le cœur ne sera jamais pris. »
Elle lui disait cela, bien en face, presque en riant,
mab serrée et droite dans sa tunique blanche qui sem-
T
74 LE NABAB.
blaît garder sa personne ■ contre les libertés de son
esprit. Lui , le vainqueur, rirrésistible , il n'en avait
jamais rencontré de cette race audacieuse et volontaire.
Aussi Tenveloppait-il de toutes les effluves magnétiques
d*une séduction, pendant qu'autour d'eux le murmure
montant de la fête, les rires flûtes, le frôlement des sa-
tins et des franges de perles faisaient] 'accompagnement
à ce duo de passion mondaine et de juvénile ironie.
Il reprit au bout d'une minute :
« Mais comment les dieux se sont-ils tirés de ce mau-
vais pas ?
— En changeant les deux coureurs en pierre.
— Par exemple, dit-il, voilà un dénoûment que je
n'accepte point Je défie les dieux de jamais pétrifier
mon cœur. »
Une flamme courte jaillit de ses prunelles, éteinte
aussitôt à la pensée qu'iyi les regardait.
En effet, on les regardait beaucoup, mais personne
aussi curieusement que Jenkins qui rôdait autour d'eux,
impatient, crispé, comme s'il en eût voulu à Félicia de
prendre pour elle seule le personnage important de la
soirée. La jeune fille en fit, en riant, l'observation au
duc :
« On va dire que je vous accapare. »
Elle lui montrait Monpavon attendant, debout près
du Nabab qui, de loin, adressait à l'Excellence le re-
gard quêteur et soumis d'un bon gros dogue. Le minis-
tre d'État se souvint alors de ce qui l'avait amené. Il
salua la jeune fille et revint à Monpavon, qui put lui pré«
senter enfin «c son honorable ami, M. Bernard Jansou-
let. » L'Excellence s'inclina, le parvenu s'humilia pliu
bas que terre, puis ils causèrent un moment.
Vn groupe curieux à observer. Jansoulet, grand» toii|
LE NABAB. 7ft
Taîr peuple, la peau tannée, son large dos voûté comme
s'il s'était pour jamais arrondi dans les salamaleks de la
courtisanerie orientale, ses grosses mains courtes faisant
éclater ses gants clairs, sa mimique excessive, son exu-
bérance méridionale découpant les mots à l'emporte-
pièce. L'autre, gentilhomme de race, mondain, l'élégance
même, aisé dans ses moindres gestes fort rares d'ailleurs,
laissant tomber négligemment des phrases inachevéeSi
éclairant d'un demi-sourire la gravité de son visage,
cachant sous une politesse imperturbable le grand mé-
pris qu'il avait des hommes et des femmes ; et c'est
de ce mépris surtout que sa force était faite... Dans un
salon américain, l'antithèse eût été moins choquante.
Les millions du Nabab auraient rétabli l'équilibre et fait
même pencher le plateau de son côté. Mais Paris ne met
pas encore l'argent au-dessus de toutes les autres puis-
sances, et, pour s'en rendre compte, il suffisait de voir
ce gros traitant frétiller d'un air aimable devant ce
grand seigneur, jeter sous ses pieds, comme le manteau
d'hermine du courtisan, son épais orgueil d'enrichi.
De l'angle où il s'était blotti, de Géry regardait la
scène avec intérêt, sachant quelle importance son ami
attachait à cette présentation, quand le hasard qui avait
ri cruellement démenti, toute la soirée, ses naïvetés de
débutant, lui fit distinguer ce court dialogue, près de
lui, dans cette houle des conversations particulières où
chacun entend juste le mot qui l'intéresse :
« C'est bien le moins que Monpavon lui fasse faire
quelques bonnes connaissances. Il lui en a tant pro-
curé de mauvaises... Vous savez qu'il vient de lui jeter
•ur les bras Paganetti et toute sa bande.
— Le malheureux I... Mais ils vont le dévorer.
— Bah 1 ce n'est que justice qu'on lui fasse un peu
79 . LE NABÀB.
rendre gorge... Il en a tant volé là-bas chez les Turcs.
— Vraiment, Vous croyez?... .
— Si je crois ! J'ai là-dessus des détails très-précis
que je tiens du baron Hemerlingue, le banquier qui a
fsiit le dernier emprunt tunisien... Il en connaît des his-
toii-es, celui-là, sur le Nabab. Imaginez-vous... »
Et les infamies commencèrent. Pendant quinze ans,
Jansoulet avait indignement exploité Tancien bey. On
citait des noms de fournisseurs et des tours admirables
d'aplomb; d'effronterie; par exemple, Thistoire d'une
frégate à musique, oui, véritablement à musique,
comme un tableau de salle à manger, qu'il avait payée
deux cent mille francs et revendue dix millions, un
trône de trois millions , dont la note visible sur les
livres d'un tapissier du faubourg Saint-Honoré n'allait
pas à cent mille francs; et le plus comique, c'est
que le bey ayant changé de fantaisie, le siège royal
tombé en disgrâce avant même d'être déballé, était
encore cloué dans sa caisse de voyage à la douane de
Tripoli.
Puis, en dehors de ces commissions effrénées sur
l'envoi du moindre jouet, on accentuait des accusa-
tions plus graves mais aussi certaines, puisqu'elles
venaient toujours de la même source. C'était, à côté
du sérail , un harem d'Européennes admirablement
monté, pour, Son Altesse, par le Nabab qui devait s'y
connaître, ayant fait jadis à Paris — avant son départ
pour rOrient — les plus singuliers métiers : marchand
de contre-marques, gérant d'un bal de barrière, d'une
maison plus mal famée encore... Et les chuchotements
se terminaient dans un rire étouffé, le rire lippu des
hommes causant entre eux.
Le premier mouvement du jeune provincial, en en-
LE NABAB. 77
lendant ces calomnies infâmes, fat de se retourner eC
de crier :
« Vous en avez menti. »
Quelques heures plus tôt, il Taurait fait sans hésiter;
mais, depuis qu'il était là, il avait appris la méfiance,
le scepticisme. Il se contint donc et écouta jusqu'au
bout, immobile à la même place, ayant tout au fond de
lui-même le désir inavoué de connaître mieux celui
fu*il servait. Quant au. Nabab, sujet bien inconscient
de cette hideuse chronique, tranquillement installé
dans un petit salon auquel ses tentures bleues, deux
lampes à abat-jour communiquaient un air recueilli, il
faisait sa partie d'écarté avec le duc de Mora.
0 magie du galion 1 Le fils du revendeur de ferraille
seul à une table de jeu en face du premier personnage
de Tempire. Jansoulet en croyait à peine la glace de
Venise où se reflétaient sa figure resplendissante et le
crAne auguste, séparé d'une large raie. Aussi, pour
reconnaître ce grand honneur, s'appliquait-il à perdre
décemment le plus de billets de mille francs possible,
se sentant quand même le gagnant de la partie et tout
fier de voir passer son argent dans ces mains aristo-
cratiques dont il étudiait les moindres gestes pen-
dant qu'elles jetaient, coupaient ou soutenaient les
cartes.
Autour d'eux un cercle se faisait, mais toujours à
distance^ les dix pas exigés pour le salut à un prince;
c'était le public de ce triomphe où le Nabab assistait
comme en rêve, grisé par ces accords féeriques un peu
assourdis dans le lointain, ces chants qui lui arrivaient
en phrases coupées comme par-dessus l'obstacle ré-
sonnant d'un étang, le -parfum des fleurs épanouies
d'une façon si singulière vers la fin des bals parisiens,
7.
f
78 LE NABAB. ^
alors que Vheuno qui s'avance confondant toutes les
notions du .temps, la lassitude de la nuit blanche com-
muniquent aux cerveaux allégés dans une atmosphère
plus neryeuse, comme un étourdissement de jouissance.
La robuste nature de Jansoulet, de ce sauvage civilisé,
était plus sensible qu'une autre à ces raffinements in*
connus; et il lui fallait toute sa force pour ne pas mar
nifester par quelque joyeux hourrah, une intempestiye
effusion de gestes et de paroles, ce mouvement d'allé-
gresse physique qui agitait tout son être, comme il ar-
rive à ces grands chiens de montagne qu'une goutte
d'essence respirée jette dans des folies épileptiques.
« Le ciel est beau, le pavé sec... Si vous voulez^ mon
cher enfant, nous renverrons la voiture et nous ren-
trerons à pied, » dit Jansoulet à son compagnon en
sortant de chez Jenkins.
De Géry accepta avec empressement. Il avait besoin
de se promener, de secouer dans l'air vif les infamies
et les mensonges de cette comédie mondaine qui lui
laissait le cœur froid et serré, tout le sang de sa vie ré-
fugié sous ses tempes dont il entendait battre les veines
gonflées. Il chancelait en marchant, semblable à ces
malheureux opérés de la cataracte qui, dans l'effroi de
la vision reconquise, n*osent plus mettre un pied de-
vant l'autre. Mais avec quelle brutalité de main l'opé-
ration avait été faite l Ainsi cette grande artiste au nom
glorieux, cette beauté pure et farouche, dont l'aspect
seul l'avait troublé comme une apparition, n'était
qu'une courtisane. Madame Jenkins, cette femme im-
posante, d'un maintien à la fois si fier et si doux, ne
s'appelait pas madame Jenkins. Cet illustre savant an
visage ouvert, à l'accueil si cordial, avait l'impudence
LE NÀBÀB. 79
d*étaler ainsi an coDcubinage honteux. Et Paris s*en
doutait, mais cela ne Tempêchait pas d'accourir à leurs
fêtes. Enfin, ce Jansoulet, si bon, si généreux, pour
lequel il se sentait au cœur tant de reconnaissance, il
le savait tombé aux mains d*une troupe de bandits,
bandit lui-même et bien digne de Texploitation orga-
nisée pour faire rendre gorge à ses millions...
Était-ce possible et cju'en fallait-il croire ?
Un coup d^œil de côté jeté sur le Nabab, dont la
vaste personne encombrait le trottoir, lui révéla tout
à coup dans cette démarche calée par le poids des écus,
quelque chose de bas et de canaille qu'il n'avait pas
encore remarqué. Oui, c'était bien l'aventurier du Midi,
pétri de ce liiocion qui couvre les quais de Marseille
piétines par tous les nomades, les errants de ports
de mer. Bon, généreux, parbleu I comme les filles,
comme les voleurs. Et l'or coulant par torrents dans ce
milieu taré et luxueux, éclaboussant jusqu'aux mu-
railles, lui semblait charrier maintenant toutes les sco-
ries, toutes les boues de sa source impure et fan-
geuse. Alors, lui, de Géry, n'avait plus qu'une chose à
faire, partir, quitter au plus vite cette place où il ris-
quait de compromettre son nom, l'unique héritage pa-
ternel. Sans doute. Mais les deux frérots, là-bas au
pays, qui payerait leur pension? Qui soutiendrait le
modeste foyer miraculeusement relevé par les beaux
appointements de l'alné, du chef de famille? Ce mot
de chef de famille le rejetait aussitôt dans un de ces
combats intérieurs où luttent l'intérêt et la conscience,
7^ Tune bru^e, solide, attaquant à fond avec des
coups droits, l'autre fuyant, rompant par des dégage-
ments subtils, — pendant que le brave Jansoulet, cause
ignorante du conflit, marchait à grandes enjambéei
80 LE NABAB.
près de son jeune ami , aspirant Tair avec délices du
bout de son cigare allumé.
Jamais il n'avait été si heureux de vivre ; et cette
soirée chez Jenkins, son entrée dans le monde, à lui
aussi, lui avait laissé une impression de portiques dres*
ses comme pour un triomphe, de foule accourue, de
fleurs jetées sur son passage... Tant il est vrai que les
choses n'existent que par les yeux qui les regardent...
Quel succès I Le duc, au moment de le quitter, renga-
geant à venir voir sa galerie ; ce qui signifiait les portes
de rhôtel Mora ouvertes pour lui avant huit jours.
Felicia Ruys consentant à faire son buste, de sorte qu*à
la prochaine exposition le fils du cloutier aurait son
portrait en marbre par la même grande artiste qui
avait signé celui du ministre d'État. N'était-ce pas le
contentement de toutes ses vanités enfantines ?
^t tous deux ruminant leurs pensées sombres on
joyeuses, ils marchaient l'un près de l'autre, absorbés,
absents d'eux-mêmes, si bien que la place Vendôme,
silencieuse, inondée d'une lumière bleue et glacée,
sonna sous leurs pas avant qu'ils se fussent dit un
mot.
« Déjà, dit le Nabab... Jaurais bien voulu marcher
encore un peu... Ça vous va-t-il? » Et, tout en faisant
deux ou trois fois le tour de la place, il laissait aller,
par bouffées, l'immense joie dont U était plein :
« Gomme il fait bon! Gomme on respire I... Ton-
nerre de Dieul ma soirée de ce soir, je ne la donnerais
pas pour cent mille francs... Quel brave cœur que ce
Jenkins... Aimez-vous le genre de beauté de Félicia
Ruys? Moi, j'en raffole... Et le duc, quel grand sei-
gneur 1 si simple, si aimable... C'est beau Paris, n'est-ce
pas, mon fils ?
in^:
LE NABAB. 81
— vC'est trop compliqué pour moi... ça me fait peur,
répondit Paul de Géry d'une voix sourde.
— Oui, oui, je comprends, reprit Tautre avec une
fàtuitjé adorable. Vous n'avez pas encore l'habitude,
mais on s'y fait vite, allez I Regardez comme en on
mois je me suis mis à l'aise.
— C'est que vous étiez déjà venu à Paris, vous..«
Yous l'aviez habité autrefois.
— Moi? jamais de la vie... Qui vous a dit cela?
— Tiens, je croyais... répondit le jeune homme; et
tout de suite une foule de réflexions se précipitant dans
son esprit :
— Que lui avez- vous donc fait à ce baron Hemer-
lingue ? C'est une haine à mort entre vous.
Le Nabab resta une minute interdit. Ce nom d'He-
merlingue, jeté tout à coup dans sa joie, lui rappelait
le seul épisode fâcheux de la soirée :
« A celui-là comme aux autres, dit-il d'une voix at-
tristée, je «n'ai jamais fait que du bien. Nous avons
commencé ensemble , misérablement. Nous avons
grandi, prospéré côte à côte. Quand il a voulu partir
de ses propres ailes, je l'ai toujours aidé, soutenu de
mon mieux. C'est moi qui lui ai fait avoir dix ans de
suite les fournitures de la flotte et de l'armée ; presque
toute sa fortune vient de là. Puis un beau matin, cet
imbécile de Bernois à sang lourd ne va-t-il pas se to-
quer d'une odalisque que la mère du bey avait fait
chasser du harem? La drôlesse était belle, ambitieuse^
elle s'est fait épouser, et naturellement, après ce beau
mariage, Hemerlingue a été obligé de quitter Tunis...
On lui avait fait croire que j'excitais le bey à lui fer-
mer la principauté. Ce n'est pas vrai. J'ai obtenu, au
contraire, de Son Altesse , qu'Hemerling le file — un
8t LE NABAB.
enfant de sa prejnîere femme — resterait à Tanis pour
surveiller leurs intérêts en suspens, pendant que le père
venait à Paris fonder sa maison de banque... Du reste,
)*ai été bien récompensé de ma bonté... Lorsque, à la
mort de mon pauvre Ahmed, le mouchir, son frère, est
monté sur le trône, Tes Hemcrlingue, rentrés en faveur,
n^ont cessé de me desservir auprès du nouveau maître.
Le bey me fait toujours bon visage; mais nK>n crédit
est ébranlé. £h bien I malgré cela, malgré tous les
mauvais tours qu'Hemerlingue m'a joués, qu'il me joue
encore, j'étais prêt ce soir à lui tendre la main... Non-
seulement ce misérable-là me la refuse; mais il me
fait insulter par sa femme, une' bête sauvage et mé-
chante, qui ne me pardonne pas de n'avoir jamais voulu
la recevoir à Tunis... Savez- vous comment elle m'a
appelé tout à l'heure en passant devant moi ? « Voleur
et fils de chien... » Pas plus gênée que ça, l'odalisque...
C'est-à-dire que si je ne connaissais pas mon Hemcr-
lingue aussi capon qu'il est gros... Après tout, bahl
qu'ils disent ce qu'ils voudront. Je me moque d'eux.
Qu'est-ce qu'ils peuvent contre moi? Me démolir près
du bey ? Ça m'est égal. Je n'ai plus rien à faire en
Tunisie, et je m'en retirerai le plus tôt possible... Il
n'y a qu'une ville, qu'un pays au monde, c'est Paris,
Paris accueillant, hospitalier, pas bégueule, où tout
homme intelligent trouve du large pour faire de grandes
choses... Et moi, maintenant, voyez-vous, de Géry, je
yeux faire de grandes choses... J'en ai assez de la vie
de mercanti... J'ai travaillé peniant vingt ans pour
l'argent; à présent je suis goulu de gloire, de considé-
ration, de renommée. Je veux être .quelqu'un dans
l'histoire de mon pays, et cela me sera facile. Avec
mon immense fortune, ma connaissance des hommes,
L
LE NABAB. 83
des affaires, ce que je sens là dans ma tête, je puis ar-
river à tout et j^aspire à tout... Aussi croyez-moi, mon
cher enfant, ne me quittez jamais — on eût dit qu'il
répondait à la pensée secrète de son jeune ^compagnon
— restez fidèlement à mon bord. La mâture est solide ;
j*ai du charbon plein mes soutes... Je vous jure que
nous irons loin, et vite, nom d'un sorti »
Le naïf Méridional répandait ainsi ses projets dans la
naît avec force gestes expressifs^ et, de temps à autre,
en arpentant la place agrandie et déserte, majestueu-
sement entourée de ses palais muets et clos, il levait la
tête vers Thomme de bronze de la colonne, comme s'il
prenait à témoin ce grand parvenu dont la présence au
milieu de Paris autorise toutes les ambitions, rend
tontes les chimères vraisemblables.
Il y a chez la jeunesse une chaleur de coeur, un be-
soin d'enthousiasme que réveille le moindre effleure-
ment. A mesure que le Nabab parlait, de Géry sentait
fuir ses soupçons et toute sa sympathie renaître avec
une nuance de pitié... Non, bien certainement cet
homme-là n'était pas un coquin, mais un pauvre être
illusionné à qui la fortune montait à la tète comme un
vin trop capiteux pour un estomac longtemps abreuvé
d'eau. Seul au milieu de Paris, entouré d'ennemis et
d'exploiteurs, Jansoulet lui faisait l'effet d'un piétoQ
chargé d'or traversant un bois mal hanté, dans l'ombra
et sans armes. Et il pensait qu'il serait bien au protégé
de veiller sans en avoir Tair sur le protecteur, de deve-
nir le Télémaque clairvoyant de ce Mentor aveugle, de
Id montrer les fondrières, de le défendre contre lés
détrousseurs, de Taider enfin à se débattre dans tout ce
fourmillement d'embuscades nocturnes qu'il sentait
r6der féroeement autour du Nabab et de ses millions.
V
Là rAMILLt iti'IUSE
Tous les matins de Tannée, à huit heures très-pré-
cises, une maison neuve et presque inhabitée d^nn
quartier perdu de Paris s'emplissait de cris, d'appels,
de jolis rires sonnant clair dans le désert de Tescalier :
« Père, n'oublie pas ma musique...
— Père, ma laine à broder...
— Père, rapporte-nous des petits pains... »
Et la voix du père qui appelait d'en bas :
« Yaia, descends-moi donc ma serviette...
— AUons, bon ! il a oublié sa serviette... »
Et c'était un empressement joyeux du haut en bas de
la maison, une course de tous ces minois brouillés de
sommeil, de toutes ces chevelures ébouriffées que l'on
rajustait en chemin, jusqu'au moment où, penchées sur
la rampe, une demi-douzaine de jeunes filles adres-
saient leurs adieux sonores à un petit vieux monsieur,
net et bien brossé, dont la face rougeaude, la silhouette
étriquée, disparaissaient enfin dans la perspective
tournante des msirches. M. Joyeuse était parti pour
son bureau... Alors, toute cette échappée de volière re-
montait vite au quatrième , et la porte tirée, se groupait
LE NABAB. 85
à une croisée ouverte pour regarder le père encore une
fois. Le petit homme se retournait, des baisers s*échan-
geaient de loin, puis les fenêtres se fermaient; la mai-
son neuve et déserte redevenait tranquille^ à part les
écriteaux dansant leur folle sarabande au vent de la
rue inachevée, comme mis en gaieté eux aussi par
toutes ces évolutions. Un moment après, le photographe
du cinquième descendait suspendre à la porte sa vitrine
d'exposition toujours la même, où Ton voyait le vieux
monsieur en cravate blanche entouré de ses filles en
groupes variés ; il remontait à son tour, et le calme
succédant tout à coup à ce petit tapage matinal laissait
à supposer qtie « le père » et ses demoiselles étaient
rentrés dans le cadre de photographies, où ils se te-
naient souriants et immobiles jusqu'au soir.
De la rue Saint-Ferdinand chez Hemerlingue et
fils, ses patrons, M. Joyeuse avait bien trois quarts
d'heure de route. 11 marchait, la tête droite et raide,
comme s'il avait craint de déranger le beau nœud de
cravate attaché par ses filles^ son chapeau posé par
elles ; et lorsque l'aînée, toujours inquiète et prudente,
lui relevait ay moment de sortir le collet de sa redin-
gote pour éviter le^maudit coup de vent du coin de la
rue , même avec une température de serre chaude
M. Joyeuse ne le rabattait plus jusqu'au bureau, pa-
reil à l'amoureux qui sort des mains de sa maîtresse et
n'ose plus bouger de peur de perdre l'enivrant parfum.
Veuf depuis quelques années, ce brave homme
n'existait que pour ses enfants, ne songeait qu'à elles,
s'en allait dans la vie entouré de ces petites têtes blon-
des qui voletaient autour de lui confusément comme
dans un tableau d'Assomption. Tous ses désirs, tousses
projets se rapportaient à « ces demoiselles, » y rêve-
m LE NABAB.
Daient sans cesse, parfois après de grands circuits,
car M. Joyeuse -^ cela tenait sans doute à son cou
très-court, à sa petite taille où son sang bouillant ne
faisait qu*un tour — était un homnie de féconde, d'é-
tonnante imagination. Les idées évoluaient chez lui
avec la rapidité de pailles vides autour d*un o'ible,
Aa bureau, les chiiTres le fixaient encore par leur ma-
niement positif; mais, dehors, son esprit prenait la
revanche de ce métier inexorable. L'activité de la
marche, Thabitude d'une route dont il connaissait les
moindres incidents donnaient toute liberté à ses facul-
tés Imaginatives. Il inventait alors des aventures extra-
ordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons.
Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontant le fau-
bourg Saint-Honoré, sur le trottoir de droite — il pre-
nait toujours celui-là — apercevait une lourde charrette
de blanchisseuse qui s'en allait au grand trot,*conduite
par une femme de campagne dont l'enfant se penchait
un peu, juché sur un paquet de linge :
(( L'enfant 1 criait le^bonhomme effrayé, prenez garde
à l'enfant 1 »
Sa voix se perdait dans le bruit des roues et son aver-
tissement dans le secret de la providence. La charrette
passait. Il la suivait de l'œil un moment, puis se remet-
tait en route; mais le drame commencé dans son esprit
continuait à s'y dérouler, avec mille péripéties... L'en-
fant était tombé... Les roues allaient lui passer des-
sus... M. Joyeuse «s'élançait, sauvait le petit être tout
près de la mort; seulement le timon l'atteignait lui-
même en pleine poitrine et il tombait baigné dans son
sang. Alors il se voyait porté chez le pharmacien aa
milieu de la foule amassée. On le mettait sur une ci-
vière, on le montait chez lui, puis tout à coup il enten-
N
LE NâBÂB. ^7
dait le cri déchirant de ses filles, de ses bien-aiméesyen
rapercevant dans cet état. Et ce cri désespéré Tattei-
gùsli si bien au cœur^il le percevait si distinctement, si
profondement : « Papa, mon cher papa^.. » qu'il le
poussait lai-mème dans la rue, au grand élonnement
des passants, d^une voix rauque qui le réYeillait de son
cauchemar inventif.
Voulez- vous un autre trait de cette imagination pro«
digieuse?... Il pleut, il gèle; un temps de loup.
M. Joyeuse a pris Tomnibus pour aller à son bureau.
Gomme il est assis en face d'une espèce de colosse, tète
brutale, biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, tout
chétif, sa serviette sur les genoux, rentre ses jambes
pour laisser la place aux énormes piles qui soutiennent
le buste monumental de son voisin. Dans le train du
véhicule, de la pluie sur les vitres, M. Joyeuse se prend
à songer. Et tout à coup le colosse de vis^à-vis, qui a
une bonne figure en somme, est très-surpris de voir ce
petit homme changer de couleur, le regarder en grin-
çant des dents, avec des yeux féroces, des yeux d'assas-
sin. Oaiy d'assassin véritable, car en ce moment
M. .Joyeuse fait un rêve terrible... Une de ses filles est
assise là, en face de lui, à côté de cette brute géante, et
le misérable lui prend la taille sous son mantelet.
o Retirez votre main, Monsieur... » a déjà dit deux
fois M. Joyeuse... L'autre n'a fait que ricaner... Main*
tenant il veut embrasser Élise...
« Ahl bandit 1... »
Trop faible pour défendre sa fille, M. Joyeuse, écu-
mant de rage, cherche son couteau dans sa poche,
frappe l'insolent en pleine poitrine, et s'en va la tête
droite, fort de son droit de père outragé, faire sa décla-
ration au premier bureau de police.
/
88 LE NàBâL.
«c Je viens de tuer un homme dans un omnibus!... »
Au son de sa propre voix prononçant bien, en effet,
ces paroles sinistres, mais non pas dans le bureau de
police, le malheureux se réveille, devine à Teffarement
des voyageurs qu'il a dû pwler tout haut, et profite
bien vite de l'appel du conducteur : « Saint-Philippe ..
Panthéon... Bastille... » pour descendre, tout confus,
au milieu d'une stupéfaction générale.
Cette imagination toujours en haleine donnait à
M. Joyeuse une singulière physionomie, fiévreuse, ra-
vagée, contrastant avçc son enveloppe correcte de pe-
tit bureaucrate. Il vivait tant d'existences passionnées
fn un jour... La race est plus nombreuse qu'on ne
croit de ces dormeurs éveillés chez qui une destinée
t*op restreinte comprime des forces inemployées, des
ficultés héroïques. Le rêve est la soupape où tout cela
s'évapore avec des bouillonnements terribles, une va-
peur de fournaise et des images flottantes aussitôt dis-
sipées. De ces visions, les uns sortent radieux, les
autres affaissés, décontenancés, se retrouvant au terre-
à- terre de tous les jours. M. Joyeuse était de ceux-là,
s'enlevant sans cesse à des hauteurs d'où l'on ne pjeut
que redescendre un peu brisé par,la rapidité du voyage.
Or, un matin que notre « Imaginaire » avait quitta
sa maison à l'heure et dans les circonstances habi-
tuelles, il commença au détour de la rue Saint-Ferdi-
nand un de ses petits romans intimes. La fin de l'année
toute proche, peut-être une baraque en planches que
l'on clouait dans le chantier voisin lui fit penser
« étrennes... jour de l'an. » Et tout de suite le mot de
gratification se planta dans son esprit comme le pre-
mier jalon d'une histoire étourdissante. Au mois de dé-
cembre, tous les employés d'Hemerlingue touchaient
LE NABAB. tl \
des appointements doubles, et vous savez que dans les
petits ménages on base sur ces sortes d^aubaines mille
projets ambitieux ou aimables, des cadeaux à faire, ud
meuble à remplacer, une petite somme gardée dans un
tiroir pour l'imprévu.
G*est que M. Joyeuse n'était pas xiche. Sa femme,
une demoiselle de Saint-Amand, tourmentée d'idées de
grandeur et de mondanité , avait mis ce petit intérieur
d'employé sur un pied ruineux, et depuis trois ans
qu'elle était morte et que Bonne Maman menait la
maison avec tant de sagesse , on n'avait pas encore pu
faire d'économies, tellement le passé se trouvait lourd.
Tout à coup le brave homme se figura que cette année
la gratification allait être plus forte à cause du surcroit
de travail qu'on avait eu pour l'emprunt tunisien. Cet
emprunt constituait une très-belle affaire pour les pa-
trons, trop belle même , car M, Joyeuse s'était permis
de dire dans les bureaux que cette fois « Hemerlingue
et fils avaient tondu le Turc un peu trop ras. »
ce Certainement, oui, la gratification sera doublée, »
pensait l'imaginaire tout en marchant; et déjà il se
voyait à un mois de là, montant avec ses camarades ,
pour la visite du jour de l'an, le petit escalier qui con-
duisait chez Hemerlingue. Celui-ci leur annonçait la
bonne nouvelle ; puis il retenait M. Joyeuse en parti-
culier. Et voilà que ce patron si froid, d'habitude,
enfermé dans sa graisse jaune comme dans un ballot
de -soie grége, devenait affectueux, paternel, com-
municatif. Il voulait savoir combien Joyeuse avait de
filles.
« J'en ai trois... non, c'estrà-dire quatre, monsieur le
baron... Je confonds toujours. L'ainée est si raison-
nable. »
8.
1
II
«Q LE NABAB.
Savoir aussi quel âge elles avaient?
« Aline a vingt ans, monsieur le baron. G*est Tainée. ,«
Puis nous avons Élise qui prépare son -examen de dix-
huit ans... Henriette qui en a quatorze, et Zaza ou Yaia
qui n'a que douze ans. »
Ce petit nom de Yaia amusait prodigieusement M. le
baron, qui voulait connaître encore quelles étaient les
ressources de cette intéressante famille.
ce Mes appointements, monsieur le baron... pas autre
chose... J'avais un peu d'argent de côté, mais la ma-
ladie de ma pauvre femme , les études de ces demoi-
selles...
— Ge que vous gagnez ne suffit pas, mon cher
Joyeuse... Je vous porte à mille francs par mois.
— Ohl monsieur le baron, c'est trop... »
Mais quoiqu'il eût dit cette dernière phrase tout haut,
dans le dos d'un sergent de ville qui regarda passer
d'un œil de méfiance ce petit homme gesticulant et
hochant la tête , le pauvre imaginaire ne se réveilla
pas. Il s'admira rentrant chez lui , annonçant la nou-
velle à ses filles, les conduisant le soir au théâtre,
pour fêter cet heureux jour. Dieu! qu'elles étaient jolies
sur le devant de leur loge, les demoiselles Joyeuse?
quel bouquet de tètes ^vermeil les I Et puis, le lende^
main , voilà les deux aînées demandées* en mariage
par... Impossible de savoir par qui, car M. Joyeuse
venait de se retrouver subitement sous la voûte de
l'hôtel Hemerlingue, devant la porte battante surmon-
tée d'un « Caisse » en lettres d'or.
m Je serai donc toujours le même, » se dit-il en riant
un peu et passant sa main sur son front où la sueur
perlait.
Mis en belle humeur par sa chimère, par le feu ron-
LE NABAB. t|
liant dans l'enfilade des bureaux parquetés , grillagés ,
discrets sous le jour froid du rez-de-chaussée , où Ton
pouvait compter les pièces d*or sans s*éblouir les yeux,
M. Joyeuse salua gaiement les autres employé», passa
sa jaquette de travail et son bonnet de velours noir.
Soudain, on siffla d'en haut; et le caissier, appli-^
quant son oreille au cornet, entendit la voix grasse
et gélatineuse d'Hemerlingue , le seul, le véritable
Hemerlingue, — Tautre, le fils, était toujours ab-
sent,— qui demandait M. Joyeuse. Gomment I Est-ce
que le rêve continuait?... Il se sentit tout ému , prit le
petit escalier intérieur qu*il montait tout à Theure fit
gaillardement, et se trouva dans le cabinet du ban-
quier, pièce étroite, très-haute de plalond, meublée
seulement de rideaux verts et d'énormes fauteuils de
cuir proportionnés à reffroyable capacité du chef de la
maison. Il était là, assis à son pupitre dont son ventre
rempêchait de s'approcher, obèse, anhelant et si jaune
que sa face ronde au nez crochu, tète de hibou gras
et malade, faisait comme une lumière au fond de
ce cabinet solennel et assombri. Un gros marchand
maure moisi dans l'humidité de sa petite cour. Sou»
Bts lourdes paupières soulevées péniblement, son re-
. gard brilla une seconde quand le comptable entra ; il
lui fit signe de venir près de lui, et lentement, froide-
ment, coupant de repos ses phrases essoufflées, au lieu
de : « M. Joyeuse, combien avez-vous de filles? » U dit
ceci :
a Joyeuse, vous vous êtes permis de critiquer da^s
les bureaux nos dernières opérations sur la place ^e
Tunis. InutUe de vous défendre. Vos paroles m'ont été
rapportées mot pour mot. Et comme je ne saurais les
admettre dans la bouche d'un de mes employés, je
92 LE NABAB.
■
VOUS avertis qu'à dater de la fin de ce mois vous cessez
de faire partie de la maison. »
IJn flot de sang monta à la figure du comptable, re-
descendit, revint encore, apportant chaque fois uo
sifflement confus dans ses oreilles, à son cerveau un
tumulte de pensées et d'images.
Ses filles !
Qu'allaient-elles devenir?
Les places sont si rares à cette époque de Tannée.
La misère lui apparut , et aussi la vision d'un mal-
heureux tombant aux genoux d'Hemerlingue, le sup-
pliant, le menaçant, lui sautant à la gorge dans un
accès de rage désespérée. Toute cette agitation passa
sur son visage comme un coup de vent qui ride un lac
en y creusant toutes sortes de gouffres mobiles ; mais
il resta muet, debout à la même place, et sur l'avis du
patron qu'il pouvait se retirer, descendit en chancelant
reprendre sa tâche à la caisse.
Le soir, en rentrant rue Saint-Ferdinand, M. Joyeuse
ne parla de rien à ses filles. Il n'osa pas. L'idée d'as-
sombrir cette gaieté rayonnante dont la vie de la mai-
son était faîte, d'embuer de grosses larmes ces jolis
yeux clairs, lui parut insupportable. Avec cela craintif
et faible, de ceux qui disent toujours : <x Attendons à
demain. » Il attendit donc pour parler, d'abord que le
mois de novembre fût fini, se berçant du vague espoir
qu'Hemerlingue changerait d'avis , comme s'il ne con-
naissait pas cette volonté de mollusque flasque et tenace
sur son lingot d'or. Puis quand, ses appointements sol«
dés , un autre comptable eut pris sa place devant le
haut pupitre où il s'était tenu debout si longtemps, Q
Bspéra trouver promptement autre chose et réparer son
malheur avant d'être obligé de l'avouer.
LE NABAB. 93
Tous les matinS) il feignait de partir au bureau, se
laissait équiper et conduire comme à Tordinaire, sa
vaste serviette en cuir toute prête pour les nom-
breuses commissions du soir. Quoiqu'il en oubliât
exprès quelques-unes à cause de la prochaine fin da
mois si problématique, le temps ne lui manquait plus
maintenant pour les faire. Il avait sa journée à lui
toute une journée interminable , qu*il passait à courir
Paris à la recherche d'une place* On lui donnait des
adresses, des recommandations excellentes. Mais en
ce terrible mois de décembre, si froid et si court de
jour, chargé de dépenses et de préoccupations, les em-
ployés patientent et les patrons aussi. Chacun tâche
de finir Tannée dans le calme, remettant au mois de
janvier, à ce grand saut du temps vers une autre étape,
les changements, les améliorations, des tentatives de
vie nouvelle.
Partout où M. Joyeuse se présentait, il voyait les
visages se refroidir subitement dès qu'il expliquait le
but de sa visite : a Tiens I vous n'êtes plus chez Hemer-
lingue et fils? Gomment cela se fait-il? » U expliquait
la chose de son mieux par un caprice du patron , ce
féroce Hemerlingue que Paris connaissait ; mais il sen-
tait de la froideur, de la méfiance , dans cette réponse
uniforme : « Revenez nous voir après les fêtes. » Et,
timide comme il était déjà, il en arrivait à ne plus se
présenter nulle part, à passer vingt fois devant la même
porte, dont il n'aurait jamais franchi le seuil sans la
pensée de ses filles. Gela seul le poussait par les épaules,
lui donnait du cœur aux jambes, l'envoyait dans la
même journée aux extrémités opposées de Paris, à des
adresses très-vagues que des camarades lui donnaient,
à Âubervilliers, dans une grande fabrique de noir ani-
M LE NABAB.
mal, où on le faisait revenir pour rien trois jours de
suite.
Oh I les courses sous la pluie, sous le givre, les porte»
fermées, le patron qui est sorti ou qui a du monde, le»
paroles données et tout à coup reprises, les espoir»
déçus , Ténervement des longues attentes , les humilia-
lions réservées à tout homme qui demande de Tou-
vrage , comme si c'était une honte d*en manquer ,
M. Joyeuse connut toutes ces tristesses et aussi le»
bonnes volontés qui se lassent, se découragent devant
la persistance du guignon. Et vous pensez si le dur mar-
tyre de « Fhomme qui cherche une place » fut décuplé
par les mirages de son imagination , par ces chimères
qui se levaient pour lui du pavé de Paris pendant qu*U
Tarpentait en tous sens.
Il fut pendant tout un mois une de ces marionnettes
lamentables, monologuant, gesticulant sur les trottoirs,
à qui chaque heurt de la foule arrache une excla-
mation somnambulante : « Je Tavais bien dit, » ou
« gardez-vous d'en douter, Monsieur. » On passe, on
rirait presque, mais on est saisi de pitié devant Tincon-
science de ces malheureux possédas d'une idée fixe,
aveugles que le rêve conduit, tirés par une laisse invi-
sible. Le terrible, c*est qu'après ces longues, cruelles
journées d'inaction et de fatigue, quand M. Joyeuse
revenait chez lui, il fallait qu'il jouât la comédie de
l'homme rentrant du travail, qu'il racontât les évé-
nements du jour, ce qu'il avait entendu dire, les can-
cans de bureau dont il entretenait de tout temps ce»
demoiselles.
Dans les petits intérieurs, il y a toujours un nom qui
revient plus souvent que les autres, qu'on invoque aux
jours d'orage, qui se mêle à tous les souhaits, à tous
LE NABAB. «5
les espoirs, même aux jeux des enfants pénétrés de son
importance, un nom qui tient dans la maison le rôle
d'une sous-providence, ou plutôt d'un dieu lare familier
et surnaturel. C'est celi^ du patron, du directeur d'usine,
du propriétaire, du ministre, de l'homme enfin qui porte
dans sa main puissante le bonheur, l'existence du foyer.
Chez les Joyeuse, c'était Hemeriingue, toujours Hemer-
lingue, revcinant dix fois, vingt fois par jour, dans la
conversation de ces demoiselles, qui l'associaient à tous
leurs projets, aux plus petits détails de leurs ambitions
féminines : a Si Hemeriingue voulait... Tout cela
dépend d'Hemerlingue. » Et rien de plus charmant que
la familiarité avec laquelle ces fillettes parlaient de ce
gros richard, qu'elles n'avaient jamais vu.
On demandait de ses nouvelles... Le père lui avait-il
parlé?... Était-il de bonne humeur?... Et dire que tous,
tant que nous sommes, si humbles, si courbés que le
destin nous tienne, nous avons toujours au-dessous de
nous de pauvres êtres plus humbles, plus courbés, pour
qui nous sommes grands, pour qui nous sommes dieux,
et en notre qualité de dieux, indifférents, dédaigneux
ou cruels.
On se figure le supplice de M. Joyeuse, obligé d'in-
venter des épisodes, des anecdotes sur le misérable qui
l'avait si férocement congédié après dix ans de bons ser-
vices. Pourtant il jouait sa petite comédie, de façon à
tromper complètement tout le monde. On n'avait
remarqué qu'une chose, c'est que le père en rentrant le
soir se mettait toujours à table avec un grand appétit.
Je crois bien ! Depuis qu'il avait perdu sa place, le
pauvre homme ne déjeunait plus.
Les jours se passaient. M. Joyeuse ne trouvait rien.
Si, une place de comptable à la Came territoriale, mais
9e LE NABAB.
qu*il refusait, trop au courant des opérations de banque,
de tous les coins et recoins de la bohème financière en
général, et de la Came territoriale en particulier, pour
mettre les pieds dans cet antre.
a Mais, lui disait Passajon.,« car c*était Passajon qui,
rencontrant }e bonhomme et le.voyant sans emploi, lui
avait parlé de venir chez Paganetti... Mais puisque je
vous répète que c*est sérieux. Nous avons beaucoup
d*argent. On paye, on m*a payé, regardez comme je suis
flambant. »
En effet, le vieux garçon de bureau avait une livrée
neuve, et, sous sa tunique à boutons argentés, sa be-
daine s'avançait, majestueuse. N'importe, M. Joyeuse ne
s'était pas laissé tenter, même après que Passajon, ar-
ron4issant ses yeux bleus à fleur de tète, lui eut glissé
emphatiquement dans Toreille ces mots gros de pro-
messes :
(( Le Nabab est dans raffaîre. »
Même après cela, M. Joyeuse avait eu le courage de
dire non. Ne viËait-il pas mieux mourir de faim que
d'entrer dans une maison fallacieuse dont il serait peut-
être un jour appelé à expertiser les livres devant les
tribunaux?
Il continua donc à courir; mais, découragé, il ne
cherchait plus. Goinme il lui fallait rester dehors, il
s'attardait aux étalages sur les quais, s'accoudait des
heures aux parapets, regardait l'eau couler et les
bateaux qu'on déchargeait. Il devenait ce flâneur qu'on
rencontre au premier rang des attroupements de la rue,
s'abritant des averses sous les porches, s'approchant
pour se chauffer des poêles en plein air où fume le gou«
dron des asphalteurs, s'affaissant sur un banc du boo«
levard lorsque ses pas ne pouvaient plus le porter.
LE NABAB. 97
Ne rien faire, quel bon moyen de s'allonger la yie I
A certains jours, cependant, quand M. Joyeuse était
trop las ou le ciel trop féroce, il attendait au bout de la
rue que ces demoiselles eussent refermé leur croisée,
et, revenant à la maison le long des murailles, montait
Fescalier bien vite, passait devant sa porte en retenant
son souffle, et se réfugiait chez lé photographe André
Maranne qui^ au courant de son infortune, lui faisait
cet accueil apitoyé que les pauvres diables ont entre
eux. Les clients sont rares si près des banlieues. Il res-
tait de longues heures dans Tatelier à causer tout bas,
à lire à côté de son ami, à écouter la pluie sur les vitres
ou le vent qui soufflait comme en pleine mer, heurtant
les vieilles portes et les châssis, en bas, dans le chantier
de démolitions. Au-dessous il entendait des bruits con-
nus et pleins de charme, des chansons envolées du
contentement d'une tâche, des rires assemblés, la leçon
de piano que donnait Bonne Meunan, le tic-tac du mé-
tronome, tout un remue-ménage délicieux qui lui
chatouillait le cœur. Il vivait avec ses chéries, qui
certes ne croyaient pas l'avoir si près d'elles.
Unefois, pendantune absence deMaranne, M. Joyeuse,
gardant fidèlement l'atelier et son appareil neuf, enten-
dit frapper deux petits coups au plafond du quatrième,
deux coups séparés, très-distincts, puis un roulement
discret comme un trot de sburis. L'intimité du photo-
graphe avec ses voisins autorisait bien ces communica-
tions de"^ prisonniers ; mais qu'est-ce que cela signifiait?
Gomment répondre à, ce qui semblait un appel? A tout
hasard, il répéta les deux coups, le tambourinement
léger, et la conversation en resta là. Au retour d'André
Maranne, il eut l'explication du fait. C'était bien simple :
quelquefois, au courant de la journée, ces demoiselles,
t
#8 LE NABAB.
*
qui ne voyaient leur voisin que le soir, s'informaient de
ses nouvelles, si la clientèle allait un peu. Le signal
entendu voulait dire : « Est-ce que les affaires vont bien
aujourd'hui? » Et M. Joyeuse avait répondu, dlnstinct,
sans savoir : « Pas trop mal pour la saison. » Bien que
le jeune Maranne fût très-rouge en affirmant cela,
If. Joyeuse le croyait sur parole. Seulement cette idée
4e communication fréquente entre les deux ménages lui
fit peur pour le secret de sa situation, et dès lors U
s*abstînt de ce qu'il appelait <c ses journées artistiques, n
D'ailleurs, le moment approchait où il ne pourrait plui
dissimuler sa détresse, la fin du mois arrivant compli-
quée d'une fin d'année.
Paris prenait déjà sa physionomie de fôte des der-
nières semaines de décembre. En fait de réjouissance
nationale ou populaire, il n'a guère plus que celle-là.
Les folies du carnaval sont mortes en même temps que
Gavarni, les fêtes religieuses, dont on entend à peine le
carillon sur le bruit des rues, s'enferment derrière leurs
lourdes portes d'église, le quinze août n'a jamais été
que la Saint>Gharlemagne des casernes ; mais Paris a
^ardé le respect du jour de Tan.
Dès le commencement de décembre, un immense en-
fantillage se répand par la ville. On voit passer des
voitures à bras remplies de tambours dorés, de che-
vaux de bois, de jouets à la douzaine. Dans les quartiers
industrieux, du haut en bas des maisons à cinq étages,
des vieux hôtels du marais, où les magasins ont de si
hauts plafonds et des doubles portes majestueuses, on
passe les nuits à manier de la gaze, des fleurs et du
paillon, à coller des étiquettes sur des bottes satinées,
à trier, marquer, emballer ; les mille détails du joujou,
ce grand commerce auquel Paris donne le cachet de
LE NABAB. 9»
son élégance. Gela sent le bois neuf, la peinture fraîche^
le vernis reluisant, et, dans la poussière des mansardes,
par les escaliers misérables où le peuple met toutes les
boues qu*il a traversées, traînent des copeaux de bois de
rose, des rognures de satin et de velours, des parcelles
de clinquant, tous les débris du luxe employé pour
l'éblouissement des yeux enfantins. Puis, les étalage»
se parent. Derrière les vitrines claires, la dorure de»
livres d'étrennes monte comme un flot scintillant sous^
le gaz, les étoffes de couleurs variées et tentantes mon-
trent leurs plis cassants et lourds, pendant que les de-
moiselles de magasin, les cheveux en étage, un ruban
sous leur col, font ^article, un petit doigt en Tair, ou
remplissent des sacs de moire, dans lesquels les bon-
bons tombent en pluie de perles.
Mais, en face de ce commerce bourgeois, bien chei
loi, chauffé, retranché derrière ses riches devantures,
slnstalle Tindustrie improvisée de ces baraques en
planches, ouvertes au vent de la rue, et dont la doubla
rangée donne aux boulevards Taspect d'un mail forain»
C'est là qu*e§t le vrai intérêt et la poésie des étrennes.
Luxueuses dans le quartier de la Madeleine, bour-
geoises vers le boulevard Saint-Denis, plus « peuple »
en remontant à la Bastille, ces petites baraques se mo-
difient pour leur public, calculent leurs chances d»
succès au porte-monnaie plus ou moins garni des pas-
sants. Entre elles, se dressent des tables volantes, char-
gées de menus objets, miracles de la petite industrie
parisienne, bâtis de rien, frêles et chétifs, et que la
vogue entraine quelquefois dans son grand coup de
vent, à cause de leur légèreté même. Enfîn, au long des
trottoirs, perdues dans la file des voitures qui frôlent
leur marche errante» les yiarchandes d'oranges corn-
100 LE NABAB./
plètent ce commerce ambulant, entassant les fruits coo*
leur de soleil sous leur lanterne de papier rouge, criant :
„ « La Valence, » dans le brouillard, le tumulte, la hâte
excessive que Paris met à finir son année.
D^ordinaire, M. Jfoyeuse faisait partie de cette foule
affairée qui circule avec un bruit d^argent en pocbe
et des paquets dans toutes les mains. Il courait
en compagnie de Bonne Maman à la recherche des
étrennes pour ces demoiselles, s*arrètait devant ces
petits marchands émus du moindre client, sans Tha-
bitude de la vente, et qui ont basé sur cette courte
phase des projets de bénéfices extraordin€dres. Et
c'étaient des colloques, des réflexions, un embarras
du choix interminable da^s*ce petit cerveau com-
pliqué, toujours au delà de la minute présente et
de Toccupation du moment-.
Cette année, hélas I rien de semblable. Il errait
mélancoliquement dans la ville en liesse, plus triste,
plus désœuvré de toute l'activité environnante, heurté,
bousculé, comme tous ceux qui gênent la circu-
lation des actifs, le cœur battant d'une crainte per-
pétuelle, car Bonne Maman, depuis quelques jours,
lui faisait à table des allusions clairvoyantes et signi-
ficatives à propos des étrennes. Aussi, évitait-il de se
trouver seul avec elle, et lui avait-il défendu de venir
le chercher à la sortie du bureau. Mais, malgré tous ses
efforts, le moment approchait, il le sentait bien, où
le mystère serait impossible et son lourd secret dé-
voilé... Elle était donc bien terrible, cette Bonne Ma-
man, que M. Joyeuse la craignait si fort?... Mon Dieu,
non. Un peu sévère, voilà tout, avec un joli sourire qui
graciait à la minute tous les coupables. Mais M. Joyeuse
était un craintif, un timide de naissance ; vingt ans de
LE NABAB. 101
ménage avec une maltresse femme, « une personne de
la noblesse, » Payant esclayagô pour toujours, comme
ces forçats qui, après leur temps de fers, doivent encore
subir une période de surveillance. Et lui en avait pour
toute sa vie.
Un soir, la famUle Joyeuse était réunie dans le petit
salon, dernière épave de sa splendeur, où il restait deux
fauteuils capitonnés, beaucoup de garnitures au cro-
chet, un piano, deux lampes carcels coiffées de petits
chapeaux verts, et un bonheur du jour rempli de
bibelots.
La vraie famille est chez les humbles.
Par économie, on n*allumait pour la maison entière
qu*un seul feu et qu'une lampe autour de laquelle
toutes les occupations, toutes les distractions se grou-
paient, bonne grosse lampe de famille, dont le vieil
abat-jour, — des scènes de nuit, semées de points bril-
lants, — avait été Tétonnôment et la joie de toutes ces
fillettes dans leur petite enfance. Sortant doucement de
Tombre de la pièce, quatre jeunes tètes se penchaient,
blondes ou brunes, souriantes ou appliquées, sous ce
rayon intime et réchauffant qui les éclairait à la hau-
teur des yeux, semblait alimenter la flamme de leur
regard, la jeunesse lumineuse sous leurs fronts trans-
parents, les couver, les abriter, les garder du froid noir
ventant dehors, des fantômes, des embûches, des mi-
sères et des terreurs, de tout ce que promène de sinistre
une nuit d'hiver parisien au fond d'un quartier perdu.
Ainsi serrée dans une petite pièce en haut de la mai»
ton déserte, dans la chaleur, la sécurité de son intérieur^
bien garni et soigné, la famille Joyeuse a l'air d'un nid
tout en haut d'un grand arbre. On coud, on lit, on
cause un peu. Un sursaut de la flamme, un pétillement
t.
101 LB NABAft.
du feu, voilà ce qu'où entend, avec de temps à autre
une exclamation de M. Joyeuse, un peu en dehors de
son petit cercle, perdu dans Tombre où il abrite son
front anitieu^ et toutes les démences de son imagina-
tion. Maintenant, il se figure que, dans la détresse où
il se trouve acculé, dans cette nécessité absolue de tout
avouer à ses enfants, ce soir, au plus tard demain,
il lui arrive un secours inespéré. Hemerlingue, pris de
remords, lui envoie comme à tous ceux qui ont travaillé
au Tunisien sa gratification de décembre. G*est un grand
laquais qui l'apporte : « De la part de M. le baron, fo
Llmaginaire dit cela tout haut. Les jolis visages se
'tournent verd lui; on rit, on 8*ai;ite, et le malheureux
se réveille en sursaut...
Oh I comme il s*en veut à présent de sa lenteur à tout
avouer, de cette sécurité menteuse mcdntenue autour
de lui, et qu'il va falloir détruire jtout à coup. Aussi
quel besoin avait-il de critiquer cet emprunt de Tunis!
Il se reproche même à cette heure de n'avoir pas ac-
cepté une place à la Came tejTt'tortale. Est-ce qu'il avait
le droit de refuser ?... Ah ! le triste chef de famille, sans
force pour garder ou défendre le bonheur des siens...
Et, devant le joli groupe encerclé par l'abat-jour et
dont l'aspect reposant forme un si grand contraste
avec ses agitations intérieures, il est pris d'un remords
ni violent pour son âme faible, que son secret lui vient
aux lèvres, va Itd échapper dans un débordement de
sanglots, quand un coup de sonnette — pas chimérique,
celui-là — les fait tous tressaillir et l'arrête au moment
de parler.
Qui donc pouvait venir à cette heure ? Ils vivaient
à l'écart depuis la mort de la mère, ne fréquentaient
presque personne. André Maranne, quand il descendait
LB NABAB. lOS'
passer un moment avec eux, frappait familièrement
comme ceux pour qui la porte est toujours ouverte.
Profond silence dans le salon, long colloque sur le pa-
lier. Enfin , la vieille bonne — elle était dans la
maison depuis aussi longtemps que la lampe — intro-
duisit un jeune homme complètement inconnu, qui
s'arrêta, saisi, devant Tadorable tableau des quatre
chéries pressées autour de la table. Son entrée en fut
intimidée, un peu gauche. Pourtant il expliqua fort
bien le motif de sa visite. Il était adressé à M. Joyeuse
par un brave homme de sa connaissance, le vieux Pas-
sajon, pour prendre des leçons de comptabilité. Un de
ses amis se trouvait engagé dans de grosses affaires
d'argent, une commandite considérable. Lui aurait
voulu le servir en surveillant l'emploi des capitaux, la
droiture des opérations ; mais il était avocat, peu au
courant des systèmes financiers, du langage de la ban-
que. Est-ce que M. Joyeuse ne pourrait pas, en quel-
ques mois, à trois ou quatre leçons par semaine...
« Mais si bien, Monsieur, si bien... bégayait le
père tout étourdi de cette chance inespérée... Je me
charge parfaitement, en quelques mois, de vous rendre
apte à ce travail de vérification... Où prendrons-nous
DOS leçons ?
— Chez vous, si vous le permetteu, dit le jeune
Aomme, car je tiens à ce qu'on ne sache pas que je tra-
vaille... Seulement, je serai désolé si, chaque fois que
j'arrive, je mets tout le monde en fuite comme ce soir. »
En efiet, dès !es premiers mots du visiteur, lès quatre
tètes bouclées avaient disparu, avec des petits chucho-
tements, des froissements de jupes, et le salon parais-
sait bien nu, maintenant que le grand cercle de lumière
blanche était vide.
104 LE NABAB.
Toujours très-ombrageux, quand il s*agissait de ses
filles, M. Joyeuse répondit, que « ces demoiselles se
retiraient tous les soirs de bonne heure ; » et cela d'un
petit ton bref qui signifiait très-nettement : « Parlons
de nos leçons, jeune homme, je vous prie. » On convint
alors des jours, des heures libres dans la soirée.
Quant aux conditions, ce serait ce que Monsieur vou-
drait.
Monsieur dit un chiffre.
Le comptable devint tout rouge : c'était ce qu'il ga-
gnait chez Hemerlingue.
« Oh I non, c'est trop! »
Mais l'autre ne l'écoutait plus, cherchait, tortillait sa
langue, comme pour une chose très-dif&cÂid à dire, et
tout à coup résolument :
« Voilà votre premier mois...
— Mais, Monsieur. «. »
Le jeune homme insista. On ne le connaissait pas. Il
était juste qu'il payât d'avance... Évidemment Passajon
l'avait prévenu... M. Joyeuse le comprit, et dit à demi-
voix : «Merci, oh! merci... » tellement ému, que les
paroles lui manquaient. La vie, c'était la vie pendant
quelques mois, le temps de se retourner, de retrouver
une place. Ses mignonnes ne manqueraient de rien.
Elles auraient leurs étrennes. 0 Providence I
<c Alors à mercredi, monsieur Joyeuse.
— A mercredi... monsieur?...
— De Géry... Paul de Géry. »
Et tous deux se séparèrent ravis, éblouis, l'un de
l'apparition de ce sauveur inattendu, l'autre de l'ado-
rable tableau qu'il n'avait fait qu'entrevoir, toute cette
jeunesse féminine groupée autour de la table couverte
de livres, de cahiers et d'écheveaux, avec un air de pu-
LE NABAB. 105
reté, d*honnètPté laborieuse. Il y avait là pour de Géry
tout un Paris nouveau^ courageux, familial, bien diffé-
rent de celui qu'il connaissait déjà, un Paris dont les
feoilletonistes ni les reporters ne parlent jamais, et qui
lui rappelait sa province, avec un raffinement en plus,
ce que la mêlée, le tumulte environnants prêtent de
charme au tranquille refuge épargné.
V»
PÉLICIA RUYS
« Et votre fils, Jenkins, qu'est-ce que vous en faites?...
Pourquoi ne le voit-on plus chez vous ?... Il était gentil
ce garçon. »
Tout en disant cela de ce ton de brusquerie dédain
gneuse qu'elle avait presque toujours lorsqu'elle parlai
à l'Irlandais, Félicia travaillait au buste du Nabab
qu'elle venait de commencer, posait son modèle, quit-
tait et reprenait l'ébauchoir, essuyait lestement ses
doigts à la petite éponge, tandis que la lumière et la
tranquillité d'une belle après-midi de dimanche tom-
baient sur la rotonde vitrée de l'atelier. Félicia « rece-
vait » tous les dimanches, si c'est recevoir que laisser
sa porte ouverte, les gens entrer, sortir, s'asseoir un
moment, sans bouger pour eux de son travail ni même
interrompre la discussion commencée pour faire accueil
aux arrivants. C'étaient des artistes, têtes fines, barbes
rutilantes, avec çà et là une toison blanche de vieux
romantiques amis du père Ruys ; puis des amateurs,
des hommes du monde, banquiers, agents de change
et quelques jeunes gandins venus plutôt pour la
belle fille que pour sa sculpture , pour avoir le droit
LK NABiB 107
de dire au club le soir : « J'étais aujourd'hui chez
Félicia. » Parmi eux, Paul de Géry, silencieux, absorbé
dans une admiration qui lui entrait au cœur chaque
jour un peu plus, cherchait à comprendre le beau
sphinx enveloppé de cachemire pourpre et de guipures
écrues qui taillait bravement en pleine glaise, un tablier
de brunisseuse — remonté prescpie jusqu'au cou^ -<
laissant la tète petite et fière émerger avec ces tons
transparents, ces lueurs de rayons vmlés dont l'esprit,
l'inspiration colorent les visages en passant. Paul se
rappelait toujours ce qu'on avait dit d'elle devant lui,
essayait de se faire une opinion, doutait, plein de
trouble et charmé, àe jurant chaque fois qu'Une revien-
drait plus, et ne manquant pas un dimanche. Il y avait
là aussi de fondation, toujours à la même place, une
petite femme en cheveux gris et poudrés, une fanchon
autour de sa figure rose, pastel un peu effacé par les
ans qui, sous le jour discret d'une embrasure, souriait
doucement, les mains abandonnées sur ses genoux,
dans une immobilité de fakir. Jenkins, aimable, la face
ouverte, avec ses yeux noirs et son air d'apôtre, allait
de Tun à l'autre^ aimé et connu de tous. Lui non plus
ne manquait pas un des jours de Félicia ; et vraiment
il y mettait de la patience, toutes les rebuffades de l'ar-
tiste et de la jolie femme étant réservées à lui seul.
Sans paraître s'en apercevoir, avec la même sérénité
souriante, indulgente, il continuait à venir chez la fille
de son vieux Ruys, de celui qu'il avait tant aimé, soigné
jusqu'à la dernière minute.
Cette fois cependant la question que venait de lui
adresser Félicia à propos de son fils lui parut extrême-
ment désagréable ; et c'est le sourcil froncé, avec une
expression réelle de mauvaise humeur, qu'il répondit :
108 LE NAbAB.
« Ce qu^ est devenu, ma foi I je n*en sais pas plus
que vous... Il nous a quittés tout à fait. Il s'ennuyail
chez nous... Il n'aime que sa bohème... »
Félicia eut un bond qui les fit tous tressaillir, et I'cbU
dardé, la narine frémissante :
« G*est trop fort... Âh ça! voyons, Jenkins, qu'est-ce
que vous appelez la bohème?... Un mot charmant, par
parenthèse, et qui devrait évoquer de longues courses
errantes au soleil, des haltes au coin d'un bois, toute la
primeur des fruits et des fontaines prise au hasard des
grands chemins... Mais puisque de toute cette grâce
vous avez fait une injure, une souillure, à qui Tappli-
quez*vous?... Â quelques pauvres diables à longs crins»
épris de l'indépendance en guenilles, qui crèvent de
faim à un cinquième, en regardant le bleu de trop
près, ou en cherchant des rimes sous des tuiles où filtre
la pluie, à ces fous de plus en plus rares, qui, par hor«
reur du convenu, du traditionnel, du bèta de la vie, ont
sauté à pieds joints dans sa marge?... Mais, voyons,
c'est l'ancien jeu, ça. C'est la bohème de Murger, avec
l'hôpital au bout, terreur des enfants, tranquillité des
parents. Je Chaperon-Rouge mangé par le loup. Elle
est finie, il y a beau temps, cette histoire-là... Aujour-
d'hui, vous savez bien que les artistes sont les gens les
plus rangés de la terre, qu'ils gagnent de l'argent,
paient leurs dettes et s'arrangent pour ressembler au
premier venu... Les vrais bohèmes ne manquent pas
pourtant, notre société en est faite, seulement c'est
dans votre monde surtout qu'on les trouve... Parbleu I
Ils ne ]|iortent pas d'étiquette extérieure, et personne
ne se méfie d'eux ; mais pour l'incertain, le décousu de
l'existence, ils n'ont rien à envier à ceux qu'ils appellent
ù dédaigneusement « des irrétfuliers... » Ah ! si Von
LE NABAU. 109
savait tout ce qu'un uabit noir, le plus correct de vos
affreux vêtements modernes, peut masquer de turpi-
tudes, d'histoires fantastiques ou monstrueuses. Tenez,
Jenkins, l'autre soir chez vous, je m'amusais aies comp«
ter, tous ces aventuriers de la haute...
La petite vieille, rose et poudrée, lui dit doucemea
de sa place :
« Félicia... prends garde. »
Mais elle continua sans l'écouter :
« Qu'est-ce que c'est que Monpavon, docteur?.. ..Et
Bois-raéry ?.,. Et de Mora lui-même?... Et...»
Elle allait dire : et le Nabab ? mais se contint.
(c Et combien d'autres I Oh I vraiment, je vous con-
seille d'en parler avec mépris de la bohème... Mais
votre clientèle de médecin à la mode, 6 sublime Jenkins,
n'est faite que de cela. Bohème de l'industrie, de la
finance, de la politique ; des déclassés, des tarés de
toutes les castes, et plus on monte, plus il y en a, parce
que le rang donne l'impunité et que la fortune paie bien
des silences. »
Elle parlait^ très-animée, l'air dur, la lèvre retrous-
sée par un dédain féroce. L'autre riait d'un rire faux,
prenait un petit ton léger, condescendant: « Ahl
tête folle... tête folle. » Et son regard se tournait, m-,
quiet et suppliant, du côté du Nabab, comme pour
lui demander grâce de toutes ces impertinences para-
doxales.
Mais Jansoulet, bien loin de paraître vexé, lui qui
était si fier de poser devant cette belle artiste, si orgueil-
leux de l'honneur qu'on luifaisait, remuait la tête d'un
air approbatif :
« Elle a raison, Jenkins, dit-il à la fin, elle a raison.
La vraie bohème, c'est nous autres. Regardez-moi, par
10
lie « LB NABAB.
exemple, regardez Hemerlîngue, deux des plus gros
manieurs d'écus de Paris. Quand je pense d'où nous
sommes partis, tQus les métiers à travers lesquels on a
roulé sa bosse. Hemerlingue, un ancien cantinier de
régiment; moi, qui pour vivre, ai porté des sacs de blé
sur le port de Marseille... Et les coups de raccroc dont
notre fortune s'est faite, comme se font d'ailleurs toutes
les fortunes maintenant... Nom d'un chien 1 Allez-
Tous-en sous le péristyle de la Bourse de trois à cinq...
Mais, pardon, Mademoiselle, avec ma manie de gesti-
culer en parlant, voilà que j'ai perdu la pose... voyons»
comme ceci?...
-— C'est inutile, dit Félicia en jetant son ébauchoir
d'un geste d'enfant gâté. Je ne ferai plus rien aujour-
d'hui. »
C'était une étrange fille, cette Félicia. Une vraie fille
d'artiste, d'un artiste génial et désordonné, bien dans la
tradition romantique, comme était Sébastien Ruys. Elle
n'avait pas connu sa mère^ étant née d'un de ces amours
de passage qui entraient tout à coup dans la vie de gar-
çon du sculpteur comme des hirondelles dans un logis
dont la porte est toujours ouverte, et en ressortaient aus-
sitôt parce qu'on n'y pouvait faire un nid.
Cette fois, la dame, en s'envolant^ avait laissé au
grand artiste, alors âgé d une quarantaine d'années, an
bel enfant qu'il avait reconnu, fait élever, et qui devint
la joie et la passion de sa vie. Jusqu'à treize ans, Félicia
était restée chez son père, m^ettant une note enfantine
et tendre dans cet atelier encombré de flâneurs, de mo-
dèles, de grands lévriers couchés en long sur les divans.
Il y avait là un coin réservé pour elle, pour ses essais
de sculpture, toute une installation microscopique, un
LE NABAB. Ul
trépied^ de la cire ; et le vieux Ruys criait à ceux qui
entraient :
« Va pas par là... Dérange rien... C'est le coin de la
petiote... »
Ce qui fait qu*à dix ans elle savait à peine lire et ma-
niait rébauchoir avec une merveilleuse adresse. Ruys
aurait voulu garder toujours auprès de lui cette enfant
qui ne le gênait en rien, entrée toute petite dans la
grande confrérie. Mais c'était pitié de voir cette fillette
parmi la libre allure des habitués de la maison, Téter-
nel va-et-vient des modèles, les discussions d'un art
pour ainsi dire tout physique, et même aux bruyantes
tablées du dimanche, assise au milieu de cinq ou six
femmes que le père tutoyait toutes, comédiennes, dan-
SMiseft ou chanteuses, et qui, après le dîner, s'installaient
à fumer, les coudes sur la nappe, avachies dans ces
histoires grasses si goûtées du maître de la maison.
Heureusement, Tenfance est protégée d'une candeur
résistante, d'un émail sur lequel glissent toutes les
souillures. Félicia devenait bruyante, turbulente, mal
âevée, maiB sans être atteinte par tout ce qui passait
au-dessus de sa petite àme au ras de terre.
Tous les ans, à la belle saison, elle allait demeurer
quelques jours chez sa marraine. Constance Grenmitz,
la Crenmitz aînée, que l'Europe entière avait si long-
temps appelée (c l'illustre danseuse, » et qui vivait pai-
siblement retirée à Fontainebleau.
L'arrivée du « petit démon » mêlait pendant quelque
temps à la vie de la vieille danseuse une agitation dont
elle avait ensuite toute l'année pour se remettre. Les
terreurs que l'^ifant lui causait avec ses audaces à
grimper, à^auter^ à monter à cheval, tous les empor-
iemants de sa nature échappée, lui rendaient ce séjour
112 LE NABAB.
à la fois délicieux et terrible; délicieux, car elle adorait
Félicia, la seule attache familiale qui restât à cette
pauvre vieille salamandre en retraite après trente ant
de « battus » dans les flamboiements du gaz; terrible,
car le démon fourrageait sans pitié Tintérieur de la dan-
•eusC; paré, soigné, parfumé, comme sa logea TOpéra,
et garni d*un musée de souvenirs datés de toutes les
scènes du monde.
Constance Grenmitz fut le seul élément féminin dans
Tenfance de Félicia. Futile, bornée, ayant gardé sur son
esprit le rose du maillot pour toute sa vie, elle avait du
moins un soin coquet, des doigts agiles sachant coudre,
broder, ajuster, mettre dans tous les angles d*une pièce
leur trace légère et minutieuse. Elle seule entreprit de
redresser le jeune sauvageon, et d*éveiller discrètement
la femme dans cet être étrange sur le dos duquel les
manteaux, les fourrures, tout ce que la mode inventait
d*élégant, prenait des plis trop droits ou des brusque^
ries singulières.
G*est encore la danseuse, — fallait-il qu'elle fût aban-
donnée, cette petite Ruys, — qui, triomphant de
Tégoïsme paternel, exigea du sculpteur une séparation
nécessaire, quand Félicia eut douze à treize ans ; et elle
prit de plus la responsabilité de chercher une pension
convenable, une pension qu'elle choisit à dessein très*
cossue et très-bourgeoise, tout en haut d'un faubourg
aéré, installée dans une vaste demeure du vieux temps,
entourée de grands murs, de. grands arbres, une sorte
de couvent, moins la contrainte et le mépris des
sérieuses études.
On travaillait beaucoup au contraire dans l'institution
de madame Belin , sans autres sorties que celles des
grandes fêtes, sans communications du dehors que la
LE NABAB. 118
visite des parents^ le jeudi, dans un petit jardin planté
d'arbustes en fleurs ou dans Timmense parloir aux
dessus de portes sculptés et dorés. La première entrée
de Félicia au milieu de cette maison presque monas-
tique causa bien une certaine rumeur ;' sa toiletté choisie
par la danseuse autrichienne, ses cheveux bouclés
jusqu'à la taille, cette allure déhanchée et garçon
excitèrent quelque malveillance , mais elle était Pari
sienne, et vite assimilée à toutes les situations, à
tous les endroits. Quelques jours après, mieux que
personne elle portait le petit tablier noir, auquel les plus
coquettes attachaient leur montre, la jupe droite —
prescription sévère et dure, à cette époque, où la mode
élargissait les femmes d'une infinité de volants,. — la
coiffure d'uniforme, deux nattes rattachées un peu bas,
dans le cou, à la façon des paysannes romaines.
Chose étrange, l'assiduité des classes, leur calme exac-
titude convinrent à la nature de Félicia, toute intelli-
gente et vivante, où le goût de l'étude s'égayait d'une
expansion juvénile à l'aise dans la bonne humeur
bruyante des récréations. On l'aima. Parmi ces filles de
grands industriels, de notaires parisiens ou de fermiers
gentilshommes, tout un petit monde solide, un peu
gourmé, le nom bien connu du vieux Ruys, le respect
dont s'entoure à Paris une réputation artistique, firent
à Félicia une place à part et très-en viée, rendue plus
brillante encore par ses succès de classe, un véritable
talent de dessinateur, et sa beauté, cette supériorité qui
s'impose, même chez les toutes jeunes filles.
. Dans l'atmosphère purifiée du pensionnat, elle
ressentait une douceur extrême à se féminiser, à
reprendre son sexe, à connaître l'ordre, la régularité,
autrement que de cette danseuse aimable dont les bai-
10.
114 LE NABAB.
Ws gardaient toujours un goût de fard et les expansioni
des ronds de bras peu naturels. Le père Ruys s'extasiait,
efaaque fois qu'il venait voir sa iille, de la trouver plus
demoiselle, sachant entrer, marcher, sortir d'une pièce
avec cette jolie révérence qui faisait désirer à toutes les
pensionnaires de madame Beiin le frou-frou traînant
'd'une longue robe.
D'abord il vint souvent, puis comme le temps lui
manquait pour toijis les travaux acceptés, entrepris,
dont les avances payaient les g&chis, les facilités de son
existence, on le vit moins au paxloir. Enûn, la maladie
s'en mêla. Terrassé par une anémie invincible, il restait
des semaines sans sortir, sans travailler. Alors il voulut
ravoir sa fille ; et du pensionnat ombragé d'une paix si
«aine, Félicia retomba dans l'atelier paternel que han-
taient toujours les mêmes commensaux, le parasitisme
installé autour de toute célébrité, parmi lequel la ma-
ladie avait introduit un nouveau p^sonnage, le docteur
Jenkins.
Cette beUe figure ouverte, l'air de franchise, de séré-
idté répandu sur la personne de ce médecin, déj à connu,
qui piirlait de son art avec tant de sans-façon et opérait
pourtant des cures miraculeuses, les soins dont il entou-
rait son père, firent une grande impression sur la jeune
fille. Tout de suite Jenkins fut l'ami, le confident, un
tuteur vigilant et doux. Parfois dans l'atelier lorsque
quelqu'un — le père tout le premier — lançait un mot
trop accentué, une plaisanterie risquée, l'Irlandais
fronçait les sourcils, faisait un petit claquement de
langue, ou bien détournait l'attention de Félicia. Il
l'emmenait souvent passer la journée chez madame Jen-
kins, s'efforçant d'empêcher qu'elle redevint le sauva-
:geon d'avant le pensionnat, ou même auelque chose de
LE NABAB. 115
piiy ce qui la menaçait dans rabandaa moral, plus
triste que tout autre, oà on la laissait.
Mais la jeune fille avait, pour la défendre, mieux encore
que Texemple irréprochable et mondain de la belle ma-
dame Jenkins : Fart qu'elle adorait, Tenthousiasme qa*i]
mettait dans sa nature tout en dehors, le sentiment de la
beauté, de la vérité, qui do son cerveau réfléchi, plein
dldées, passait dans ses doigts avec un petit frémisse-
ment de nerfs, un désir de la chose faite, de Tims^e
réalisée. Tout le jour elle travaillait à sa sculpture,
' fixait ses rêveries avec ce bonheur de la jeunesse in*
ttinctive qui prête tant de charme aux premières œuvres ;
cela Tempêchait de 4rop regretter Taustérité de Tinsti-
tution Belin, abritante et légère comme le voile d'une
novice sans yœux, et cela la gardait aussi des conver-
sations dangerenses, inentendues dans sa préoccupation
unique.
Ruys étsât fier de ce talent qui grandissait à son côté.
De jour en jour plus affaibli, déjà dans cette phase où
Tartiste se regrette, il suivait Félicia avec une consola-
tion de sa propre carrière terminée. L'ébauchoir', qui
tremblait dans sa main , était ressaisi tout près de lui
avec une fermeté, une assurance viriles, tempérées
par tout ce que la femme peut appliquer des finesses
de son être à la réalisation d'un art. Sensation singu-
lière que cette paternité double, cette survivance du
génie abandonnant celui qui s*en va pour passer dan*'
celui qui vient; comme ces beaux oiseaux familiers qu^
dès la veille d'une mort, désertent le toit menacé poui
voler sur un logis moins triste.
Aux derniers temps, Félicia -^ grande artiste et tou^
jours enfant — exécutait la moitié des travaux pater-
tomels; et rien n'était plus touchant que cette collabo*
116 LE NABAB.
ration du père et de la fille , dans le même atelier ,
autour du môme groupe. La chose ne se passait pas tou-»
jours paisiblement. Quoique élève de son père , Félicia
lentait déjà sa personnalité rebelle à une direction des-
potique. Elle avait ces audaces des commençants, ces
presciences de l'avenir réservées aux talents jeunes, et,
contre les traditions romantiques de Sébastien Ruys,
une tendance de réalisme moderne, un besoin de planter
ce vieux drapeau glorieux sur quelque monument nou-
veau.
C'étaient alors de tçrribles empoignades, des discus-
sions dont lé père sortait vaincu, dompté par la logique
de sa fille, étonné de tout le chemin que font les en-
fants sur les routes, alors que les vieux, qui leur ont
ouvert les barrières, restent immobiles à Tendroît du dé-
part. Quand elle travaillait pour lui, Félicia cédait plus
facilement; mais, sur sa sculpture à elle, on la trouvait
intraitable. Ainsi le Joueur de boules, sa première œuvre
exposée, qui obtint un si grand succès au Salon de 1862,
fut Tobjet de scènes violentes^ entre les deux artistes,
de contradictions si fortes , que Jenkins dut intervenir
et assister au départ du plâtre que Ruys avait menacé
de briser.
 part ces petits drames qui ne touchaient en rien
aux tendresses de leur cœur, ces deux êtres s*adoraient
avec le pressentiment et peu à peu la cruelle certitude
d'une séparation prochaine , quand tout à coup il se
passa dans la vie de Félicia un événement horrible. Un
)our, Jenkins l'avait emmenée dîner chez lui, comme
cela arrivait souvent. Madame Jenkins était absente, en
voyage ainsi que son fils pour deux jours ; mais l'âge du
docteur, son intimité quasi-paternelle l'autorisaient à
garder près de lui, même en l'absence de sa femme»
LE NABAB. U?
cette fillette qïïè ses quinze ans y les quinze ans d*une
)uive d'Orient resplendissante de beauté hâtive , lais-
saient encore près de Tenfance.
Le diner fut très-gai, Jenkins aimable, cordial à son
ordinaire. Puis on passa dans le cabinet du docteur;
et soudain, sur le divan, au milieu d*une conversation
intime, tout amicale, sur son père, sa santé, leurs tra-
Taux, Félicia sentit comme le froid d'un gouffre entre
elle et cet homme, puis l'étreinte brutale d'une patte de
faune. Elle vit uu Jenkins inconnu, égaré, bégayant, le
rire hébété^ les mains outrageantes. Dans la surprise ,
l'inattendu de ce ruement de brute, une autre que Fé-
licia, une enfant de son âge, mais vraiment innocente,
aurait été perdue. Elle, pauvre petite, ce qui la sauva,
ce fut de savoir. Elle en avait tant entendu conter à la
table de son pèrel Et puis l'art, la vie d'atelier... Ce
n'était pas une ingénue. Tout de suite elle comprit ce
que voulait cette étreinte, lutta, bondit^ puis n'étant
pas assez forte, cria. Il eut peur, lâcha prise,' et subi-
tement elle se trouva debout, dégagée , avec l'homme
à ses genoux pleurant, demandant pardon... 11 avait
cédé à une folie. Elle était si belle, il l'aimait tant. De*
puis des mois il luttait... Mais maintenant c'était fini,
jamais plus, oh! jamais plus... Pas même toucher le
bord de sa robe... Elle ne répondait pas, tremblait,
rajustait ses cheveux, ses vêtements avec des doigts de
folle. Partir, elle voulait partir sur l'heure, toute seule.
Il la fit accompagner par une servante ; et tout bas,
comme elle montait en voiture : « Surtout pas un mot...
Votre père en mourrait. » 11 la connaissait si bien, il
était si sûr de la tenir avec cette idée , le misérabl
qu'il revint le lendemain comme si rien ne !\'était passé
toujours épanoui et la face loyale. En effet, elle
3,
il» LE NABAB.
D'en parla jamais à son père, ni à personne. Msds à
dater de ce jour, un changement se fit en elle, comme
ane détente de ses fiertés. Elle eut des caprices , des
lassitudes, un pli de dégoût sur son sourire, et parfois
eontre son père des colères subites , un regard de mé-
pris qui lui reprochait de n'avoir pas su veiller sur elle.
(c Qu'est-ce qu'elle a ? » disait le père Ruys ; et Jen-
kins, avec l'autorité du médecin, mettait cela sur le
4iompte de rage et d'un trouble physique. Lui-même
évitait d'adresser la parole à la jeune fille, comptant
sur les jours pour effacer l'impression sinistre , et ne
désespérant pas d'arriver où il voulait, car il voulait en-
core, plus que jamais, pris d'un amour enragé d'homme
de quarante-sept ans , d'une incurable passion de ma*
turité; et c'était son châtiment, à cet hypocrite... Ge
singulier état de sa fille constitua un vrai chagrin pour
le sculpteur; mais ce chagrin fut de courte durée. Sou-
dainement Ruys s'éteignit, s'écroula d'un coup, comme
tous ceux que soignait l'Irlandais. Son dernier mot fut :
<c Jenkins, je vous recommande ma fille. »
Il était si ironiquement lugubre, ce mot, que Jen-
Idns, présent à l'agonie , ne put s'empêcher de pâlir...
Félicia fut plus stupéfaite encore que désolée. A
i'étonnement de la mort, qu'elle n'avait jamais vue et
qui se présentait à elle sous des traits aussi cherg, se
joignait le sentiment d'une solitude immense entourée
de nuit et de dangers.
Quelques amis du sculpteur se réunirent en conseil
de famille pour délibérer sur le sort de cette malheu-
reuse enfant sans parents ni fortune. On avait trouvé
cinquante francs dans le vide-poche où Sébastien met-
tait son argent sur un meuble de l'atelier bien connu
des besoigneux et qu'ils visitaient sans scrupule. Pas
LE NABAB. H^
d'aatre héritage, du moins en numéraire ; seulement
un mobilier d'art et de curiosité des plus somptueux ^
quelques tableaux de prix et des eréa»tees égarées eou-
vrant à peine des dettes innombrables. On parla d*ar*r
ganiser une vente. Félieia, consultée, répcmdit que
cela lui était égal qu*onirendit tout, mais, pour Dieu t
q[u'on la laissât tranquille.
La vente n*eut pas lieu cependant , grâce à la mar-
raine^ la bonne Grenmitz, qu'on vit apparaître tout à
coup, tranquille et douce comme d'habitude :
a Ne les écoute pas, ma fille, ne vends rien. Ta
▼ieille Constance a quinze mille francs de rente qui
t'étaient destinés. Tu en profiteras dès à présent, voilà
tout. Nous vivrons ensemble ici. Tu verras , je ne suis
pas génantiB. Tu feras ta sculpture, je mènerai la mai-
son. Ça te va-t-il? »
C'était dit si tendremrent, dans cet enfantillage d^ao-
cent des étrangers s'exprtmant en français, que la jeuBe
fille en fut profondément émue. Son cœur pétrifié s'ou-
vrit, un Ûot brûlant déborda de ses yeux , et elle se
précipita , s'engloutit dans^ les bras de l'ancienne d«a-
seuse : « Âh ! marraine , que tu es bonne. . . Oui , oui ,
ne me quitte plus... reste toujours avec moi... La vie^
méfait peur et dégoût... J'y vois tant d^hypocrisie , de
mensonge 1 » Et la vieQle femme s'étant arrangé un nid
soyeux et brodé dans cet intérieur qui ressemblait à un
campement de voyageurs chargés de richesses de tous
les pays, la vie à deux s'établit entre ces natures si dif-
férentes.
Ce n'était pas un petit sacrifice que Constance avait
fait au cher démon de quitter sa retraite de Fontaine-
bleau pour Paris , dont elle avait la terreur. Du jour
où cette danseuse, aux caprices extravagants, qui fit
ISO LE NABAB.
couler des fortunes princières entre ses cinq doigts
écartés, descendue des apothéoses un reste de leur
éblouissement dans les yeux, avait essayé de reprendre
l'existence commune^ d'administrer ses petites rentes
Bt son modeste train de maison, elle avait été en
butte à une foule d'exploitations effrontées, d'abus
faciles devant l'ignorance de ce pauvre papillon effaré
de la réalité, se cognant à toutes ses difficultés incon-
nues. Chez Félicia, la responsabilité devint autrement
sérieuse à cause du gaspillage installé jadis parle père,
continué par la fille, deux artistes dédaigneux, de
l'épargne. Elle eut epcorc d'autres difficultés à vaincre.
L'atelier lui était insupportable avec cette fumée de
tabac permanente, le nuage impénétrable pour elle où
les discussions d'art, le déshabillement des idées se con-
fondaient dans des tourbillons brillants et vagues, qui
lui causaient infailliblement la migraine. La « blague »
surtout lui faisait peur. En sa qualité d'étrangère, d'an-
cienne divinité du foyer de la danse , nourrie de poli-
tesses surannées, de galanteries à la Dorât, elle ne la
comprenait pas bien, restait épouvantée devant les
exagérations frénétiques, les paradoxes de ces Pari-
siens raffinés par la liberté de l'atelier.
Elle qui n'avait eu d'esprit que dans la vivacité de
ses pieds, cela l'intimidait, la mettait au rang d'une
simple dame de compagnie; et en regardant cette
aimable vieille silencieuse et souriante, assise dans le
jour de la rotonde vitrée, son tricot sur les genoux,
comme une bourgeoise de Chardin, ou remontant à
pas pressés, à côté de sa cuisinière , la longue rue de
Chaillot, où se trouvait le plus proche marché , jamais
on n'aurait pu se douter que cette bonne femme avait
tenu des rois, des princes, toute la noblesse et la finance
LE NABAB. 121
amoureuses, soub le caprice de ses pointes et de ses
ballons.
Paris est plein de ces astres éteints, retombés dans
la foule.
Quelques-uns de ces illustres, de ces triomphateurs
de jadis, gardent une rage au cœur ; d'autres, au con-
traire, savourent le passé béatement, digèrent dans un
bien-être ineffable toutes leurs joies glorieuses et finies,
ne demandant que du repos, le silence et Tombre, de
quoi se souvenir et se recueillir, si bien que, quand
ils meurent^ on est tout étonné d*apprendre qu'ils vi-
yaient encore.
Constance Grenmitz était de ces heureux. Mais quel
singulier ménage d'artistes que celui de ces deux fem-
mes, aussi enfants Tune que l'autre, mettant en com-
mun rinexpérience et l'ambition, la tranquillité d'une
destinée accomplie et la fièvre d'une vie en pleine lutte^
toutes les différences visibles même dans la tournure
tranquille de c'tte blonde, toute blanche comme une
rose déteinte, paraissant habillée sous ses couleurs
claires d'un reste de feu de bengale, et cette brune aux
traits corrects, enveloppant presque toujours sa beauté
d'étoffes sombres, aux plis simples, comme d'un sem-
blant de virilité. ^
L'imprévu, le caprice, l'ignorance des moindres
choses amenaient dans les ressources du ménage un
désordre extrême, d'où l'on ne sortait parfois qu'à force
de privations, de renvois de domestiques, de réformes
risible^ dans leur exagération. Pendant une de ces
crises, Jenkins avait fait des offres voilées, délicates,
repoussées avec mépris par Félicia.
a- Ce n'est pas bien, lui disait Constance, de rudoyer
ainsi ce pauvre docteur. En somme, ce qu'il faisait
11
ïn LE NABAB.
là, n'avait rien d'ofiPensant. Un vieil ami d« ton père**
^- Lui I l*ami de quelqu'un... Ah I le beau tartufe I »
Et Félicia ayant peine à se contenir, tournait es
ironie sa rancune, imitait Jenkins, le geste arrondi, la
main sur son cœur, puis, gonflant ses joues, disait
d'une grosse voix soufflée, pleine d'efiusions men*
teuses : j
« Soyons humains, soyons bons... Le bien sans espé-
rance I... tout est là. »
Constance riait aux larmes malgré elle, tellement la
ressemblance était vraie.
« C'est égal, tu es trop dure... tu finiras par l'é-
loigner.
— Ah bien oml... » disait un hochement de tète éê
la jeune fille.
En effet, il revenait toujours, doux, aimable, dissir
mulant sa passion visible seulement quand elle se fai-
sait jalouse à Tégard des nouveaux venus, comblant
d'assiduités l'ancienne danseuse à laquelle plaisait
malgré tout sa douceur, et qui reconnaissait en lui un
homme de son temps à elle, du temps où l'on abordait
les femmes en leur baâsant la main, avec un complimenl
sur la bonne mine de leur visage.
Un matin^ Jenkins, étant venu pendant sa. tour»
née, trouva Constance seule dans l'antichambre tH
désœuvrée.
« Vous voyez, docteur, je monte la garde, flt-dfe
tranquillement.
— Comment cela?
— Oui, Félicia travaille. Me ne veut pas être déno^
gée, et les domestiques sont ri bétes. Je veille moi-
même à la consigne. »
LE. NABAB. 1S3
Puis Yoyaat Tlrlandais faire un pas vers râtelier.
« Non, non, n*y allez pas... Elle m*a bien recommanda
de ne laisser entrer personne...
— Mais moi ?
— Je vous en prie... vous me feriez gronder. »
Jenkins allait se retirer, quand un éclat de rire de
Félicia passant à travers les tentures lui fit lever la
tête,
« Elle n'^st donc pas seule?
— Non. Le Nabab est avec elle... Ils ont séance...
pour le portrait.
— Etpourqu(M ce mystère?... Voilà qui est singu-
lier... »
n marchait de long en large, l'air furieux, mais se
contenant.
Enfin, il éclata.
C'était d'une inconvenance inouïe de laisser une jeune
fille s'enfermer ainsi avec un homme.
Il s'étonnait qu'une personne aussi sérieuse, aussi
dévouée que Constance... De quoi avait-on Tair?...
La vieille dame le regardait avec stupeur. Comme h
Félicia était une jeune fille pareille aux autres I Et puis
quel danger y avait-il avec le Nabab, un homme si sé-
rieux, si laid? D'ailleurs Jenkins devait bien savoir que
Félicia ne consultait jamais personne, qu'elle n'agissait
qu'à sa tête.
« Non, non, c'est impossible, je ne peux pas tolérer
eela^ » fit l'Irlandais.
Et, sans s'inquiéter autrement de la danseuse qui le-
vait les bras au ciel pour le prendre à ténaoin de ce qui
allait se passer, il se dirigea vers l'atelier; mais, an
lieu d'entrer droit, il entr'ouvrit la porte doucement, et
souleva un coin de tenture par lequel une partie de
m . LE NABAB.
la pièce, celle où posait précisément le Nabab, de-
vint visible pour lui, quoique à une assez grande dis-
tance. «
Jansoulet assis, sans cravate, le gilet ouvert, causait
avec un air d'agitation, à demi-^voix. J*élicia répondait
de même en chuchotements rieurs. La séance était très-
animée... Puis un silence, un « frou » de jupes, etTar-
tiste, s'approchant de son modèle, lui rabattit d*un
geste familier son col de toile tout autour en faisant
courir sa main légère sur cette peau basanée.
Ce masque éthiopien dont les muscles tressail-
laient d'une ivresse de bien-être avec ses grands
cils baissés de fauve endormi qu'on chatouille, la sil-
houette hardie de la jeune fille penchée sur cet étrange
visage pour en vérifier les proportions, puis un geste
violent, irrésistible, agrippant la main fine au passage
et l'appliquant sur deux grosses lèvres éperdues, Jen-
kins vit tout cela dans un éclair rouge...
Le bruit qu'il fit en entrant remit les deux person-
nages dans leurs positions respectives, et, sous le grand
jour qui éblouissait ses yeux de chat guetteur, il aper-
çut la jeune fille debout devant lui, indignée, stupéfaite :
« Qui est là? Qui se permet? » et le Nabab sur son es-
trade, le col rabattu, pétrifié, monumental.
Jenkins, un peu penaud, efi'aré de sa propre audace,
balbutia quelques excuses. Il avait une chose très-pres-
sée à dire à M. Jansoulet, une nouvelle très-importante
et qui ne soufirait aucun retard... a U savait de source
certaine qu'ily aurait des croix données pour le 16 mars.»
Â.ussit6t la figure du Nabab, un instant contractée, se
détendit.
« Ah ! vraiment?»
11 quitta la pose... L'affaire en valait la peine,
LE NABAB. 195
diable 1 M. de la Perrière, un secrétaire des comman-
aements^ avait été chargé par Timpératrice de visitei
Tasiie de Bethléem. Jenkins venait chercher le Nabab
pour le mener aux Tuileries chez le secrétaire et prendre
jour. Cette visita à. Bethléem < c'était la croix pour
lui.
m Vite, partons; mon cher doctear, je vous sois. »
Il n'en voulait plus à Jenkins d'être venu le déranger,
et fébrilement il rattachait sa cravate, oubUant sous
Témotion nouvelle le bouleversement de tout à l'heure
car chez lui l'ambition primait tout.
Pendant que les deux hommes causaient à demi-
toix, Félicia, immobile devant eux, les narines frémis-
santes, le mépris .retroussant sa lèvre, les regardait de
l'air de dire : « Eh bien I j'attends. »
Jansoulet s'excusa d'être obligé d'interrompre la
séance; mais une visite de la plus hante importance...
Elle eut un sourira de pitié :
«Faites, faites.. • Au point où nous en sommes, je
puis travailler sans vous.
— Oh ! oui, dit le docteur, l'œuvre est à peu près ter-
minée. »
a ajouta d'un sic connaisseur:
« C'est un beau morceau. »
Et, comptant sur ce compliment pour se faire une
sortie, il s'esquivait, les épaules basses; mais Féliciak
retint violemment :
« Restez, vous... J'ai |i vous parler. »
il vit bien à son regard qu'U fallait céder, sous peine
d'un éclat :
« Vous permettez, cher ami?... Mademoiselle a un
mot à me dire... Mon coupé est à la porte... Montez. Je
vous rejoins. »
U6 L£ NABÂfi.
L'atelier refermé sur ce pas lourd qui s'éloignait, ils
te regardèrent tous deux bien en face.
« Il faut que vous soyez ivre ou fou pour vous être
permis une chose pareille? Gomment, vous osez entrer
chez moi quand je ne veux pas recevoir?... Pourquoi
cette violence ? de quel droit ?...
— Du droit que donne la passion désespérée et in-
vincible.
— Taisez-vous, Jenkins, vous prononcez des paroles
que je ne veux pas entendre. . - Je vous laisse venir ici par
pitié, par habitude, parce que mon père vous aimait...
Mais ne me reparlez jamah de votre... amour, — elle
dit le mot très-bas, comme une honte, — ou vous ne
me reverrez plus, oui, dussé-je mourir pour vous échap-
per une bonne fois. »
Un enfant pris en faute ne courbe pas plus humble-
ment la tête que Jedkins répondant :
« C'est vrai... J*ai eu tort... Un moment de folie, dV
veuglement... Mais pourquc^ vous plaisez-vous à me
déchirer le cœur comme vous faites ?
— Je pense bien à vous, seulement.
— Que vous pensiez ou non à moi, je suis là, je voii
ce qui se passe^ et votre coquetterie me fait un ma/
affreux. »
Un peu de rouge lui vint aux joues devafld ce re-
proche :
« Coquette, moi?... et avec qui?
— Avec ça... » dit rirlaadais en montrant le buste
simiesque et superbe.
Elle essaya de rire :
« Le Nabab... Quelle folie I
— iSe mentez donc pas... Croyez-vou» que je soit
aveugle, que je ne me rende pas compte de tous vos
LB NABAB. Vn
manèges? Vous restez seule avec lui très-longtemps...
Tout à rheure j*étais là... Je vous voyak... » 11 baissai!
la voix comme ià le souffle lui eût manqué... « Qu€
cherchez-vous donc , étrange et cruelle enfant? Je vous
ai vue repousser les plus beaux, les plus nobles, les
plus grands. Ce petit de Géry vous dévore des yeux,
vous n'y prenez pas garde. Le duc de Mora lui-même n*a
pas pu arriver juscpi^à votre cœur. Et c'est celui-là qui
est affreux, vulgaire, qui ne pensait pas à vous, qui a
tourte autre chose que Tamour en tète... Yous avez vu
eomme il est partit... Où voulez-vous donc en venir?
Qtt'attendéz-vous de lui ?
— Je veux... Je veux qu'il m'épouse. Voilà »
Froidement, d'un ton radouci, comme si cet aveu
l'avait rapprochée de celui qu'elle méprisait tant, elle
exposa ses motifs. La vie qu'elle menait la poussait à
une impasse. Elle avait des goûts de luxe, de dépense,
des habitudes de désordre que rien ne pouvait vain^cre et
qui la conduiraient fatalement à la misère, elle et cette
bonne Grenmitz, qui se laissait ruioier sans rien dire.
Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Et
alors les expédients, les dettes, la loque et les savates
des petits ménages d'artistes.. Ou bien l'amant, l'entre-
teneur, c'esi-àrdire la servitude et l'infamie.
« Alktts donc, dit Jenkins... Et moi, est-ce que je ne
sois pas là?
— Tout plutôt que vous, fit-elle en se redressant...
Non, ce qu'il me faut, ce que je veux, c'est un mari
qui me défende des autres et de moi-même, qui me
garde d'un tas de choses noires dont j'ai peur quand je
lu'eBDaie, des gouffres où je sens que je puis m'abimer,
^elqu'un qui m'aime pendant que je travaille, et
nteve de laction ma pauvre vieille fée à bout de ror^
Ue LE NABAB.
ces... Gelui-là me convient et j*aî pensé à lui dès que je
l*ai TU. Il est laid, mais il a Tair bon ; puis il est folle-
ment riche et la fortune, à ce degré-là, ce doit être
amusant... Oh I je sais bien. Il y a sans coûte dans sa
▼ie quelque tare qui lui a porté chance. Tout cet or
ne peut pas être fait d*honnèteté... Mais là, vrai, Jen-
kins, la main sur ce cœur que vous invoquez si sou-
vent, pensez-vous que je sois une épouse bien tentante
pour un honnête homme? Voyez : de tous ces jeunes
gens qui sollicitent comme une grâce de venir ici, le-
quel a songé à demander ma main? Jamais un seul.
Pas plus de Géry que les autres... Je séduis, mais je
fais peur... Gela se comprend... Que peut-on supposer
d'une fille élevée comme je Tai été, sans mère, scms fa-
mille, à tas avec les modèles, les maîtresses de mon
père?... Quelles maîtresses, mon Dieul... Et Jenkins
pour seul protecteur... Oh! quand je pense... Quand je
pense... »
Et de cette mémoire déjà lointaine, des choses lui
arrivaient qui montaient d'un ton sa colère : « Ehl oui,
parbleu I Je suis une fille d'aventure, et cet aventurier
est bien le mari qu'il me faut.
— Vous attendrez au moins qu'il soit veuf, répondit
Jenkins tranquillement... Et, dans ce cas, vous risquez
d'attendre longtemps encore, car sa Levantine a l'air
de se bien porter. »
Félicia Ruys devint blême.
« Il est marié?
— Marié, certes, et père d'une trimballée d'enfants
Toute la smala est débarquée depuis deux jours. »
Elle resta une minute atterrée, regardant le vide, un
frisson aux joues.
En face d'elle, le large masque du Nabab, avec son
LE NABAB. 129
nez épaté, sa bouche sensuelle et bonasse, criait de vie
et de vérité dans les luisants de Targile. E31e le contem-
pla un momentj puis fit un pas, et, d'un geste de dé-
goût, renversa avec sa hauto felle de bois le bloc lui-
sant et gras qui s'écrasa par terre en tas de hone.
VII
JANSOULET CHEZ LUI
Marié, il Tétait depuis douze ans, mais Q*en avait
parié à personne de son entourage parisien, par une
habitude orientale, ce silence que les gens de là-bas
gardent sur le g3mécée. Subitement on apprit que
Madame allait venir, qu'il fallait préparer des appar-
tements pour elle, ses enfants et ses femmes. Le Nabab
loua tout le second étage de la maison de la place Yen-
dôme, dont le locataire fut exproprié à des prix de
Nabab. On agrandit aussi les écuries, le personnel fut
doublé; puis, un jour, cochers et voitures allèrent cher-
cher à la gare de Lyon madame, qui arrivait emplis-
sant d'une suite de négresses i de gazelles, de négril-
lons un train chauffé exprès pour elle depuis Marseille.
Elle débarqua dans un état d'affaissement épou-^
vantable, anéantie, ahurie de son long voyage en wa-
gon, le premier de sa vie, car, amenée toute enfant
à Tunis, elle ne l'avait jamais quitté. De sa voiture,
deux nègres la portèrent dans les appartements , sur
un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sous le
porche, tout prêt pour ces déplacements difficiles.
Madame Jansoulet ne pouvait monter l'escalier, qui
LS NABAB. m
Tétoardissait ; elle ne voulut pas des ascenseurs que
son poids faisait crier; d%ailleurB, elle ne marchait ja-
mais. Énorme^ boursouflée au point qu'il était impos*
sible de lui assigner un âge, entre vingt-cinq ans et
quarante» la figure assez jolie, mais tous les traits dé-
formés, des yeux morts sous des paupières tombantes et
striées comme des coquilles, fagotée dans des toilette»
d'exportation, chargée de diamants et de bijoux en
manière d'idole hindoue, c'était le phis bel échantillon
de ees Européennes transplantées qu'on appelle des Le»
▼antines. Race singulière de créoles obèses, que le lan-
gage seul et le costume rattachent à notre monde, mai»
que rOrient enydoppe de son atmosphère stupéfiante,
des poisons subtils de son air opiacé où jtout se détend,
se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu'aux cein-
tures des vêtements, jusqu'à l'âme même et la pensée.
Gelle-ci était illie d%n Belge immensément riche qui
faisait à Tunis le commerce du corail, et chez qui Jan-
soulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé
pendant quelques mois. Mademoiselle Afcbin, alors
une délicieuse poupée d'une dizaine d'années, éblouis-
sante de teint, de cheveux, de santé, venait souvent
chercher son père au comptoir dans le grand carrosse
attelé d» mules qui les emmenait à leur belle villa de
la Màrse, aux envirouB de Tunis. Cette gamine, tou-
jours décolletée, aux épaules éclatantes, entrevue dans
un cadre luxueux, avait «ébloui l'aventurier ; et, des an-
nées après, lorsque devenu riche, favori du bey, il soo-
gea à s'établir, ce Ait à elle qu'il pensa. L'enfant s'était
diangé en une groeseffile, lourde et blanche. Son in-
ténigmiee, déjà bien obtuse, s'était encore obscurcie
dans rengounfissement d^ttne existence de loir, l'incu-
fie d'un ptee tout aux affairei, l'usage des tabacs satu-
1» LK NABAB.
' rés d^opîum et des confitures de rose, la torpeur de son
sang flamand compliquée de paresse orientale; en
outre, tnal élevée, gourmande, sensuelle, altière, un
bijou levantin perfectionné.
Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.
Pour lui elle était, elle fut toujours jusqu'à son arri-
vée à Paris une créature supérieure, une personne do
plus grand monde, une demoiselle Afchin ; il lui parlait
avec respect, gardait vis-à-vis d'elle une attitude un
peu courbée et timide, lui donnait l'argent sans comp-
ter, satisfaisait ses fantaisies les plus coûteuses, ses ca-
prices les plus fous, toutes les bizarreries d'un cerveau
de Levantine détraqué par l'ennui et l'oisiveté. Un seul
mot excusait tout : c'était une demoiselle Afchin. Du
reste, aucun rapport entre eux : lui toujours à la
Kasbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou
bien dans ses comptoirs; elle passant sa journée au lit
coiffée d'un diadème de perles de trois cent mUle francs
qu'elle ne quittait jamais, s'abj^utissant à fumer, vivant
comme dans un harem, se mirant, se parant, en com-
pagnie de quelques autres Levantines dont la distrac-
tion suprême consistait à mesurer avec leurs colliers
des bras et des jambes qui rivalisaient d'embonpoint,
faisant des enfants dont elle ne s'occupait pas, qu'elle
ne voyait jamais, dont elle n'avait pas même souffert,
car on l'accouchait au chloroforme. Un paquet de chair
blanche parfumée au musc. Et, comme disait Jansoulet
avec fierté : « J'ai épousé une demoiselle Afchin I »
Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, la désillu-
sion commença. Résolu à s'installer, à recevoir, à don-
ner des fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour
la mettre à la tête de la maison ; mais quand il vit dé-
barquer cet étalage d'étoffes criardes, de byouterie du
LE NABAB. 131
Palais-Royal, et tout Fattiraîl bizarre oui suivait, U
eut yaguement Timpression d'une reine Pomaré en
exU. C'est que maintenant il avait vu de vraies mon-
daines, et il comparait. Après avoir projeté un grand
bal pour l'arrivée, prudemment il s'abstint. D'ailleurs
madame Jansoulet ne voulait voir personne. Ici son
indolence naturelle s'augmentait de la nostalgie que lui
causèrent, dès en débarquant, le froid d'un brouillard
jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieurs
jours sans se lever, pleurant tout haut comme un en-
fant, disant que c'était pour la faire mourir qu'on Favait
amenée à Paris, et ne souffrant pas même le moindre
Boin de ses femmes. Elle restait là à rugir dans les
dentelles de son oreiller, ses cheveux embroussaillés
autour de son diadème, les fenêtres de l'appartement
fermées, les rideaux rejoints, les lampes allumées nuit
et jour, criant qu'elle voulait s'en aller.. .er, s'en
aller.. .er ; et c'était lamentable de voir, dans cette nuit
de catafalque, les malles à moitié pleines errant sur les
tapis, ces gazelles effarées, ces négresses accroupies
autour de la crise de nerfs de leur maîtresse, gémissant
elles aussi et l'œil hagard comme ces chiens des voya-
geurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir
le soleil.
Le docteur irlandais introduit dans cette détresse
neat aucun succès avec ses manières paternes, ses
belles phrases de bi)uche-en-cœur. La Levantine ne vou-
lut à aucun prix des perles à base d'arsenic pour se
donner du ton. Le Nabab était consterné. Que faire ?
La renvoyer à Tunis avec les enfants ? Ce n'était guère
possible, il se trouvait décidément en disgrâce là-bas.
Les Hemerlîngue triomphaient. Un dernier affront avait
comblé la mesure: au départ de Jansoulet, le bey
134 L£ NABAB.
Tavait chargé de faire frapper à la Monnaie de Paris
pour plusieurs millions de pièces d'or d'un nouvean
module ; puis la commande, retirée tout à coup, avait
été donnée à Hemeriingue. Outragé publiquement,
Jansoulet riposta par une manifestation publique, met-
tant en Tente tous ses biens, son palais du Bar do donné
par Tancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbre
blanc, entourées de jardins splendides, ses compteurs
les plus vastes, les plus sc^iptueux de la ville, char-
geant enfin , Tintelligent Bompain de lui ramena sa
femme et ses enfants pour bien affîrmer un départ défi-
nitif. Après un éclat pareil, il ne lui était pas facile de
retourner là-bas ; c'est ce qu'il essayait de faire com-
prendre à mademoiselle Afcbija, qui ne lui répondait
que par de longs gémissements. Il tâcha de la consoler,
de l'amuser, mais quelle distraction faire arriver jus-
qu'à cette nature monsti^eosem^^it apathique ? Et puis,
pouvait-il changer le ciel de Paris, rendre à la malheu-
reuse Levantine son patto dsdlé de marbre où die pas-
sait de longues heures dans un assoupissement frais,
délicieux, à entendre l'eau ruisseler sur la grande fon-
taine d'albâtre à trois bassins superposés, et sa barque
dorée, recouverte d'un tendelet de pourpre, que huit
rameurs tripolitains, souples et vigoureux, promenaient,
le soleil eouché, sur le beau lac d'El-Baheira ? Si
luxueux que fût l'appartement de la place Vendôme, il
ae poavait compenser la perte de ces merveilles. Et
plus que jamais elle s'abîmait dans la désolation. Un
familier de la maison parvint pourtant à l'en tirer, Ga-
basâu, celui qui s'intitulait sur ses cartes : a professeur
de massage, » un gros homme noir et trapu, sentant
l'ail et la pommade, carré d'épaules, poilu jusqu'aux
jrraix, et qui savait des histoires de sérails pansieÀs, des
LE NABAB. 135
racontars à la portée de Fintelligence de Madame. Venu
une fois pour la masser, elle voulut le revoir, le retint.
H dut quitter tous ses autres clients, et devenir, à des
appointements de sénateur, le masseur de cette forte
personne, son page, sa lectrice, son garde du corps.
Jansoulet, enchanté de voir sa femme contente, ne sev-
tît pas le ridicule bète qui s'attachait à cette intimité.
On apercevait Gabassu au Bois, dans Ténorme et
somptueuse calèche à côté de la gazelle favorite, au
fond des loges de théâtre que louait la Levantine, car
^e sortait maintenant, désengourdie par le traitement
de son masseur et décidée à s*amuser. Le théâtre lui
plaisait, surtout les farces ou les mélodrames. L'apa*
thie de son gros corps s*animait à la lumière fausse
de la rampe. Mais c'était au théâtre de Gardailhac
qu'elle allait le plus volontiers. Là, le Nabab se trou-
vait chez lui. Du premier contrôleur jusqu'à la der-
nière des ouvreuses, tout le personnel lui apparteiiait.
D avait une clef de communication pour passer des cou-
loirs sur la scène ; et le salon de ^aloge décoré à Toriett-
tale, au plafond creusé en nid d'abeilles, aux divans en
poil de chameau, le gaz enfermé dans une petite lan-
terne mauresque, pouvait servir à une sieste pendant les
eatr'actes un peu longs : une galanterie du directeur à
la femme de son commanditaire. Ce singe de Gardailhac
ne s'en était pas tenu 1(\ ; voyant le goût de la demoi-
selle Afchin pour le théâtre, il avait fini par lui per-
suader qu'elle en possédait aussi l'intuition, la science,
et par lui demander de jeter à ses moments perdus un
coup d'œil de juge sur les pièces qu'on lui envoyait.
Bonne façon d'agrafer plus solidement la commandite.
Pauvres manuscrits à couverture bleue ou jaune, que
l'espérance a noués de rubans fragiles, qui vous en allez
130 LE WABAB.
gonflés d*ambitions et de rêves, qui sait quelles mains
vous entr*ouvrent, vous feuillettent, quels doigts indis-
crets déflorent votre charme d'inconnu, cette poussière
brillante que garde l'idée toute fraîche? Qui vous juge
et qui vous condamne? Parfois, avant d'aller dîner en
ville, Jansoulet, montant dans la chambre de sa femme,
la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la
tête renversée, des liasses de manuscrits à cê'té d'elle, et
Gabassu, armé d'un crayon bleu, lisant avec sa grouse
voix et ses intonations du Bourg- Sain t-Andéol quelque
élucubration dramatique iqu'il biffait, balafrait sans
pitié à la moindre critique de la dame. « Ne vous dé*
rangez pas, » faisait avec la main le bon Nabab entrant
sur la pointe des pieds. Il écoutait, hochait la tête d'un
air admiratif en regardant sa femme : « Elle est éton*
nante, » car lui n'entendait rien à la littérature et là,
du moins, il retrouvait la supériorité de mademoiselle
Afchin.
« Elle avait l'instinct du théâtre, » comme disait Car-
dailhac ; mais, en revanche, l'instinct maternel lui
manquait. Jamais elle ne s'occupait de ses enfants, les
abandonnant à des mains étrangères, et, quand on les
lui amenait une fois par mois, se contentant de leur
tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux
bouffées de cigarette, sans s'informer de ces détails de
soins, de santé qui perpétuent l'attache physique de la
maternité, font saigner dans le cœur des vraies^ mères
la moindre souffrance de leurs enfants.
C'étaient trois gros garçons lourds et apathiques, de
onze, neuf et sept ans, ayant dans le teint blême et
l'enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés
et bons de leur père. Ignorants comme de jeunes sei-
gneurs du moyen âge; à "^rnis M* Bompain dirigeait
Lfi NABAB. 131
leurs études » mais à Paris, le Nabab, tenant à leur don-
ner le bénéfice d'une éducation parisienne, les avait mis
dans le pensionnat le plus « chic, » le plus cher, au
collège Bourdaloue dirigé par de bons Pères qui cher-
chaient moins à instruire leurs élèves qu'à en faire des
hommes du monde bien tenus et bien pensants, et arri-
vaient à former de petits monstres gourmés et ridicules,
dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de
spontané ni d'enfantin, et d'une précocité désespérante.
Les petits Jansoulet ne s'amusaient pas beaucoup dans
cette serre à primeurs, malgré les immunités dont jouis-
sait leur immense fortune ; ils étaient vraiment trop
abandonnés. Encore les créoles conilés à l'institution
avaient-ils des correspondants et des visites ; eux ,
n'étaient jamais appelés au parloir, on ne connaissait
personne de leurs proches, seulement de temps à autre
ils recevaient des pannerées de friandises, des écroule-
ments de brioches. Le Nabab en course dans Paris déva-
lisait pour eux toute une devanture de confiseur qu'il
faisait porter au collège avec cet élan de cœur mêlé
d'une ostentation de nègre, qui caractérisait tous ses
actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux,
pomponnés, inutiles, de ces joujoux qui font la montre
et que le Parisien n'achète pas. Mais ce qui attirait sur-
tout aux petits Jansoulet le respect des élèves et des
maîtres, c'était leur porte-monnaie gonflé d'or, tou-
jours prêt pour les quêtes, pour les fêtes de profes^
seur, et les visites de charité, ces fameuses visites
organisées par le coUége Bourdaloue, une des ten-
tations du programme , l'émerveillement des âmes
sensibles.
Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèves faisant
partie de la petite Société de Saint-Yincent-de-Paol^
la.
138 LS NABAB.
fondée aa collège sur le modèle de la grande, s'en
allaient parpetitesescouades, seuls comme des hommes,
porter an fin fond des faubourgs populeux des secours
et des consolations. On voulait leur apprendre ainsi la
charité expérimentale, Tart de connaître les besoins,
les misères du peuple, et de panser ces plaies, toujours
un peu écœurantes, à raide d*un cérat de bonnes pa-
roles et de maximes ecclésiastiques. Consoler, érangé-
liser les masses par Tenfance, désarmer Tincrédulité
religieuse par la jeunesse et la naïveté des apôtres : tel
était le but de la petite Société, but entièrement manqué,
du reste. Les enfants, bi^i portants, bien vêtus, bien
nourris, n*all£mt qu*à des adresses désignées d*avance,
trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu
malades, mais très-propres, déjà inscrits et secourus
par la riche organisation de TÉglise. Jamais ils ne tom-
baient dans un de ces intérieurs nauséabonds, où la
faim, le deuil, Tabjeetion, toutes les tristesses physiques
ou morales s'inscrivent en lèpre sur les murs, en rides
indélébiles sur les fronts. Leur visite était préparée
comme celle du souverain entrant dans un corps de
garde pour goûter la soupe du soldat; le corps de garde
est prévenu, et la soupe assaisonnée pour les papilles
royales... Avez-vous vu ces images des livres édifiants,
où un petit communiant, sa ganse au bras, son cierge
à la main, et tout frisé, vient assister sur son grabat
un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeux blancs?
Les visites de charité avaient le même convenu de mise
en scène, d'intonation. Aux gestes compassés des petits
prédicateurs aux bras trop courts, répondaient, des pa-
roles apprises, fausses à faire loucher. Aux encourage
ments comiques, aux « consolations prodiguées » en
phrases de livres de prix par des voix de jeunes coqs.
LE NABAB. 189
eérhumés, les bénédictions attendries, les momerie»
geignardes et piteuses d'un porche d'église à la sortie
de vêpres. Et sitôt les jeunes visiteurs partis, quelle
explosion de rires et de cris dans la mansarde,
quelle danse en rond autour de l'offrande apportée, qtiel
bouleversement du fauteuil où l'on avait joué au ma-
lade, de la tisane répandue dans le feu, un feu de
eeiMlres très-artistement préparé I
Quand les petits Jansoulet sortaient chez leurs pa-
rents, on les confiait à l'homme axr fez rouge, à l'in-
dispensable Bompain. C'est Bompain qui les menait aux
Champs-Elysées, parés de vestons anglais, de melons à
la dernière mode, — à sept ansi — de petites cannes
au bout de leurs gants en peau de chien. C'est Bom-
pain, qui faisait bourrer de victuailles le break de
courses où il maniait avec les enfants, leur carte au
chapeau contourné d'un voile vert, assez semblables à
ces personiiagep de pantosninies lilliputiennes dont tout
le comique réside dans 1& grosseur des tètes, comparée
aux petites jambes et aux gestes de nains. On fumait,
on buvait à pitié. Quelquefois, l'homme au fez, tenant
à peine debotit, les ramenait affreusement malades...
Et pourtant, Jansouiet les ain^t ses <( petits, » le cadet,
surtout, qui lui rappelait, avec ses grands cheveux, son
air poupin, la petite Afchin passant dans son carrosse.
Mais ik avaient encore l'âge où les enfants appartiem^ent
à la mère, où ni le grand tailleur, ni les maîtres par-
faits, niia pension chic, ni les poneys sanglés pour les
petits hommes dans l'écurie, rien ne remplace la main
attentive et soigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le
père ne pouvait pas leur donner cela, lui ; et puis il était
ù occupé !
BilUe iilïaires : la Cam% territoriale, l'installatioB de
w
140 LE NABAB.
la galerie de tableaux, des courses au Tattersall avec
Bois-rHéry , un bibelot à aller voir, ici ou là, chez des
amateurs désignés par Schwalbach, des heures passées
avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands de
curiosités, Texistence encombrée et multiple d'un bour-
geois gentilhomme du Paris moderne. Il gagnait à tous
ces frottements de se parisianiser un peu plus chaque
jour, reçu au cercle de Monpavon, au foyer de la danse,
dans les coulisses de théâtre, et présidant toujours ses
fameux déjeuners de garçon, les seules réceptions pos*
sibles dans son intérieur. Son existence était réellement
très-remplie, et encore, de Géry le déchargeait-il de la
plus grande corvée, le département si compliqué des
demandes et des secours.
Maintenant, le jeune homme assistait à sa place à
toutes les inventions audacieuses et burlesques, àtoutes
les combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de
grande ville, organisée comme un ministère, innom-
brable comme une armée, abonnée aux journaux, et
sachant son Bottin par cœur. Il recevait la dame blonde,
hardie, jeune et déjà fanée, qui ne demande que cent
louis, avec la menace de se jeter à Teau tout de suite
en sortant, si on ne les lui donne pas, et la grosse ma-
trone, Tair avenant, sans façon, qui dit en entrant :
« Monsieur, vous ne me connaissez pas... Je n*ai pas
rhonneur de vous connaître non plus; mais nous au-
rons fait vite connaissance... Veuillez vous asseoir et
causons. » Le commerçant aux abois, à la veille de la
faillite, — c'est quelquefois vrai, — qui vient supplier
qu'on lui sauve Thonneur, un pistolet tout prêt pour le
suicide, bossuant la poche de son paletot, — quelque-
fois, ce n'est que l'étui de sa pipe. Et souvent de vraies
détresses, fatigantes et prolixes, de gens qui ne savent
LE NABAB. Ul
même pas raconter combien ils sont malhabiles à
gagner leur vie. A c6té de ces mendicités découvertes,
il y avait celles qui se déguisent : charité, philanthropie,
bonnes œuvres, encouragements artistiques, les quêtes
à domicile pour les crèches, les paroisses, les repenties,
les Sociétés de bienfaisance, les bibliothèques d'arron-
dissement. Enfin, celles qui se parent d'un masque
mondain : les billets de concert, les représentations à
bénéfices, les cartes de toutes couleurs, « estrade, pre*
mières, places réservées. » Le Nabab exigeait qu'on ne
refusât aucune ofirande, et c'était encore un progrès
qu'il ne s'en chargeât plus lui-même. Assez longtemps,
il avait couvert d'or, avec une indifiiérence généreuse,
toute cette exploitation hypocrite, payant cinq cents
francs une entrée au concert de quelque cithariste wur-
tembergeoise ou d'un joueur de galoubet languedo-
cien, qu'aux Tuileries ou chez le duc de Mora on aurait
cotée dix francs. A certains jours, le jeune de Géry sor-
tait de ces séances écœuré jusqu'à la nausée. Toute
l'honnêteté de sa jeunesse se révoltait; il essayait au-
près du Nabab des tentatives de réforme. Mais celui-ci,
au premier mot, prenait la physionomie ennuyée des
natures faibles, mises en demeure de se prononcer, ou
bien il répondait avec un haussement de ses solides
épaules : « Mais, c'est Paris, cela, mon cher enfant...
Ne vous effarouchez pas, laissez-moi faire... Je sais où
je vais et ce que je veux. » .
Il voulait alors deux choses, la députât ion et U croix.
Pour lui, c'étaient les deux premiers étages de la grande
montée, où son ambition le poussait. Député, il le serait
certainement par la Caisse territoriale, à la tête de la-
quelle il se trouvait. Paganetti de Porto- Vecchio le lui
disait souvent :
14S LE NÀBÀB.
— Quand le jour sera Tenu, l'île se lèvera et votera
pour vous, comme un seul homme.
Seulement, ce n*est pas tout d'avoir des électeurs ;
il faut encore qu'un nége soit vacant à la Chambre, et
la Corse y comptait tous ses représentants au complet.
L'un d'eux, pourtant, le vieux Popolasea, infirme, hors
d'état d'accomplir sa tâche, aurait peut-être, à de cer-
taines clauses, donné volontiers sa démission. C'était
une affaire délicate à traiter, mais très-faisable, le
bonhomme ayant une famille nombreuse, des terres
qui ne rapportaient pas le deux, un palais en ruine à
Bastia, où ses enfants se nourrissaient de /)o/éw^a, et un
logement à Paris, dans un garni de dix-huitième
ordre. En ne regardant pas à cent ou deux cent mille
francs, on devait venir à bout de cet honorable affamé,
qui, tàté par Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit
par la grosse somme, retenu par la gloriole de sa situa-
tion. L'affaire en était là, pouvait se décider un jour ou
l'autre.
Pour la croix, tout allait encore mieux. L'œuvre de
Bethléem avait décidément fait aux Tuileries un bruit
du diable. On n'attendait plus que la visite de M. de La
Perrière et son rapport qui ne pouvait manquer d'être
favorable, pour inscrire sur la liste du 16 mars, à la
date d'un anniversaire impérial, le glorieux nom de
Jansoulet... Le 16 mars, c'est-à-dire avant un mois...
Que dirait le gros Hemerlingue de cette insigne faveur,
lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter du
Nisham. Et le bey, à qui l'on avait fait croire que Jan-
soulet était au ban de la société parisienne, et la vieille
mère, là-bas, à Saint-Romans, toujours si heureuse des
succès de son filsl... Est-ce que cela ne valait pas
quelques millions habilement gaspillés et laissés aux
LE NABAB. 143
oiseaux sur cette rouie de la gloire où le Nabab marchait
en enfant, sans souci d'être dévoré tout au bout? Et
n'y avait-il pas dans ces joies extérieures, ces honneurs
cette considération chèrement achetés, une compensa-
tion à tous les déboires de cet Oriental reconquis à 1^
vie européenne, qui voulait un iover et n'avait qu'un
caravansérail, cherchait une femme et ne trouvait
fu'une Levantine.
\n\
L*(EUVRE DÇ BETHLÉEM.
Belhléem 1 Pourquoi ce nom légendaire et doux
chaud comme la paille de Tétable miraculeuse; vous
faisait-îl si froid à voir écrit en lettres dorées tout en
haut de cette grille de fer ! Cela tenait peut-être à la
mélancolie du paysage, cette immense plaine triste qui
va de Nanterre à Saint-Gloud, coupée seulement par
quelques bouquets d'arbres ou la fumée des cheminées
d'usine. Peut-être aussi à la disproportion existant entre
rhumble bourgade invoquée, et rétablissement gran-
iiose, cette villa genre Louis XIII en béton aggloméré,
*oute rose entre les branches de son parc défeuillé, où
é'étalaient de grandes pièces d'eau épaissies de mousses
vertes. Ce qui est sûr, c'est qu'en passant là, le cœur se
•errait. Quand on entrait, c*était bien autre chose. Un
silence lourd, inexplicable, pesait sur la maison, où lei
figures apparues aux fenêtres avaient un aspect lugubre
derrière les petits carreaux verdâtres à l'ancienne mode.
Les chèvres nourricières promenées dans les allées
mordillaient languissamment les premières pousses,
avec des a bêêè » vers leur gardienne ennuyée aussi et
suivant les visiteurs d'un œil morne. Un devil planait,
LE NABAB. lAS
le désert et l*effroî d*une contagion. Ç^avait été pour-
tant une propriété joyeuse, et où naguère encore on
ripaillait largement. Aménagée pour la chanteuse cé-^
ièbre qui Favait vendue à Jenkins, elle révélait bien Ti-
maginatlon particulière aux théâtres de chant, par un
pont jeté sur sa pièce d*eau où la nacelle défoncée s'em-
plissait de feuilles moisies, et son pavillon tout en ro-
eaillesy enguirlandé de lierres grimpants. Il en avait vu
de drôles, ce pavillon, du temps de la chanteuse, main-
tenant il en voyait de tristes, oâr Finfirmerie était in-
stallée là.
 vrai dire, tout rétablissement n*était qu*une vaste
infirmerie. Les enfants, à peine arrivés, tombaient ma-
lades, languissaient et finissaient par mourir, si les pa-
rents ne les remettaient vite sous la sauvegarde du
foyer. Le curé de Nanterre s'en allait si souvent à Beth-
léem avec ses vêtements noirs et sa croix d'argent, le
menuisier avait tant de commandes pour la maison,
qu'on le savait dans le pays et que les mères indignées
montraient le poing à la nourricerie modèle, de très-
loin seulement pour peu qu'elles eussent sur les bras un
poupon blanc et rose à soustraire à toutes les conta-
gions de l'endroit C*est ce qui donnait à cette pauvre
demeure un aspect si navrant. Une maison où les en-
fants meurent ne peut pas être gaie ; impossible d'y voir
les arbres fleurir, les oiseaux nicher, Teau couler en
risettes d'écume,
La chos3 paraissait désormais acquise. Excellente en
soi, l'œuvre de Jenkins était d'une application extrême-
ment difficile, presque impraticable. Dieu sait pourtant
qu'on avait monté l'affaire avec un excès de zèle dans
tous les moindres détails, autant d'argent et de monde
qu'il en fallait. A la tête, un praticien des plus habiles,
13
146 ^LE NABAB.
M. Pon devez, élève des hôpitaux de Paris ; et près de
lui, pour les soins plus intimes, une femme de con-
fiance, madame Polge. Puis des bonnes, des lingères,
des infirmières. Et que de perfectionnements et d*entrB-
lien, depuis Teau distribuée dans cinquante robinets à
système jusqu*à Tomnibus, avec son cocher à la livrée
dC' Bethléem, 8*en allant vers la gare deRueil à tons lei
trains de la journée, en secouant ses grelots de poste.
Enfin des chèvres magnifiques, des chèvres du Thibet,
soyeuses, gonflées de lait. Tout était admirable comme
organisation ; mais U y avait un point où tout chop-
pait. Cet allaitement artificiel, tant pr6né par la ré-
clame > n'agréait pas aux enfants. C'était une obsti-
nation singulière, un mot d*ordre qu'ils se donnaient
entre eux, d'an coup d'œil, pauvres petits chats^ car ils
ne parlaient pas encore, la plupart même ne devaient
jamais parler : « Si vous voulez, nous ne téte/ons pas
les chèvres. » Et ils ne les tétaient pas, ils aimaient
mieux mourir l'un après l'autre que de les téter. Est-
ce que le Jésus de Bethléem, dans son étable, était
nourri par une chèvre? Est-ce qu'il ne pressait pas au
contraire un sein de femme doux et plein sur lequel il
s'endormait quand il n'avait plus soif? Qui donc a ja-
mais vu de chèvre entre le bœuf et l'âne légendaires
dans cette nuit où les bétes parlaient ? Alors pourquM
mentir, pourquoi s'appeler Bethléem?...
Le directeur s'était ému d'abord de tant de victimes.
Épave de la vie du « quartier, j» ce Pondevèz, étudiant
de vingtième année bien connn dans tous les débits de
prunes du boulevard Saint-Michel sous le nom de Pom-
pon, n'était pas un méchant homme. Quand il vit le
peu de succès de l'alimentation artificielle, il prit tont
bonqement quatre ou cinq vigoureuses nourrices dans
L£ NABAB. U7
le pays, ^ il n'en fallut pas plus pour rendre Tappétli
inx enfants. Ce mouvement d'humanité faillit lui coûter
ia place.
« Des nourrices à Bethléem, dit Jenkins furieux lors-
qu'il vint faire sa visite hebdomadaire... Êtes- vous fou?
Eh bien I alors, pourquoi les chèvres^ et les pelouses
pour les nourrir, et mon idée, et les brochures sur mon
idée?... Qu'est-ce que tout cela devient?... Mais vous
aUez contre mon système, vous volez Targent du fon-
dat^xr...
— Cependant, mon cher maître, essayait de répon-
dre l'étudiant passant les mains dans les poils de sa
longue barbe rousse, cependant... puisqu'ils ne veulent
pas de cette nourriture.. . ,
— Eh bien ! qu'ils jeûnent, mais que le principe de
l'allaitement artificiel soit respecté ... Tout est là... Je
ne veux plus avoir à vous le répéter. Renvoyez-moi ces
affreuses nourrices... Nous avons pour élever nos en-
fants le lait de chèvre, le lait de vache à l'extrême ri-
gueur ; mais je ne saurais leur accorder davantage. »
Il ajouta en prenant son air d'ap6tre :
« Nous sommes ici pour la démonstration d'une
grande idée philanthropique. Il faut qu'elle triomphe,
même au prix de quelques sacrifices. Yeillez-y. »
Pondevèz n'insista pas. Après tout, la place était
bonne, assez près de Paris pour permettre le dimanche
des descentes du Quartier à Nanterre ou la visite du di*
recteur à ses anciennes brasseries. Madame Polge —
que Jenkins appelait toujours « notre intelligente sur-
veillante » et qu'il avait mise là en effet pour tout sur-
veiller, principalement le directeur — n'était pas aussi
sévère que ses attributions l'auraient fait croire et cé-
dait volontiers à quelques petits verres de « fine » ou à
148 LE NÀBÀB.
une partie de bézigue en quinze cents. Il renvoya donc
les nourrices et essaya de se blaser sur tout ce qui
pouvait arriver. Ce qu'il arriva ? Un vrai Massacre
des Innocents. Aussi les Quelques parents un peu aisés,
ouvriers ou commerçants de faubourg, qui, tentés par
les annonces, s'étaient séparés de leurs enfants, les re-
prenaient bien vite, et il ne resta plus dans rétablisse-
ment que les petits malheureux ramassés sous les por-
ches ou dans les terrains vagues, expédiés par les hos-
pices, voués à tous les maux dès leur naissance. La
mortalité augmentant toujours, même ceux-là vinrent
à manquer, et Tomnibus parti en poste au chemin
d^ fer s*en revenait bondissant et léger comme un
corbillard vide. Combien cela durerait-il? Combien de
temps mettraient-ils à mourir les vingt-cinq ou trente
petits qui restaient? C'est ce que se demandait un matin
M. le directeur ou plutôt, comme il s'était surnommé
iui-mème, M. le préposé aux décès Pondevèz, assis eh
face des coques vénérables de madame Polge et faisant
après le déjeuner la partie favorite de cette personne.
« Oui, pia bonne madame Polge, qu'allons-nous de-
venir?... Ça ne peut pas durer longtemps comme cela...
Jenkins ne veut pas en démordre, les gamins sont en-
têtés comme des chevaux... Il n'y a pas à dire, ils nous
passeront tous entre les mains... Voilà le petit Yalaque
— je marque le roi, madame Polge — qui va mourir
d'un moment à l'autre. Vous pensez, ce pauvre petit
gosse, depuis trois jours qu'il ne s'est rien collé dans
l'œsophage... Jenkins a beau dire; on ne bonifie pas
les enfants comme les escargots, en les faisant jeûner...
C'est désolant tout de même de n'en pas pouvoir sauver
un... L'infirmerie est bondée... Vrai de vrai, ça prend
une fichue tournure... Quarante de bezigue... »
LE NABAB. 141
Deax coups sonnés àla grille de rentrée interrompirent
ton monologue. L^omnibus revenait du chemin de fer
et ses roues grinçaient sur le sable d'une façon inaccou"
tumée.
« C'est étonnant, ditPondevèz... la voiture n'est pas
vide. »
Elle vint effectivement se ranger au bas du perron avec
une certaine fierté, et l'homme qui en descendit fran-
chit l'escalier d'un bond. C'était une estafette de Jenkins
apportant une grande nouvelle : le docteur arriverait
dans deux heures pour visiter l'asile, avec le Nabab et
on monsieur des Tuileries. Il recommandait bien que
tout fût prêt pour les recevoir. La chose s'était décidée
si brusquement qu'il n'avait pas eu le temps d'écrire ;
mais il comptait que M. Pondevèz ferait le nécessaire.
tt II est bon là avec son nécessaire I » murmura Pon-
devèz tout effaré... La situation était critique. Cette
visite importante tombait au plus mauvais moment, en
pleine débâcle du système. Le pauvre Pompon , très-
perplexe,. tiraillait sa barbe, en en mâchant des brins*
— Allons, dit-il tout à coup à madame Polge, dont
la longue figure s'allongeait encore entre ses coques.
Nous n'avons qu'un parti à prendre. Il nous faut démé-
nager l'infirmerie, transporter tous les malades dans le
dortoir. Us n'en iront ni mieux ni plus mal pour être
réinstallés là une demi-journée. Quant aux gourmeux,
nous les serrerons dans un coin. Us sont trop laids, on
ne les montrera pas... ÂUons-y, hauti tout le monde
sur le pont. »
La cloche du diner mise en branle, aussitôt des
pas se précipitent. Lingères, infirmières, servantes,
gardeuses, sortent de partout, courent, se heurtent
dans les escaUers, à travers les cours. Des ordres te
13.
l&O . LIB NABAB.
croisent, des cris, des appels; mais ce qui domine ,
e*est le bruit d*un grand lava^, d*un ruissellement
d*eau, comme si Bethléem venait d*étre surpris par les
flammes. Et ces plaintes d^enfants malades, arrachés à
la tiédeur de leurs lits , tous ces petits paquets ^^eu-
glants transportés à travers le parc humide , avec des
flottements de couvertures entre les branches^ com-
plètent bien cette impression d'incendie. Au bout ée
deux heures, grâce à une activité prodigieuse, la mai-
son du haut eh bas est prête à la visite qu'elle va rece-
voir, tout le personnel à son poste, le calorifère allumé,
les chèvres pittoresquement disséminées dans le pare.
Madame Polge a revêtu sa robe de soie verte, le direc-
teur, une tenue un peu moins négligée qu*à Tordinaire,
mais dont la simplicité exclut toute idée de prémédita-
tion. Le secrétaire des commandements peut venir.
Et le voilà.
Il descend avec Jenkins et Jansoulet d'un carrosse
superbe, à la livrée rouge et or du Nabab. Feignant le
plus grand étonnement, Pondevèz s*est élancé au-devant
de ses Visiteurs :
« Ahl M. Jenkins, quel honneur!... Quelle sur-
prise I »
Il y a des saints échangés sur le perron , des rêvé*
rences , des poignées de main , des présentations. Jen-
kins, son paletot flottant, large ouvert sur sa lojrale
poitrine, épanouit son meilleur et plus cordial sourire;
pourtant un pli significatif traverse son front. Il est in-
quiet des surprises que leur ménage rétablissement dont
il connaît mieux que personne la détresse. Pourvu que
Pondevèz ait pris ses précautions... Gela commenee
bien, du reste. Le coup d'œil un peu théâtral de ren-
trée, ces toisons blanches bondissant à travers les taillis
LB NABAB. 16]
ont ravi M. de la Perrière, qui ressemble lui-même
avec ses yeux naïfs, sa barbiche blanche, le hoche-
ment continuel de sa tète, à une chèyre échappée à son
pieu.
« D*abord, Messieurs, la pièce importante de la mai*
son, la Nursery, » dit le directeur en ouvrant une portt
massive au fond de Tàntichambre. Ces messieurs le
suivent, descendent quelques marches , et se trouvent
dans une immense salle basse, carrelée, Tancienne cui*
sine du château. Ce qui frappe en entrant, c'est une
haute et vaste^heminée sur le modèle d'autrefois, en
briques rouges, deux1>ancs de pierre se faisant face sous
le manteau, avec les armes de la chanteuse — une lyre
énorme barrée d'un rouleau de musique — sculptées au
fronton monumental. L'effet est saisissant; mais il vient
de là un vent terrible, qui, joint au froid du carrelage,
à la lumière blafarde tombant des soupiraux au ras de
terre, effraie pour le bien-être des enfants. Que voulez-
vous ? On a été obligé d'installer la Nursery dans cet
endroit insalubre à cause des nourrices champêtres et
capricieuses habituées au sans-gêne de l'étable; il n'y
a qu'à voir les mares de lait, les grandes flaques roa-
geàtres séchant sur le carreau , qu'à respirer l'odeur
àere qui vous saisit en entrant, mêlée de petit-lait, de
poil mouillé et de bien d'autres choses, pour se con-
irainere de cette absplue nécessité.
La pièce est si haute dans ses parois obscures que les
lôfliteurs, tout d'abord , ont cru la nourrîcerie déserte.
On distingue pourtant dans le fond un groupe bêlant,
geignant et remuant... Deux femmes de campagne, l'air
dur, abruti, la face terreuse, deux a nourrices sèches »
qui méritent bien leur nom, sont assises sur des nattes,
leur nourrisson sur les bras, chacune ayant devant elle
151 LE NABAB.
ane grande chèvre qui tend son pis, les pattes écartées*
Le directeur paraît joyeusement surpris :
« Ma foi, Messieurs, voici qui se trouve bien... DeuY
de nos enfants sont en train de faire un petit lunch...
Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s'en-
tendent.
— Qu'est-ce qu'ils?... D est fou, » se dit Jenkins
terrifié.
Mais le directeur est très-lucide au contraire , et lui-
même a savamment organisé la mise en scène, en choi-
sissant deux bêtes patientes et douces , et deux sujets
exceptionnels, deux petits enragés qui veulent vivre à
tout prix et ouvrent le bec à n'importe quelle nourri-
ture comme des oiseaux encore au nid. ,
« Approchez-vous, Messieurs, et rendez-vous compta.»
C'est qu'ils tètent véritablement, ces chérubins. L'un,
blotti, ramassé sous le ventre de la chèvre, y va de si
bon cœur qu'on entend les glouglous du lait chaud
descendre jusque dans ses petites jambes agitées parle
contentement du repas. L'autre, plus calme, étenda
paresseusement, a besoin de quelques petits encoura-
gements de sa gardienne auvergnate :
« Tète, mais tète donc, bougrril... »
Puis, à la fin, comme s'il avait pris une résolution
subite, il se met à boire avec tant d'ardeur que la
femme se penche vers lui, surprise de cet appétit ex-
traordinaire, et s'écrie en riant :
« Ah I le bandit, en a-tril de la malice... c'est son
pouce qu'il tète à la place de la cabre. »
Il a trouvé cela, cet ange , pour qu'on le laisse tran-
quille... L'incident ne fait pas mauvais effet; au coH'
traire, M. de la Perrière s'amuse beaucoup de cette
idée de nourrice, que l'enfant a voulu leur faire une
LE AXhkB. 1&3
niche. D sort de la Nursery enchanté « Positivement
en... en... enchanté, » répète-t-ii la tète branlante , en
montant le grand escalier aux murs sonores , décorés
de bois de cerf, qui conduit au dortoir.
Très-claire, très-aérée, cette vaste salle, occupant
toute une façade , a de nombreuses fenêtres , des ber-
ceaux espacés, tendus de rideaux floconneux et blancs
comme des nuées. Des femmes vont et viennent dans la
large travée du milieu, des piles de linge sur les bras, des
defs à la main, surveillantes ou « remueuses. » Ici Ton
m, voulu trop bien faire, et la première impression des
visiteurs est mauvaise. Toutes ces blancheurs de mous-
seline, ce parquet ciré où la lumière s'étale sans se
fondre, la netteté des vitres reflétant le ciel tout triste
de voir ces choses, font mieux ressortir la maigreur, la
pâleur malsaine de ces petits moribonds couleur de
suaire... Hélas I les plus âgés n*ont que six mois, les
plus jeunes quinze jours à peine, et déjà il y a sur tous
ces visages, ces embryons de visages, une expression
chagrine, des airs renfrognés et vieillots, une précocité
souffrante , visible dans les plis nombreux de ces pe-
tits fronts chauves , engoncés de béguins festonnés de
maigres dentelles d^hospice. De quoi souffrent-ils ?
Qu'est-ce qu'ils ont? Ils ont tout, tout ce qu'on peut
avoir : maladies d'enfant et maladies d'homme. Fruits
du vice et de la misère, ils apportent en naissant de
hideux phénomènes d'hérédité. Celui-là a le palais per-
foré, un autre de grandes plaqués cuivrées sur le front,
tous le muguet. Puis ils meurent de faim. En dépit des
cuillerées de lait, d'eau sucrée, qu'on leur introduit de
force dans la bouche, d'un peu de biberon employé
malgré la défense, ils s'en vont d'inanition. Il faudrait
à ces épuisés avant de naître la nourriture la plus jeune,
154 LE NABAB.
la pias fortifiante ; les chèvres pourraient peut-être la
leur donner , mab ils ont juré de ne pas téter lés chè-
Tres. Et voilà ce qui rend le dortoir lugubre et silen-
cieux, sans une de ces petites colères à poings fermés,
an de ces cris montrant les gencives roses et droites ^
où Tenfant essaie son souffle et ses forces; à peine un
vagissement plaintif, comme Tincpiiétude d'une àme
qui se retourne en tous sens dans un petit corps ma-
lade, sans pouvoir trouver la place pour y rester.
Jenkins et le directeur, qui se sont aperçus du maïa-
vais effet que la visite du dortoir produit sur leurs
hôtes, essaient d'animer la situation, parlent très-
fort, d'un air bon enfant, tout rond et satisfait. Jen-
kins donne une grande poignée de main à la surveil*
lante :
<n £h bien I madame Polge, ça va, nos petHs élèves?
— Gomme vous voyez , monsieur le docteur, » ré-
pond-elle en montrant les lits.
Elle est funèbre dans sa robe verte, cette grande
Madame Polge, idéal des nourrices sèches; elle com-
plète le tableau.
Mais où donc est passé M. le secrétaire des comman-
dements? Il s'est arrêté devant un berceau , qu'il exa-
mine tristement, debout et la tête branlante.
« Bigre de bigre 1 dit Pompon tout bas à Madam*
Polge... C'est le Valaque. »
La petite pancarte bleue actrochée en haut du ber-
ceau, comme dans les hospices, constate en effet la na-
tionalité de l'enfant : <( Moldo-Yalaque. » Quel guignoB
que l'attention de M. le secrétaire se soit portée juste-
ment sur celui-là 1... Ohl la pauvre petite tête couchée
sur l'oreiller , son béguin de travers , les narines pin-
cées, la bouche entr'ouverte par un souffle court, ha-
LK NABAB. I&5
letant, le souffle de ceux qui viennent de naître, ansd
de ceux qui vont mourir...
« Est-ce qu'il est malade? demande doucement
M. le secrétaire au directeur qui s'est rapproché.
— Mais pas le moins du monde... » a répondu Tef-
fironté Pompon, et s'avançant vers le berceau, il fait.une
risette au petit avec son doigt, redresse Toreiller^ dit
d'une voix mâle un peu bourrue de tendresse : « Ebl
ben, àkon vieux bonhomme?... » Secoué de sa torpeur,
sortant de Tombre qui Tenveloppe déjà, le petit ouvre
les yeux sur^ ces visages penchés vers lui, les regarde
avec une morne indilTérence, puis, retournant à son
rêve qu'il trouve plus beau, crispe ses petites mains ri-
dées et pousse un soupir insaisissable. Mystère 1 Qui
dira ce qu'il était venu faire dans la vie, celui-là?
Souffrir deux mois, et s'en aller sans avoir rien vu,
rien compris, sans qu'on connaisse seulement le son de
sa voix.
a Gomme il est pâle 1... » murmure M. de la Perrière,
très-pÀle lui-même. Le Nabab est livide aussi. Un
souffle froid viei^ de passer. Le directeur prend un air
dégagé :
« C'est le reflet... Nous sommes tous verts ici.
— Mais oui... mais oui... fait Jenkins, c'est le reflet
delà pièce d'eau... Venez donc voir, monsieur le secré-
taire. » Et il l'attire vers la croisée pour lui montrer
la grande pièce d'eau où trempent les saules, pendant
q«e madame Polge se dépèche de tirer sur le rêve éter-
nel du petit Valàque les rideaux détendus de sa berce-
lonnette,
n faut continuisr bien vite la visite de rétablisse-»
ment, pour détruire cette fâcheuse impression.
D'ab^^d on montre à M. de la Perrière une buan-
156 LE NABAB.
derie splendide , avec étuves, séchoirs, thermomètres,
immenses armoires de noy^er ciré, pleines de béguins,
de brassières, étiquetés, noués par douzaines. Une fois
le linge chauffé, la lingère le passe par un petit gui-
chet en échange du numéro que laisse la nourrice. On
le voit, c'est un ordre parfait, et tout, jusqu'à sa bonne
odeur de lessive, donne à cette pièce un aspect sain et
campagnard. Il y a ici dfi quoi vêtir cinq cents enfants.
C'est ce que Bethléem peut contenir, et tout a été éta-
bli sur ces proportio]is : la pharmacie immense, étin-
celante de verreries et d'inscriptions latines , des pi-
lons de marbre dans tous les coins, l'hydrothérapie
aux larges piscines de pierre, aux baignoires luisantes,
au gigantesque appareil traversé de tuyaux de toutes
tailles pour la douche ascendante et descendante, en
pluie, en jet, en coups de fouet, et les cuisines ornées
de superbes chaudrons de cuivre gradués, de fourneaux
économiques à charbon et à gaz. Jenkins a voulu faire
un établissement modèle ; et la chose lui a été facile,
car on a travaillé dans le grand, comme quand les
fonds ne manquent pas. On sent aussi Sur tout cela l'ex-
périence et la main de fer de « notre intelligente surveil-
lante, » à qui le directeur ne peut s'empêcher de rendre
un hommage public. C'est le signal d'une congratula-
tion générale ; M. de la Perrière, ravi de la façon dont
l'établissement est monté, félicite le docteur Jenkins do
sa belle création, Jenkins complimente son ami Pon-
devèz, qui remercie à son tour le secrétaire des com-
mandements d'avoir bien voulu honérer Bethléem de
sa visite. Le bon Nabab mêle sa voix à ce concert d'é-
loges, trouve un mot aimable pour 42hacun, mais s'é-
tonne un peu tout de même qu'on ne Tait pas félicité
lui aussi, puisqu'on y était. Il est vrai que la meilleure
i
f
X
LE NABAB. 157
des félicitations Tattend au 16 mars en tète da Jour-
nal officiel^ dans un décret qui flamboie d'avance à ses
yeux et le fait loucher du côté de sa boutonnière.
Ces bonnes paroles s'échangent le long d'un grand
eorridor où les voix sonnent dans leurs intonations pru-
d'hommesques ; mais, tout à coup, un bruit épouvan-
table interrompt la conversation et la marche des visi-
teurs. Ce sont des miaulements de chats en délire, des
beuglements, des hurlements de sauvages au poteau
de guerre, une effroyable tempête de cris humains,
répercutée, grossie et prolongée par la sonorité des
hautes voûtes. Cela monte et descend, s'arrête 'Soudain,
puis reprend avec un ensemble extraordinaire. M. le
directeur s'inquiète , interroge. Jenkins roule des yeux
furibonds.
« Continuons, dit le directeur, un peu troublé cette
fois... je sais ce que c'est. »
Il sait ce que c'est ; mais M. de la Perrière veut
le savoir aussi , et, avant que Pondevèz ait pu l'ou-
vrir, il pousse la porte massive d'où vient cet horrible
concert.
Dans un chenil sordide qu'a épargné le grand lessi-
vage, car on ne comptait certes pas le montrer, sur des
matelas rangés à terre, une dizaine de petits monstres
sont étendus, gardés par une chaise vide où se prélasse
un tricot commencé, et par un petit pot égueulé, plein
de vin chaud, bouillant sur un feu de bois qui fume.
Ce sont les teigneux, les gourmeux, les disgraciés de
Bethléem que Ton a cachés au fond de ce coin retiré, —
avec recommandation à leur nourrice sèche de les ber-
cer, de les apaiser, de s'asseoir dessus au besoin pour
les empêcher de crier ; — mais que cette femme de cam-
l^agne, inepte et curieuse, a laissés là pour aller voirie
u
158 L£ NABAB.
beau c«!rrosse fitationnant dans la oonr. Derrière eUe»
les maillots se sont vite fatigoés de leur position bon*
zontale; et rouges, couverts de boutons, tous ces petit»
« croûte-leviés » ont poussé leur concert robuste, car
ceux-là, par miracle, sont bien portants , leur mal les
sauve et les nourrit. Éperdus et rémuants comme des
hannetons renversés, s*aidant des reins, des coudes, les
uns, tombés sur le côté, ne pouvant plus reprendre
d'équilibre, les autres, dressant en Tair, toutes gourdes,
leurs petites jambes emmaillotées, ils arrêtent sponta-
nément leurs gesticulations et leurs cris en voyant la
porte s'ouvrir ; mais la barbiche branlante de M. de
Laperrière les rassure, les encourage de plus belle, et,
dans le vacarme recrudescent, c'est à peine si Ton dis-
tingue Texplication donnée par le directeur : « Enfants
mis à part... Contagion... maladies de peau. » M. le
secrétaire des commandements n'en demande pas da-.
vantage; moins héroïque que Bonaparte en sa visite aux
pestiférés de Jaffa, il se précipite vers la porte, et, dans
son trouble craintif, voulant dire quelque chose, ne
trouvant rien, il murmure avec un sourire ineffable :
« Ils sont cha... armants. »
A présent, l'inspection finie, les voici tous installés,
dans le salon du rez-de-chaussée, où madame Polge a
fait préparer une petite collation. La cave de Bethléem
est bien garnie. L'air vif du plateau, ces montées, ces
descentes ont donné au vieux monsieur des Tuileries
an appétit qu'il ne se connaît plus depuis longtemps, si
bien qu'il cause et rit avec une familiarité toute cam*
pagnarde, et qu'au moment du départ, tous debout, il
lève son verre en remuant la tète pour boire : « A Bé...
Bé... Bethléem 1 » On s'émeut, les verres se choquent,
puis, au grand trot, le carrosse emporte la compagnie
1
Lï. NABâB. 15^
par la lon^e ayenne de tilleuls, où se/ couche un so-
leil rouge et froid, sans rayons. Derrière eux, le parc
reprend son silence morne. De grandes masses sombres
s'accumulent au fond des taillis, envahissent la mai-
son, gagnent peu à peu les allées et les ronds-points.
Bientôt il ne reste plus d'éclairées que les lettres ironi-
ques qui s'incrustent sur la grille d'entrée, et là-bas, à
une fenêtre du premier étage, une tache rouge et trem-
blottante, la lueur d'un cierge allumé au cheyet du
petit mort.
« Par décret du 12 mars 1865, rendu sur la propo^
iîtkm du ministre de rintérieur, M, le docteur Jenkins,
président- fondateur de tœuvre de Bethléem, est nommé
chevalier de Vordre impérial de la Légion d'honnettr.
Grand dévouement à la cause de l'humanité. »
En lisant ces lignes à la première page du Joumai
officiel, le matin du 16, le pauvre Nabab eut un éblouis-
sement.
Était-ce possible? .
Jenkins décoré, et pas lui.
il relut la note deux fois, croyant à une erreur de sa
vision. Ses oreilles bourdonnaient. Les lettres dan-
saient, doubles, devant ses yeux avec ces cercles rouges
qu'elles prennent au grand soleil. Il s'attendait si bien
à voir son nom à cette place ; Jenkins — la veille en-
core — lui avait dit avec tant d'assurance : « C'est
faiti » qu'il lui semblait toujours s'être trompé. Mais
non, c'était bien Jenkins... Le coup fut profond, in-
time, prophétique, comme un premier avertissement
du destin, et ressenti d'autant plus vivement que, de-
puis des années, cet homme n'était plus habitué aux
déconvenues, vivait au-dessus de l'humanité. Tout ce
l^ LE NABAB.
qa'il y avait de bon en lui apprît ea même temps la
méfiance.
« £h bien, dit-il à de Géry, entrant eomme chaque
matin dans sa chambre et qui le surprit tout ému le
journal à la main, vous avez vu?... je ne suis pas à
VOffictel. »
Il essayait de sourire, les traits gonflés comme un
enfant qui retient des larmes. Puis, tout à coup, avec
cette franchise qui plaisait tant chez lui : « Gela ine fait
beaucoup de peine... je m'y attendais trop. »
La porte s'ouvrit sur ces mots, et Jenkins se préci-
pita essoufflé, balbutiant, extraordinairement agité :
« C'est une infamie... Une infamie épouvantable...
Cela ne peut pas être, cela ife sera pas. »
Les paroles se pressaient en tumulte sur ses ièvres,
voulant toutes sortir à la fois ; puis il parut renoncer à
exprimer sa pensée, et jeta sur la table une petite boite
en chagrin, et une grande enveloppe, toutes deux an
timbre de la chancellerie.
<c Voilà ma croix et mon brevet... Ils sont à vons,
ami... Je ne saurais les conserver... »
Au fond, cela ne signifiait pas grand'chose. J&n-
soulet se parant du ruban de Jenkins se serait fait très-
bien condamner pour port illégal de décoration. Mais
an coup de théâtre n'est pas forcé d'être logique; celui-
ci amena entre les deux hommes une effusion, des
étreintes, un combat généreux, à la suite duquel Jen-
kins remit les objets dans sa poche, en parlant de ré-
clamations, de lettres aux journaux... Le Nabab fut
encore obligé de l'arrêter :
« Gardez- vous-en bien, malheureux... D'abord, ce se-
rait me nuire pour une autre fois..^ Qu^ sait? peut-être
qu'au 15 août prochain...
tS NABAB. lei
— Oh ! ça, par exemple... » dit Jenkins sautant sur
eette idée; et le bras tendu, comme dans le Serment dt
David : « J'en prends rengagement sacré. »
L'affaire en resta là. Au déjeuner, le Nabab ne parla
de rien, fut aussi gai que de coutume. Cette bonne hu-
meur ne se démentit pas de la journée ; et de Géry, pour
qui cette scène avait été une révélation sur le vrai Jen-
kins, Texplication des ironies, des colères contenues de
Félicia Ruys en parlant du docteur, se demandait en
vain comment il pourrait éclairer son cher patron sur
tant d'hypocrisie. Il aurait dû savoir pourtant q*ie chez
les Méridionaux, en dehors et tout effusion, il n'y a ja-
mais d'aveuglement complet, <c d'emballement » qui ré-
siste aux sagesses de la réflexion. Dans la soirée, le Nabab
avait ouvert un petit portefeuille misérable , écorné
aux angles, où depuis dix ans il faisait battre des mil-
lions, écrivant dessus en hiéroglyphes connus de lui
seul, ses bénéfices et ses dépenses. Il s'absorbait dans
ses comptes depuis un moment, quand se tournant vers
de Géry :
« Savéz-votis ce que je fais, mon cher Paul? de*
manda-t-il.
— Non, Monsieur.
— Je suis en train — et son regard farceur, bien de
ion pays, raillait la bonhomie de son sourire — je suis
Mi train de calculer que j'ai déboursé quatre cent trente
mille francs pour faire décorer Jenkins. »
Quatre cent trente mille francs 1 Et ce n'était pas
fini...
14
/
tONMC MAIIIAN
Trois fois par semcdne, Paul de Géry, le soir veim,
allait prendre sa leçon de comptabilité dans la salle à
manger des Joyeuse, non loin de ce petit salon où la
famille lui était apparue le premier jmir; aussi, pen-
dant que, les yeux fixés sur son professeur en cravate
blanche, il slnitiait à tous les mystères du « doit et
avoir, t» il écoutait malgré lui derrière la porte le bruit
léger de la veillée laborieuse, en regrettant la vision de
tous ces jolis fronts abaissés sous la lampe.' M. Joyeuse
ne disait jamais un mot de ses filles. Jaloux de leurs
grâces comme un dragon gardant de belles princesses
dans une tour, excité par les imaginations fantastiques
de sa tendresse excessive, il répondait assez sèchement
aux questions de son élève slnformant de <c ces demoi-
selles, » si bien que le jeune homme ne lui en parla
plus. Il s'étonnait seulement de ne pas voir une fois
cette Bonne Maman dont le nom revenait à propos de
tout dans les discours de M. Joyeuse, les moindres dé-
tails de son existence, planant sur la maison comme
Temblème de sa parfaite ordonnance et de son calme.
•Tant de réserve, de la part d'une vénérable dame qui
1
LE NABAB. lU
devait pourtant avoir passé Tâge où les entreprises de»
jeunes gens sont à craindre, lui semblait exagérée. Mais;
en somme les leçons étaient bonnes , données d'une
façon très-claire, le professeur avait une méthode excel-
lente de démonstration, un seul défaut, celui de s'ab-
sorber dans des silences coupés de soubresauts, d*in*
terjections qui partaient comme des fusées. En dehors
de cela, le meilleur des maîtres, intelligent, patient et
droit. Paul apprenait à se retrouver dans le labyrinthe
compliqué des livres de commerce et se résignait à n'en
pas demander davantage.
Un soir^ vers neuf heures, au moment où le jeune
homme se levait pour partir, M. Joyeuse lui demanda
8*11 voulait bien lui faire Thonneur de prendre une tasse
de thé en famille, une habitude du temps de la pauvre
madame Joyeuse, née de Saint-Amand, qui recevait
autrefois * ses amis le jeudi. Depuis qu'elle était
morte et cpie leur position de fortune avait changé, les
anfb s'étaient dispersés ; mais oa avait maintenu ce
petit «extra hebdomadaire. » Paul ayant accepté, le
bonhomme entr'ouvrit la porte et appela :
« Bonne Manaan... »
Un pas alerte dans le couloir, et, tout de suite, un
visage de vingt ans, nimbé de cheveux bruns, abon-
dants et légers, fit son apparition. De Géry, stupéfait,
regarda M. Joyeuse :
« Bonne Maman ?
— Oui, c'est un nom que nous lui avons donné quand
elle était petite fille. Avec son bonnet k ruches, son au-
torité d'aînée, elle avait une drôle de petite figure, si
raisonnable... Nous trouvions qu'elle ressemblait à sa
rand'mère. Le nom lui en est resté. »
Au von du brave homme en parlant ainsi, on sentait
164 L9 NABAB.
que pour lui c*était la chose la plus naturelle que cette
Tippellation de grand parent décernée à tant de jeu-
nesse attrayante. Chacun pensait comme lai dans Ten-
lourage ; et les autres demoiselles Joyeuse accouruei
auprès de leur père, groupées un peu comme à la vi-
trine du rez-de-chaussée, et la vieille servante ap-
portant sur la table du salon, où Ton venait de passer,
un magnifique service à thé, débris des anciennes
splendeurs du ménage, tout le monde appelait la jeune
fille « Bonne Maman... » sans qu*elle s'en fatiguât une
seule fois, Tinfluence de ce nom béni mettant dans leur
tendresse à tous une déférence qui la flattait et donnait
à son autorité idéale une singulière douceur de protec-
tion.
Est-ce à cause de ce titre d'aïeule que tout enfant il
avait appris à chérir, mais de Géry trouva à cette jeune
fille une séduction inexprimable. Gela ne ressemblait
pas au coup subit qu'il avait reçu d'une autre en plein
coeur, à ce trouble où se mêlaient l'envie de fuir, d'échtip-
per à une possession, et la mélancolie persistante que
laisse un lendemain de fête, lustres éteints, refrains pei^
dus, parfums envolés dans la nuit. Npn, devant cette
jeune fille debout, surveillant la table de famille, regar*
dant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, ses
petits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui ve-
nait la tentation de la connaître, d'être de ses amis
depuis longtemps, de lui confier des choses qu'il ne
s'avouait qu'à lui-même, et quand elle lui offrit sa
tasse sans mièvrerie mondaine ni gentillesse de salon,
il aurait voulu dire comme les autres un « merci. Bonne
Maman » où il aurait mis tout son cœur.
Soudain, un coup joyeux, vigoureusement frappé, fit
tressauter tout le monde.
LE NABAB. 161
« Ah I voilà M. André... Élise» vite une tasse... Taia,
les petits gâteaux... » Pendant ce temps mademoiselle
Henriette, la troisième des demoiselles Joyeuse, qui
avait hérité de sa mère^ née de Saint* Amand. un cer-
tain côté mondain, voyant cette affluence, ce soir*là,
dans les salons, se précipitait pour allumer les deux
bougies du piano.
— Mon cinquième acte est fini... » s*écria le nouveau
venu dès en entrant, puis il s'arrêta net. « Ah I pardon. »
et sa figure prit une expression un peu déconfite en face
de l'étranger. M. Joyeuçe les présenta Tun à l'autre :
M. Paul de Géry — r M. André Maranne, non sans une
certaine solennité. Il se rappelait les anciennes récep-
tions de sa femme ; et les vases de la cheminée, les
deuK grosses lampes, le bonheur-du-jour, les fauteuils
groupés en rond avaient Tair de partager cette illusion,
plus brillants et rajeunis par cette presse inaccoutumée.
— Alors, votre pièce est finie ?
— Finie, M. Joyeuse» et je compte bien vous la lire
«n de ces soirs.
— Ohl oui^ M.André... Ohl oui... dirent en chœur
toutes les jeunes filles. »
Le voisin travaillait pour le théâtre et personne ici ne
doutait de son succès. Par exemple, la photographie pro-
mettaitmoins de bénéfices. Les clients étaient très-rares,
les passants mal dispo3és. Pour s'entretenir la main et
dérouiller son appareil neuf, M. André recommençait
tous les dimanches la famille de ses amis, qui se prêtait
aux expériences avec une longanimité sans égale, la
prospérité de cette photographie suburbaine et com-
mençante étant pour tous une afîaire d'amour-propre,
éveillant, même chez les jeunes filles, cette confrater-
nité touchante qui serre Tune contre l'autre les destinées
166 LE NABAB.
Infimes comme des passereaux au bord d*un toit. Du
reste, André Maranne, avec les ressources inépuisables
de son grand front plein d'illusion, expliquait sans
amertume 1 indîfférenee du public. Tantôt la saison était
défavorable ou bien Ton se plaignait du mauvais état d^s
affaires, et il finissait par un même refrain consolant :
« Quand j'aurai fait jouer Révolte! » C'était le titre de
la pièce.
« C'est étonnant tout da même, dit la quatrième de-
moiselle Joyeuse, douze ans, les cheveux à la chinoise,
e^est étonnant qu'on fasse si peu d'affaires avec un si
beau balcon I...
— Et puis le quartier est très-passant, ajoute Élise
avec assurance. » Bonne Maman lui fait remarquer en
souriant que le boulevard des Italiens Test encore da-
vantage.
— Ah I s'il était boulevard des Italiens. .. » fait
«
M. Joyeuse tout songeur, et le voilà parti sur sa chi-
mère arrêtée tout à coup par un geste et ces mots qu'il
prononce d'une manière lamentable « fermé pour cause
de faillite. » En une minute, le terrible Imaginaire vient
d'installer son ami dans un splendide appartement du
boulevard où il gagne un argent énorme, tout en aug-
mentant ses dépenses d'une façon si disproportionnée
qu'un « pouf » formidable engloutit en peu de mois
photographe et photographie. On rit beaucoup quand
il donne cette explication ; mais en somme chacun
est d'accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique
moins brillante, est bien plus sûre que le boulevard des
Italiena En outre, elle se trouve tout près du bois de
Boulogne, et si une fois le grand monde se mettait à
passer par ici... Cette belle société que sa mère recher-
chait tant, est l'idée fixe de mademoiselle Henriette ;
LE NABAB. 191
et elle s'étonne qne la pensée de recevoir le higL-Iife à
son petit cinquième, étroit comme une cloche à melon,
fi&sse rire leur voisin. L'autre semaine pourtant, il lui
est venu une voiture avec livrée. Tantôt il a eu aussi
une visite « très-cossue. »
— Oh I tout à fait une grande dame, interrompt
Bonne Maman... Nous étions à la fenêtre à attendre le
père... Nous Tavons vue descendre de voiture et regar-
der le cadre; nous pensions bien que c'était pour vous.
— C'était pour moi, dit André, un peu gêné.
— Un moment, nous avons eu peur. qu'elle passe
comme tant d'autres, à cause de vois cinq étages. Alors
nous étions là toutes les quatre à la fixer, à l'aimanter
sans qu'elle s'en doute avec nos quatre paires d'yeux
ouverts. Nous la tirions tout doucement par les plumes
de son chapeau et les dentelles de sa pelisse. « Mais
montez donc, Madame, montez donc, » à la fin, elle
est entrée... Q y a tant d'aimant dans ^ des yeux qui
veulent bien I »
De l'aimant, certes, elle en avait la chère créature,
Don-seulement dans ses regards de couleur indécise,
voilés ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans
sa voix, dans les draperies de sa robe. Jusqu'à la lon-
gue boucle, ombrageant son cou de statuette droit et
fin, qui vous attirait par sa pointe un peu blondie, joli-
ment tournée sur un doigt souple.
Le thé servi, pendiant que ces messieurs finissaient
de causer et de boire — le père Joyeuse était . toujours
très-long à tout ce qull faisait, à cause de ses subites
échappées dans la lune, — les jeunes filles rapprochè-
rent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeilles
d'osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de
leurs tons éclatants les fleurs passées du vieux tapis, et
168 LE NABAB.
le groupe de Tautre soir se reforma dans le cercle lumi-
neux de Tabat-jour, au grand contentement de Paul de
Géry. G*était la première soirée de ce genre qu*il pas-
sait dans Paris ; elle lui en rappelait d'autres bien loin-
taines, bercées par les mêmes rires innocents, le bruit
doux des ciseaux réposés sur la table, de TaignUle
piquant du linge, ou ce froissement du feuillet qu'on
tourne, et de chers visages, à jamais disparus, serrés
eux aussi autour de la lampe de famille, hélas ! si
brusquement éteinte...
Entré dans cette intimité charmante, désormais il
n'en sortit plus, prit ses leçons parmi les jeunes filles,
et s'enhardit à causer avec elles, quand le bonhomme
refermait son grand livre. Ici tout le reposait de cette
vie tourbillonnante où le jetait la luxueuse mondanité
du Nabab ; il se retrempait à cette atmosphère d'hon-
nêteté, de simplicité, essayait aussi d'y guérir les bles-
sures dont une main plus indifférente que cruelle lui
criblait le cœur sans merci.
« Des femmes m'ont haï, d'autres femmes m'ont aimé.
Celle qui m'a fait le plus de mal n'a jamais eu pour
moi ni amour ni haine. » C'est cette femme, dont parle
Henri Heine, que Paul avait rencontrée. Félicia était
pleine d'accueil et de cordialité pour lui. Il n'y avait per-
sonne à qui elle ftt meilleur visage. Elle lui réservait un
sourire particulier où l'on sentait la bienveillance d'un
œil d'artiste s'arrêtantsur un type qui lui plaît, et la sa-
tisfaction d'un esprit blasé que le nouveau amuse, si
simple qu'il paraisse. Elle aimait cette réserve^ piquante
chez un Méridional, la droiture de ce jugement dé-
pourvu de toute formule artistique ou mondaine el
ragaillardi d'une pointe d'accent local. Cela la cha»-
LE NABAB. 169
geait du coup de pouce en zigzag dessinant Téloge par
un geste d^ rapin, des compliments de camarades sur la
manière dont elle campait un bonhomme, ou bien de
ces admirations poupines, des « chaamant... tès>gen-
til» dont la gratifiaient les jeunes gandins mâchonnant
le bout de leur canne. Celui-là au moins ne lui disait
rien de semblable. Elle Tavait surnommé Minerve, à
cause de sa tranquillité apparente, de la régularité de
son profil ; et du plus loin qu'elle le voyait :
« Ahl voilà Minerve... Salut, belle Minerve. Posez
votre casque et causons. »
Mais ce ton familier, presque fraternel, convainquait
le jeune homme de rinutilité de son amour. Il sentait
bien qu*il n'entrerait pas plus avant dans cette camara-
derie féminine où manquait la tendresse, et qu'il per-
dait chaque jour son charme d'imprévu aux yeux de
cette ennuyée de naissance qui semblait avoir déjÀ
vécu sa vie et trouvait à tout ce qu'elle entendait ou
voyait là fadeur d'un recommencement. Félicia s'en-
nuyait. Son art seul pouvait la distraire, l'enlever, 1«
transporter dans une féerie éblouissante, d'où elle re-
tombait toute meurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil
qui ressemblait à une chute. Elle se comparait elle-
même à ces méduses dont l'éclat transparent, si vif
dans la fraîcheur et le mouvement des vagues, s'en
vient mourir sur le rivage en petites flaques gélati-
neuses. Pendant ces chômages artistiques où la pensée
absente laisse la main lourde sur l'outil, Félicia, privée
du seul nerf moral de son esprit, devenait farouche, ina-
bordable, d'une taquinerie harcelante, revanche des
mesquineries humaines contre les grands cerveaux las-
sés. Après qu'elle avait mis des larmes dans les yeux
de toat ce qui l'aimait, cherché les souvenirs pénibles
170 LE NABAB.
OU les inquiétudes énervantes, touché le fond brutal et
meurtrissant de sa fatigue, comme il fallait toujours
que quelque drôlerie se mêlât en elle aux choses les
plus tristes, elle évaporait ce qui lui restait d*ennui
dans une espèce de cri de fauve embêté, un bâillement
rugi qu^elle appelait « le cri du chacal au désert » et
qui faisait pâlir la bonne Grenmitz surprise dans Tiner-
tie de sa quiétude.
Pauvre Félicia I G*était bien un affreux désert que sa
vie quand Tari ne Tégayait pas de ses mirages, un dé-
sert morne et plat où tout se perdait, se nivelait sous la
même immensité monotone, amour naïf d'un enfant
de vingt ans, caprice d*un duc passionné, où tout se
recouvrait d*un sable aride soufQé par les destins brû-
lants. Paul sentait ce néant, voulait s*y soustraire ; mais
quelque chose le retenait, comme un poids qui déroule
«ne chaîne, et, malgré les calomnies entendues, les
bizarreries de l'étrange créature, il s'attardait délicieu-
sement auprès d'elle, quitte à n'emporter de cette
longue contemplation amoureuse que le désespoir d'un
croyant réduit à n'adorer que des images.
L'asile, c'était là-bas, dans ce quartier perdu où le
vent soufflait si fort sans empêcher la flamme de mon-
ter blanche et droite, c'était le cercle de famille pré-
sidé par Bonne Maman. Oh I celle-là ne s'ennuyait pas,
elle ne poussait jamais le cri du « chacal au désert. »
8a vie était bien trop remplie : le père à encourager, à
soutenir, les enfants à instruire, tous les soins matériels
d'un logis auquel la mère manque, ces préoccupations
éveillées avec l'aube et que le soir endort, à moins qu'il
les ramène en rêve, un de ces dévoueiïients infatigables,
mais sans effort apparent, très-commodes pour le
LE NABAB. 17>
pauTTe égoïsme himiain , parce qu'ils dispensent de tonte
reconnaissance et se font à peine sentir tellement ils ont
la main légère. Ce n*était pas la fille courageuse, qui
trayaille pour nourrir ses parents, court le cachet du
matin au soir, oublie dans Tagitation d*un métier touâ
les embarras de la maison. N<m, elle avait compris la
tâche autrement, abeille sédentaire restreignant ses^
soins ou rucher, sans un bourdonnement au dehom
parmi le grand air et les fleurs. Mille fonctions : tail-
leuse, modiste, raccommodeuse, comptable aussi, cat
M. Joyeuse, incapable de toute responsabilité, lui lais-
sait la libre disposition des ressources, maîtresse de
piano, institutrice.
Gomme il arrive dans les familles qui ont commencé-
par Taisance, Aline, en sa qualité d'aînée, avait été
élevée dans un des meilleurs pensionnats de Paris.
Élise y était restée deux ans avec elle ; mais les deiix
dernières, venues trop tard, envoyées dans de petits
externats de quartier, avaient toutes leurs études à
compléter, et ce n'était pas chose commode, la plus
jeune riant à tout propos d'un rire de santé, d'épa-
nouissement, de jeunesse, gazouillis d'alouette ivre dé
blé vert et s'envolant à perte de vue loin du pupitre et
des méthodes, tandis que mademoiselle Henriette, tou-
jours hantée par ses idées de grandeur, son amour du
« cossu, » ne mordait pas non plus très- volontiers au
travail. Cette Jeune personne de quinze ans, à qui son
père avait légué un peu de ses facultés Imaginatives,
arrangeait déjà sa. vie d'avance et déclarait formel-
lement qu'elle épouserait quelqu'un de la noblesse et
n'aurait jamais plus de trois enfants : « Un garçon pour
le nom, et deux petites filles... pour les habiller pa-
reil... »
179 LE NABAB.
— Oui, c'est cela, disait Bonne Maman, tu les habil-
leras pareil. En attendant, voyons un peu nos parti*
cipes. »
Mais la plus occupante était Élise avec son examen
subi trois fois sans succès, toujours refusée à Thistoire
et se préparant à nouveau, prise d'un grand effroi et
d*une méfiance d'elle-même qui lui faisaient pro>
mener partout, ouvrir à chaque instant ce malheureux
traité d'histoire de France, en omnibus, dans la rue,
jusque sur la table du déjeuner; mais, jeune fille déjà
et fort jolie, elle n'avait plus cette petite mémoire mé-
canique de l'enfance où dates et événements s'in-
crustent pour toute la vie. Parmi d'autres préoccu-
pations, la leçon s'envolait en une minute malgré
l'apparente application de l'écolière, ses longs cils en-
fermant s^s yeux, ses boucles balayant les pages, et sa
bouche rose animée d'un petit tremblement attentif
répétant dix fois à la file : « Louis dit le Hutin 1314-
1316. — Philippe V dit le Long 1316-1322... 1322...
Ahl Bonne Maman, je suis perdue... Jamais je ne
saurai... » Alors Bonne Maman s'en mêlait, l'aidait à
fixer son esprit, à emmagasiner querques-unes de ces
dates du moyen âge barbares et pointues comme les
casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles
de ces travaux multiples, de cette surveillance géné-
rale et constante, elle trouvait encore moyen de
chiffonner de jolies choses, de tirer de sa corbeille
à ouvrage quelque menue dentelle au crocbet ou la
tapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la
jeune Élise son histoire de France. Même en causant,
ses doigts ne restaient pas inoccupés une minute.
— Vous ne vous reposez donc jamais? lui disait de
Géry, pendant qu'elle comptait à demi-voix les points
LE NABAB. 17»
de sa tapisserie, « trois, quatre, cinq, » pour en yariar
les nuances.
« Mais c'est du repos ce travail-là, répondait-elle...
Vous ne pouvez, vous autres hommes, savoir combien
un travail à Taiguille est utile à Tesprit des femmes,
n régularise la pensée, fixe par un point la minute
qui passe et ce qu'elle emporterait avec elle... Et que
de chagrins calmés, d'inquiétudes oubliées grâce à cette
attention toute physique, à cette répétition d'un mou-^
yement égal, où l'on retrouve — de force et bien vite —
l'équilibre de tout son être... Gela ne m'empêche pas
d'être à ce qu'on dit autour de moi, de vous écouter
encore mieux que je ne le ferais dans l'inaction... trois,
quatre, cinq... »
Oh I oui, elle écoutait. C'était visible à l'animation de
son visage, à la façon dont elle se redressait tout à
coup, l'aiguille en l'air, le fil tendu sur son petit doigt
relevé. Puis elle repartait bien vite à l'ouvrage, quel-
quefois en jetant un mot juste et profond, qui s'accor-
dait en général avec ce que pensait l'ami Paul. Une
similitude de natures, des responsabilités et des devoirs
pareils rapprochaient ces deux jeunes gens, les faisaient
s'intéresser à leurs préoccupations réciproques. Elle
savait le nom de ses deux frères, Pierre et Louis, ses
projets pour leur avenir quand ils sortiraient du col-
lège... Pierre voulait être marin... « Oh! non, pas ma-
rin, disait Bonne Maman, il vaut bien mieux qu'il
vienne à Paris avec vous. » Et comme il avouait que
Paris l'effrayait pour eux, elle se moquait de ses ter-
reurs, l'appelait provincial, remplie d'affection pour la
viUe où elle était née, où elle avait grandi chastement,
et qui lui donnait en retour ces vivacités, ces raffine-
ments de nature, cette bonne humeur railleuse qui fe-
15.
174 LE NABAB.
raient penser que Paris avec ses pluies, ses brouillardBt
son ciel qui n*en est pas un, est ]a véritable patrie dea
femmes, dont il ménage les nerfs et développe les qua-
lités intelligentes et patientes.
Chaque jour Paul de Géry appréciait mieux m^e-
DioiseUe Aline, — il était seul à la nommer ainsi dans
la maison, — et, chose étrange I ce fut Félicia qui
acheva de resserrer leur intimité. Quels rapports pou-
vait-il y avoir entre cette fiUe. d'artiste, lancée dans les
sphères les plus hautes, et cette petite bourgeoise per-
due au fond d'un faubourg? Des rapports d'enfance et
d'amitié, des souvenirs communs, la grande cour de
l'institution Belin, où elles avaient joué trois ans en-
semble. Paris est plein de ces rencontres. Un nom pro-
noncé au hasard de la conversatkm éveille tout à coup
cette question stupéfaite :
« Vous la connaissez donc ?
— Si je connais Félicia... Mais nous étions voisines
de pupitre en première classe. Nous avions le méma
jardin. Quelle bonne fille, belle, intelligente... »
Et, voyant le plaisir qu'on prenait à l'écouter, Aline
rappelait les temps si proches qui déjà lui faisaient un
passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés.
£lle était bien seule dans la vie, la petite Félicia. Le
jeudi, quand on criait les noms au parloir, personne
pour elle ; excepté de temps en temps une bonne dame
un peu ridicule, une ancienne danseuse, disait-on, que
Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsi des surnoms
pour tous ceux qu'elle affectionnait et qu'elle transfor-
mait dans son imagination. Pendant les vacances on se
voyait. Madame Joyeuse, tout en refusant d'envoyer
Aline dans l'atelier de M. Ruys, invitait Félida pour
rle^ journées entières, journées bien courtes, entremé-
L% NABAB.
lées de travail, de musique, de rêves à deux, de jeunes
causeries en liberté. « Oh I quand elle me pariait de
son art, avec cette ardeur qu'elle mettait à tout, comme
j*étais heureuse de Tentendre... Que de choses j'ai com-
prises par elle, dont je n'aurais jamais eu aucune idée!
Encore maintenant, quand nous allQ|is au Louvre avec
papa, ou à Texposîtion du I*' mai, cette émotion parti-
culière que vous cause une belle soulpture, un bon ta-
bleau, me reporte tout de suite à Félîcia. Dans ma jeu-
nesse elle a représenté Tart, et cela allait bien à sa
beauté, à sa nature un peu décousue mais si bonne, où
je sentais quelque chose de supérieur à moi, qui m'en-
levait très-haut sans mlntimider... Elle a cessé de me
voir tout à coup... Je lui ai écrit, pas de réponse... En-
suite la gloire est venue pour elle, pour moi les grands
chagrins , les devoirs absorbants. . . Et de toute cette ami-
tié, bien profonde pourtant, puisque je n'en puis parler
sans... «trois, quatre, cinq... )» Une reste plus rien que de
vieux souvenirs à remuer comme une cendre éteinte...»
Penchée sur son travail, la vaillante fille se dépêchait
de compter ses points, d'enfermer son chagrin dans les
dessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de
6^, ému d'entendre le témoignage de cette bouche
pure en face des calomnies de quelques gandins évincés
ou de camarades jaloux, se sentait relevé, rendu à la
fierté de son amour. Cette sensation lui parut si douce
qu^ revint la chercher très-souvent, non seulement les
soirs de leçon, mais d'autres soirs encore, et qu'il ou-
bliait presque d'aller voir Félicià, pour le plaisir d'en-
tendre Aline parler d'elle.
Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse, Paul
trouva sur le palier le voisin, M. André, qui l'attendait
et prit son bras féSrilement :
176 LE NABAB.
« M. de Géry, lui ditril d^une voix tremblante, avee
des yeux flamboyants derrière leurs lunettes, la seule
chose qu*on pût voir de son visage dans la nuit, j*ai
une explication à vous demander. Voulez- vous monter
chez moi un instant?... »
Il n*y avait entre ce jeune homme et lui que des re-
lations banales de deux habitués de la même maison,
qu'aucun autre lien ne rattache, qui semblent même
séparés par une certaine antipathie de nature, de ma-
nière d*étre. Quelle explication pouvaient-ils donc avoir
ensemble^ Il le suivit fort intrigué.
L'aspect du petit atelier transi sous son vitrage, la
cheminée vide, le vent soufflant comme au dehors et
faisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillée
de pauvre et de solitaire reflétée sur des feuillets épars
tout grifl'onnés, enfin cette atmosphère des endroits ha-
bités où rame des habitants se respire, fit comprendre
à de Géry Tabord exalté d'André Maranne, ses longs
cheveux rejetés et flottants, cette apparence un peu
excentrique, bien excusable quand on la paye d'une
vie de soufl'rances et de privations, et sa sympathie alla
tout de suite vers ce courageux garçon dont il devinait
d'un coup d'œil toutes les fiertés énergiques. Mais l'au^
tre était bien trop ému pour s'apercevoir de cette évo-
lution. Sitôt la porte refermée, avec l'accent d'un hé-
ros de théâtre s'adressant au traître séducteur :
« Monsieur de Géry, lui dit-il, je ne suis pas encore
un Gassandre... »
Et devant la stupéfaction de son interlocuteur :
a Oui, oui, nous nous entendons... J'ai très-bien èom-
pris ce qui vous attire chez M. Joyeuse, et l'accueil
empressé qu'on vous y fait ne m'a pas échappé non
plus. . Vous êtes riche, vous êtes noble, on ne peut hé-
LE NABAB. 177
siter entre vous et le pauvre poêle qui fait un métier ri-
dicule pour laisser tout le temps d'arriver au succès,
lequel ne viendra peut-être jamais... Mais je ne me
laisserai pas voler mon bonheur... Nous nous battrons.
Monsieur, nous nous battrons, répétait-il excité par le
calme pacifique de son rival. •• J'aime depuis longtemps
mademoiselle Joyeuse... Cet amour est le but, la gaieté
et la force d'une existence très-dure, douloureuse par
bien des côtés. Je n'ai que cela au monde, et je préfére-
rais mourir que d'y renoncer. »
Bizarrerie de Tàme humaine I Paul n'aimait pas cette
charmante Aline. Tout son cœur était à une autre. Il y
pensait seulement comme à une amie, la plus adorable
des amies. Eh bien! l'idée que Maranne s'en occupait,
qu'elle répondait sans doute à cette attention amou-
reuse, lui procura le frisson jaloux d'un dépit, et ce fut
assez vivement qu'il demanda si mademoiselle Joyeuse
connaissait ce sentiment d'André et l'avait autorisé de
quelque façon à proclamer ainsi ses droits.
« Oui, Monsieur, mademoiselle Élise sait que ja
l'aime, et avant vos fréquentes visites...
— Élise... c'est d'Éiise que vous parlez?
— Et de qui voulez-vous donc que ce soit?...
Les deux autres sont trop jeunes... »
n entrait bien dans les traditions de la famille,
celui-là. Pour lui, les vingt ans de Bonne Maman,
sa grâce triomphante étaient dissimulés par un sur-
nom plein de respect et ses attributions providen-
tielles.
Une très-courte explication ayant calmé l'esprit
d'André Maranne, il présenta ses excuses à de Géry, le
fit asseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à
la pose, et leur causerie prit vite un caractère intime et
rm LE NABAB,
sympathique, amené par Tayeu si Tif da début. Pao)
confessa qu*il était amoureux, lui aussi, et qu'il ne Te-
nait si souvent chez M. Joyeuse que pour parier de
celle qu*il aimait avec Bonne Maman qui Tayait connue
autrefois.
« C'est commemoi, dit André. Bonne Maman a toutes
mes confidences ; mais nous n'avons encore rien osé
dire au père. Ma situation est trop médiocre... Ah!
quand j'aurai fait jouer Révolte/ »
Alors ils parlèrent de ce fameux drame JRévoltet au*
quel il travaillait depuis six mois, le jour, la nuit, qui
lui avait tenu chaud pendant tout l'hiver, un hiver bien
rude, mais dont la magie de la composition corrigeait
les rigueurs dans le petit atelier qu'elle transformait.
C'est là, dans cet étroit espace, que tous les héros de sa
pièce étaient apparus au poète comme des kobolds fa-
miliers tombés du toit ou chevauchant des rayons de
lune, et avec eux les tapisseries de haute lisse» les lustrée
étincelants, les fonds de parc aux perrons lumineux,
tout le luxe attendu des décors, ainsi que le tumulte
glorieux de sa première représentation dont la pluie
criblant le vitrage, les écriteaux qui claquaient sur la
porte figuraient pour lui les applaudissements, tandis
que le vent, passant en bas dans le triste chantier de
démolitions avec un bruit de voix flottantes apportées
de loin et loin remportées, ressemblait à la rumeur des
loges ouvertes sur le couloir et laissant circuler le suc-
cès parmi les caquetages et l'étourdissement de la
foule. Ce n'était pas seulement la gloire et l'argent
qu'elle devait lui procurer, cette bienheureuse pièce,
mais quelque chose de plus précieux encore. Aussi avec
quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq gros cahiers
tout de bleu recouverts, de ces cahiers comme la L^
LE NABAB. 179
Tantine en étalait sur le divan de ses siestes et qu'elle
marquait de son crayon directorial.
Paul s'étant, à son tour, rapprocl)é de la table, afin
d'examiner le chef-d'œuyre, son regard fut attiré par
un portrait de femme richement encadré, et qui, si près
du travail de Tartiste, semblait être là pour y présider. . .
Élise, sans doute?... Oh I non, André n'avait pas encore
le droit de sortir de son entourage protecteur le portrait
de sa petite amie... C'était une femme d'une quarantaine
d'années, l'air doux, blonde, et d'une grande élégance.
En la voyant, de Géry ne put retenir une exclamatioii.
« Vous la connaissez? fît André Maranne.
— Mais oui... madame Jenkins, la femme du docteur
Irlandais. J'ai soupe chez eux cet hiver.
— C'est ma mère... » Et le jeune homme ajouta sur
un ton plus bas :
— Madame Maranne a épousé en secondes noces
le docteur Jenkins... Vous êtes surpris, n'est-ce pas,
de me voir dans cette détresse quand mes parents vi-
vent au milieu du luxe?... Mais, vous savez, les hasards
de la famille groupent parfois ensemble des natures si
différentes... Mon beau-père et moi nous n'avons pu
nous entendre... Il voulait faire de moi un médecin,
tandis que je n'avais de goût que pour écrire. Alors, afin
d^éviter des débats continuels dont ma mère souffrait,
l'ai préféré quitter la maison et tracer mon sillon tout
seul, sans le secours de persoiine... Rude affaire I les
fonds manquaient... Toute la fortune est à ce... à
M. Jenkins... Il s'agissait de gagner sa vie, et vous
n'ignorez pas comme c'est une chose difficile pour des
gens tels que nous, soi-disant bien élevés... Dire que,
dans tout Pacquis de ce qu'on est convenu d'appeler
une éducation complète, je n'ai trouvé que ce jeu d'en-
180 LE NABAB.
tant a Taide duquel je pouvais espérer gagner mon
pain. Quelques économies, ma bourse déjeune homme,
m*ont servi à acheter mes premiers outils, et je me suis
installé bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas
gêner mes parents. Entre nous, je crois que je ne ferai
jamais fortune dans la photographie. Les premiers
temps surtout ont été d*un dur. .. Il ne venait personne,
ou, si par hasard quelque malheureux montait, je le
manquais, je le répandais sur ma plaque en un mélange
blafard et vague comme une apparition. Un jour, dans
tout le commencement, il m*est arrivé une noce, la
mariée tout en blanc, le marié avec un gilet... comme
çal... Et tous les invités dans des gants blancs qu'ils
tenaient à conserver sur leur portrait pour la rareté du
fait... Non, j*ai cru que je deviendrais fou... Ces figiires
noires, les grandes taches blanches de la robe, des
gants, des fleurs d'oranger, la malheureuse mariée en
reine des Niams-Niams sous sa couronne qui fondait
dans ses cheveux... Et tous si pleins de bonne volonté,
d'encouragements pour Tartiste... Je les ai recommencés
au moins vingt fois, tenus jusqu'à cinq heures du soir.
Ils ne m'ont quitté qu'à la nuit pour aller dîner. Voyez-
vous cette journée de noces passée dans une photogra-
phie... »
Pendant qu'André lui racontait avec cette bonne
humeur les tristesses de sa vie, Paul se rappelait la
sortie de Félicia à propos des bohèmes et tout ce qu'eUe
disait à Jenkins sur ces courages exaltés, avides de pri-
vations et d'épreuves. Il songeait aussi à la passion
d'Aline pour son cher Paris dont il ne connaissait, lui,
que les excentricités malsaines, tandis que la grande
ville cachait dans ses replis tant d'héroïsmes inconnus
et de nobles illusions. Cette impression déjà ressentie à
LE NABÀB. 181
Tabri de la grosse lampe des Joyeuse^ il Tavait peut-être
plus vive dans ce milieu moins tiède, moins tranquille,
où Fart mettait en plus son incertitude désespérée ou
glorieuse; et c'est le cœur touché qu'il écoutait André
Maranne lui parler d'Élise, (je Texamen si long à passer,
de la photographie difficile, de tout cet imprévu d0 sa
vie, qui cesserait certainement « quand il aurait fait
jouer Révolte^ » un adorable sourire accompagnant sur
les lèvres du poète cet espoir si souvent formulé et qu'il
se dépêchait de railler lui-même comme pour 6ter aux
aulret le droit de le faire.
\^
llâHOUlif 0*UN QA9Ç0N DE ftURCAU. — m OOftCtTîOUft
Vraiment la fortune à Paris a des tours de roue rer-
tigineux!
Avoir vu la Caisse territoriale comme je Tai vue, des
pièces sans feu, jamais balayées, le désert avec sa pous-
sière, haut de ça de protêts sur les bureaux, tous les
huit jours une afQche de vente à la porte, mon frîcol
répandant là-dessus l'odeur d'une cuisine de pauvre;
puis assister maintenant à la reconstitution de notre
Société dans ses salons meublés à neuf, où je suis chargé
d'allumer des feux de ministère, au milieu d'une
foule affairée , des coups de sifflet, des sonnettes
électriques, des piles d'écus qui s'écroulent, cela tient
du prodige. Il faut que je me regarde moi-même pour
y croire, que j'aperçoive dans une glace mon habit gris
de fer , rehaussé d'argent, ma cravate blanche, ma chaîne
d'huissier comme j'en avais une à la Faculté les jours
de séance... Et dire que pour opérer cette transforma-
tion, pour ramener sur nos fronts la gaieté mère de lia
concorde, rendre à notre papier sa valeur décuplée^ i
notre cher gouverneur l'estime et la confiance dont il
était si injustement privée il a suffi d'un homme, de
LX NABAB. 189
ce richard surnaturel que les cent voix de la renommée
désignent sous le nom du Nabab.
Oh ! la première fois qu'il est venu dans les bureaux,
ayec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnée
peut-être, mais si distinguée, ses manières d'un habitué
des cours, à tu et à toi avec to^s les princes d'Orient,
enfin ce je ne sais pas quoi d'assuré et de grand que
donne l'immense fortune, j'ai senti mon cœur se fondre
dans mon gilet à deux rangs de boutons. Ils auront beau
dire avec leurs grands mots d'égalité, de fraternité, il
Y a des hommes qui sont tellement au-dessus des autres
qu'on voudrait s'aplatir devant eux, trouver des for-
mules d^adoration nouvelles pour les forcer à s*occuper
de vous. Hàtons-nous d'ajouter que je n'ai eu besoin de
rien de semblable pour attirer l'attention du Nabab.
Gomme je m'étais levé sur son passage, — ému, mais
toujours digne, on peut se fier à Passajon, — il m'a
regardé en souriant et il a dit à demi- voix au jeunt
homme qui l'accompagnait : « Quelle bonne tète de... »
puis un mot après que je n'ai pas bien entendu, un
mot en ari, comme léopard. Pourtant non, ça ne doit
pas être cela, je ne me sache pas une tète de léopard.
Peutrètre Jean-Bart, quoique cependant je ne voie pas le
rapport... Enfin, il*" a toujours dit : « Quelle bonne
tète. » et cette bienveillance m'a rendu fier. Du reste,
fous ces messieurs sont avec moi d'une bonté, d'une
politesse. Il paraît qu'il y a eu une discussion à mon
sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait oa
si l'on me renverrait comme notre caissier, cette espèce
de grincheux qui parlait toujours de a faire fiche » le
monde aux galères et qu'on a prié d'aller fabriquer
ailleurs ses devants de chemises économiques. Bien
laiti Ça lui apprendra à être grossier avec les gens.
184 LE JNâBAB.
•
Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mea
paroles uii peu vives en souvenir de meâ' états de ser-
vices à la territoriale et ailleurs ; et à la sortie du conseil,
il m*a dit avec son accent musical : « Passajon, vous
nous restez. » On se figure si j*ai été heureux, si je me
suis confondu en marques de reconnaissance. Songez
donc 1 Je serais parti avec mes quatre sous sans espoir
d*en gagner jamais d^autres, obligé d'aller cultiver ma
vigne dans ce petit pays de Montbars, bien étroit pour
cm homme qui a vécu au milieu de toute l'aristocratie
financière de Paris et des coups de banque qui font les
fortunes. Au lieu de cela, me voilà établi à nouveau
dans une place magnifiqi^e, ma garde-robe renouvelée,
et mes économies, que j'ai palpées tout un jour, con-
fiées aux bons soins du gouverneur qui s'est chargé de
les faire fructifier. Je crois qu'il s'y entend à la ma-
nœuvre, celui-là. Et pas la moindre inquiétude à avoir.
Toutes les craintes s'évanouissent devant le mot à la
mode en ce moment dans tous les conseils d'adminis-
tration, dans toutes les réunions d'actionnaires, à la
Bourse, sur les boulevards et partout : « le Nabab est
dans l'affaire... » C'est-à-dire l'or déborde, les pire»
combinazione sont excellentes...
Il est si riche cet homme-là I "*
Riche à un point qu'on ne peut pas croire. Est-ce
qu'il ne vient pas de prêter de la main à la main
quinze millions au bey de Tunis... Je dis bien, quinze
millions... Histoire de faire une niche aux Hemerlingue,
qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui
couper l'herbe sous le pied dans ces beaux pays
d'Orient où elle pousse dorée, haute et drue... C'est un
vieux Turc que je connais, le colonel Brahim, un de
nos conseils à Isl Territoriale j qui a arrangé cette affaire.
LE NÂBAB. 185
Naturellement, le bey qui se trouvait, parait-il, à court
d'argent de poche, a été très-touché de Tempres-
sement du Nabab à Tôbliger, et il vient de lui envoyer
par Brahim une lettre de remercîment dans laquelle il
lui annonce qu'à son prochain voyage à Vichy il pas-
sera deux jours chez lui, à ce beau château de Saint-
Romans, que l'ancien bey, le frère de celui-ci, a déjà
honoré de sa visite, Vous pensez, quel honneur I Rece-
voir un prince régnant. Les Hemerlingue sont dans une
rage. Eux qui avaient si bien manœuvré, le fils à Tunis,
le père à Paris, pour mettre le Nabab en défaveur...
C'est vrai aussi que quinze millions sont une grosse
somme. Et ne dites pas : « Passajon nous en compte, d
La personne qui m'a mis au courant de l'histoire a tenu
entre ses mains le papier envoyé par le bey dans une
enveloppe de soie verte timbrée du sceau royal. Si elle ne
l'a pas lu, c'est que ce papier était écrit en lettres arjabes,
sans quoi elle en aurait pris connaissance comme de
toute la correspondance du Nabab. Cette personne, c'est
son valet de chambre,.M. Noël, auquel i'ai eu l'honneur
d'être présenté vendredi dernier à une petite soirée de
gens en condition qu'il ofirait à tout son entourage. Je
consigne le récit de cette fête dans mes mémoires,
comme une des choses les plus curieuses que j'aie vues
pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.
J'avais cru d'abord quand M. Francis, le valet de
chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu'il
s'agissait d'une de ces petites boustifailles clandestines
comme on en fait quelquefois dans les mansardes de
notre boulevard avep les restes montés par mademoi-
selle Séraphine et les autres cuisinières de la maison, où
Ton boit du vin volé, où l'on s'empiffre, assis sur des
malles avec le tremblement de la peur et deux bougies
16.
18J LE NABAB.
qu'on éteint au moindre craquement dans les couloirs.
Ces cachotteries répugnent à mon caractère... Mais
quand je reçus, comme pour le bal des gens de maison,
une invitation sur papier rose écrite d'une très belle
main:
M, Noëlpri M,..- de se randre à sa sotre du 25 eouran
On soupra.
Je vis bien, malgré Torthographc défectueuse, qu'A
ê*agissait de quelque chose de sérieux et d*autorisâ; je
m'habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon
linge le plus fin, et me rendis place Vendôme, à
l'adresse indiquée par l'invitation.
M. Noël avait profité pour donner sa fête d'une pre-
mière représentation à l'Opéra où la belle société ae
rendait en masse, ce qui mettait jusqu'à minuit la bride
lor le cou à tout le service et la baraque entière à noire
disposition. Nonobstant, l'amphitryon avait préféré nous
recevoir en haut dans sa chambre, et je l'approuvai
fort, étant en cela de l'avis du bonhomme :
Fi du plaisir
Qae la crainte peut corrompre I
Mais parlez-moi des combles de la place Vendôme. Un
tapis-feutre sur le carreau, le lit caché dans une aloÔTô,
des rideiiux d'algérienne à raies rouges, une pendule à.
sujet en marbre vert, le tout éclairé par des lampes
modérateurs. Notre doyen M. Chalmette n'est pas mieux
logé que cela à Dijon. J'arrivai sur les neuf heures avec
le vieux Francis à Monpavon, et je dois avouer que mon
entrée fit sensation, précédé que j'étais par mon passé
académique, ma réputation de civilité et de grand
LE NABAB. 187
savoir. Ma belle mine &t le reste, cai il faut bien dire
qu'on 9ait se présenter. M. Noël, en habit noir, très-
brun de peau, favoris en côtelette, vint au-devant de
nous :
^ Soyez le bienvenu, monsieur Passajon, me dit-il;
et prenant ma casquette à galons d'argent que j'avais |
gardée, pour entrer, à la main droite^ selon l'usage, il
Ta donna à un nègre gigantesque en livrée rouge et or.
— Tiens, Lakdar, accroche ça... et ça.., ajouta-t-il
par manière de risée en lui allongeant i%i coup de pied
en un certain endroit du dos.
On rit beaucoup de cette saillie, et nous nous mimes
à causer d'amitié. Un excellent garçon, ce M. Noël,
avec son accent du Midi, sa tournure décidée, la ron-
deur et la simplicité de ses manières. Il m'a fait penser
aa Nabab, moins la distinction toutefois. J'ai remarqué
d'ailleurs ce soir-là que ces ressecsblances sont fré*
quentes chez les valets de chambre qui, vivant en
commun avec leurs maîtres, dont ils sont toujours un
peu éblouis, finissent par prendre de leur genre et de
leurs façons. Ainsi M. Francis a un certain redressement
du corps en étalant son plastron de linge, une manie de
lever les bras pour tirer ses manchettes, c'est le Mon-
pavoatout craché. Quelqu'un, par exemple qui ne
ressemble pas à son maître, c'est Joë, le cocher du
docteur Jenkins. Je l'appelle Joë, mais k la soirée tout
le monde l'appelait Jenkins; car dans ce monde-là, les
gens d'écurie se donnent entre eux le nom de leurs
pations, se traitent de Bois-rHéry , de Monpavon et de
Jenkins, tout court. Est-ce pour avilir les supérieurs,
rrieverla domesticité? Chaque pays a ses usages ;^il
n*y a qu'un sot qui doive s'en étonner. Pour en revenir
à Joë Jenkins, comment le docteur si affable, si parfait
188 LE NABAB.
de tout point, peut-il garder à son service cette brute
gonflée déporter et de gin qui reste silencieuse pendant
des heures, puis, au premier coup de boisson dans la
tète, se met à hurler, à vouloir boxer tout le monde, à
preuve la scène scandaleuse qui venait d'avoir lieu
quand nous sommes entrés.
Le petit groom du marquis, Tom Bois-rHéry comme
on l'appelle ici, avait voulu rire avec ce malotru d'Ir-
landais qui — sur une raillerie de gamin Parisien — lui
avait riposté par un terrible coup de poing de Belfast
au milieu de la figure.
— Saucisson à pattes, moàl... Saucisson à pattes,
moàl... » répétait le cocher en suffoquant, tandis qu'on
emportait son innocente victime dans la pièce à côté,
où ces dames et demoiselles étaient en train de lui bas*
siner le nez. L'agitation s'apaisa bientôt grâce à notr#
arrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau»
un homme d'âge, posé et majestueux, dans mon genre.
C'est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du café
Anglais que Gardailhac, le directeur des Nouveautés, a
procuré à son ami. A le voir en habit, cravate blanche,
sa belle figure pleine et rasée, vous l'auriez pris pour
un des grands fonctionnaires de l'Empire. U est vrai
qu'un cuisinier dans une maison où Ton a tous le»
matins la table mise pour trente personnes, plus le
couvert de Madame, tout cela se nourrissant de fin et
de surfin, n'est pas un fricoteur ordinaire. Il touche
des appointements de colonel, logé, nourri, et puis la
gratte I On ne s'imagine pas ce que c'est que la gratte
dans une boîte comme «elle-ci. Aussi chacun lui parlait-
il respectueusement, avec les égards dus à un homme
de son importance : «Monsieur Barreau » par-ci, « Mon
cher monsieur Barreau d par-là C'est qu'il ne faut pas
LE NABAB. 189
l'imaginer que les gens de maison entre eux soient tous
compères et compagnons. Nulle part plus que chez eux
on n'observe la hiérarchie. Ainsi j'ai bien vu à la soirée
de M. Noël que les cochers ne frayaient pas avec leurs
palefreniers, ni les valets de chambre avec les valets de
pied et les chasseurs, pas plus que Targentier, le maître
d*h6tel ne se mêlaient au bas office; et lorsque M. Bar-
reau faisait une petite plaisanterie quelconque, c'était
plaisir de voir comme ses sous-ordres avaient Tair de
s'amuser. Je ne suis pas contre ces choses-là. Bien au
contraire. Gomme disait notre doyen : « Une société
sans hiérarchie, c'est une maison sans escalier. » Seu-
lement le fait m'a paru bon à relater dans ces mémoires.
La soirée, je n'ai pas besoin de le dh*e, ne jouit de
tout son éclat qu'au retour de son plus bel ornement,
les dames et demoiselles qui étaient allées soigner le
petit Tom, femmes de chambre aux cheveux luisants -
et pommadés, femmes de charge en bonnets garnis de
rubans, négresses, gouvernantes, brillante assemblée
où j'eus tout de suite beaucoup de prestige grâce à ma
tenue respectable et au surnom de a mon oncle » que
les plus jeunes parmi ces aimables personnes voulurent
bien me donner. Je pense qu'il y avait là pas mal de fri-
perie, de la soie, de la dentelle, même du velours assez
fané, des gants à huit boutons nettoyés plusieurs fois
et de la parfumerie ramassée sur la toilette de madame,
mais les visages étaient contents, les esprits tout à la
gaieté, et je sus me faire un petit coin très-animé, tou-
jours à la convenance — cela va sans dire — et comme
il sied à un individu dans ma position. Ce fut du reste
le ton général de la soirée. Jusque vers la fin du repas
je n'entendis aucun de ces propos malséants, aucune de
ces histoires scandaleuses aui amusent si fort ces mes-
* 190 LE NABAB.
«leurs du conseil ; et je me plais à constater que Bois-
THéry le cocher, pour ne citer que celui-là, est autre-
ment bien élcTé que Bois-rHéry le maître.
M. Noël, seul, tranchait par son ton familier et la vi-
vacité de ses reparties. En Toilà un qui ne se gène pas
pour appeler les choses par leur nom. G*est ainsi qu*il
disait tout haut à M. Francis, d'un bout à Fautre du
salon: « Dis donc, Francis, ton vieux filou nous a en-
core tiré une carotte cette semaine... » fit comme l'autre
se rengorgeait d'un air digne, M. Noël s'est mis à rire:
« T'offusque pas, ma vieille... Le coffre est solide...
Vous n'en viendrez jamais à bout. » Et c'est alors qu'il
nous a raconté le prêt des quinze mUlions dont j'ai
parlé plus haut.
Cependant je m'étonnais de ne voir faire aucun pré-
paratif pour ce souper que mentionnaient les cartes
'd'invitation, et je manifestais tout bas mon inquiétude
À une de mes charmantes nièces qui me répondit:
« On attend M. Louis.
— M.Louis?...
— Gomment! Vous ne connaissez pas H. Louis, le
valet de chambre du duc de Mora ? »
On m'apprit alors ce qu'était cet influent personnage
» dont les préfets, les sénateurs, même les ministres recher-
chent la protection, et qui doit la leur faire payer salé,
puisqu'avec ses douze cents francs d'appointements chei
le duc, il a économisé vingt-cinq mille livres de rente,
qu'il a ses demoiselles en pension au Sacré-Cœur, son
garçon au collège Bourdaloue, et un chàlet en Suisse où
toute la famille va s'installer aux vacances.
Le personnage arriva par là-dessus; mais rien dans
son physique n'aurait fait deviner cette position unique
à Paris. Pas de majesté dans la tournure, un gilet bou-
LE NABAB. li^
tonné jusqii*atL col, Taîr chafouin et insolent, et une
façon de parler sans remuer les lèvres, bien malhon-
nête pour ceux qui vous écoutent.
Il salua l'assemblée d'un léger mouvement de tête,
tendit un doigt à M. Noël, et nous étions là à nous re-
garder, glacés par ses grandes manières, quand une
porte s'ouvrit au fond et le souper nous apparut avec
toutes sortes de viandes froides, des pyramides de firuits,
des bouteilles de toutes les formes, sous les feux de
deux candélabres.
« Allons, Messieurs, la main aux dames... »
En une minute nous voici installés, ces dames assiset
avec les plus âgés ou les plus conséquents de nous tous,
les autres debout, servant, bavardant, buvant dans
tous les verres, piquant un morceau dans tontes les as-
siettes. J'avais M. Francis pour voisin, et je dus en-
tendre ses rancunes contre M. Louis, dont il jalousait
la place si belle en comparaison de celle qu'il occupait
chez son décavé de la noblesse.
« C'est un parvenu, me disait-il tout bas... Il doit sa
fortune à sa femme, à Madame Paul. »
n parait que cette Madame Paul est une femme de
charge, depuis vingt ans chez le duc, et qui s'entend
comme personne à lui fabriquer une certaine pommade
pour des incommodités qu'il a. Mora ne peut pas s'en
passer. Voyant cela, M. Louis a fait la cour à cette vieille
dame, l'a épousée quoique bien plus jeune qu'elle ; et afin
de ne pas.perdre sa garde-malade aux pommades, l'Ex-
cellence a pris le mari pour valet de chambre. Au fond,
. malgré ce que je disais à M. Francis, moi je trouvais ça
très-bien et conforme à la plus saine morale puisque le
maire et le curé y ont passé. D'ailleurs, cet excellent
repas, composé de nourritures fines et très-chères que
19» LE NABAB.
je ne connaissais pas même de nom/m*avait bien dis-
posé I^esprit à Tindulgence et à la bonne humeur. Mail
tout le monde n^était pas dans les mêmes dispositions,
car j'entendais de Tàutre côté de la table la voix de
basse-taille de M. Barreau qui grondait:
« De quoi se mèle-tril ? Est-ce que je mets le nez
dans son service? D'abord c*est Bompain que ça regarde
et pas lui... Et puis, quoi ! .Qu'est-ce qu'on me reproche?
Le boucher m'envoie cinq paniers de viande tous les
matins. Je n'en use que deux, je lui revends les trois
autres. Quel est le chef qui ne fait paç ça? Gomme si, au
lieu de venir espionner dans mon sous-sol, il ne ferait
pas mieux de veiller au grand coulage de là-haut. Quand
Je pense qu'en trois mois la clique du premier a fumé
pour vingt-huit mille francs de cigares... Vingt-huit
mille franco ! Demandez à Noël si je mens. Et au second,
chez madame, c'est là qu'il y en à un beau gâchis de
linge, de robes jetées au bout d'une fois, des bijoux à
poignées, des perles qu'on écrase en marchant. Oh!
mais, attends un peu, je te le repincerai ce petit mon-
sieur-là. »
Je compris qu'il s'agissait de M. de Géry, ce jeune se-
crétaire du Nabab qui vient souvent klei Territoriale ^ où
il est toujours à farfouiller dans les livres. Très-poli
certainement, mais un garçon très-fler qui ne sait pas se
faire valoir. C& ^'^ été autour de la table qu'un concert
de malédictions contre lui. M. Louis lui-même a pris le
parole à ce sujet avec son grand air:
— Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisi-
nier a eu tout récemment une histoire dans le genre de
la vôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui
s'était permis de lui faire quelques observations sur la
dépense. Le cuisinier est monté chez le duc dare-dare.
LE NABAB. 19a
en tenue d* DfRce, et la main sur le cordon de son tablier:
« Que votre Excellence choisisse entre monsieur et
moi... » Le duc n*a pas hésité. Des chefs de cabinet on
en trouve tant qu'on en veut; tandis que les bons cuisi-
niers, on les connaît. D y en a quatre en tout dans Paris...
Je vous compte» mon cher Barreau... Nous avons con-
gédié notre chef de cabinet en lui donnant une préfec-
ture de première classe comme consolation; mais nous
avons gardé notre chef de cuisine.
— Ah! VDilà... dit M. Barreau, qui jubilait d'en-
tendre cette histoire... Yoilà ce que c*est de servir chez
un grand seigneur... Mais les parvenus sont les parve-
nus, qu'est-ce que vous voulez?
— Et Jansoulet n!est que ça, ajouta H. Francis en
tirant ses manchettes... Un homme qui a été portefaix
à Marseille. »
Là-dessus, M» Noël prit la mouche.
<c Hé 1 là-bas, vieux Francis, vous êtes tout de même
bien content de l'avoir pour payer vos cuites de bouil-
lotte, le portefaix de la Gannebière... On t'en collera
des parvenus comme nous, qui prêtent des millions aux
rois et que les grands seigneurs comme Mora ne rou-
gissent pas d'admettre à leur table...
— Ohl à la campagne, » ricana M. Francis en fai-
sant voir sa vieille dent.
L'autre se leva, tout rouge, il allait se fâcher, mais
M.. Louis fît signe avec la main qu'il avait quelque
chose à dire et M. Noël s'assit tout de suite, mettant
comme nous tous son oreille en cornet pour ne rien
perdre des augustes paroles.
(c C'est wrai, disait le personnage, parlant du bout
dejB lèvres «t sirotant son vin à petits coups, c'est vrai
que nous avons reçu le Nabab à Grandbois l'autre se-
17
IM LE NABAB.
maine. tl s*est même passé quelque chose de très-amu^
sant... Nous avons beaucoup de champignons dans le
second parc, et Son Excellence s*amuse quelquefois à
en ramasser. Voilà qu'à din^ on sert un grand plat
d'oronges. Il j avait là» chose. •• machin... comment
donc... Marigny, le ministre de Tintéri^ir, Monpavon,
^ votre maître, mon cher Noël. Les champignons font
le tour de la table, ils avaient bonne mine, ces mes-
sieurs en remplissent leurs assiettes, excepté M. le duc
qui ne les digère pas et croit par politesse devoir dire à
ses invités : « Oh ! vous savez, ce n'est pas que je me
méfie. Ils sont très-sûrs».. C'est moi-même qui les ki
cueillis.
— Sapristi ! dit Honpavon «n riant, alors, mon cher
Auguste, permettez que je n'y goûte pas. » Marigny»
moins familier, regardait son assiette de travers.
« Mais si, Monpavon, je vous assure... ils ontl'ajr
très-sains ces champignons. Je regrette vraiment de
n'avoir plus faim. »
Le duc restait très-sérieux«
« Ah ça ! monsieur Jansoulet, j'espère bien que veu
n'allez pas me faire cet afiront, vous aussi. Des cham-
pignons choisis par moi.
— (Hil Excellence, comment donc !•.• Mais les yeux
fermés. »
Tous pensez s'il avait de la veine, ce pauvre Nabab,
pour la première fois qu'il mangeait chez nous. Du-
perron, qui servait en face de lui, nous a raconté ça à
l'office. Il paraît qu'il n*y avait rien de plus comique
que de voir le Jansoulet se bourrer de champignons en
roulant des yeux épouvantés, pendant que les autres le
regardaient curieusement sans toucher à leurs assiettes.
Il en suait, le malheureux I Et ce qu'il y a de plus fort^
^
LE NÂBAB. IM
c*6fit qull en a repris, il a eu le courage d*en reprendre.
Seulement il se fourrait des' yerrées de vin comme on
maçon, entre chaque bouchée... Eh bienl youlez-vons
que je tous dise? C'est très-malin ce qu'il a fait là; et
ça ne m'étonne plus maintenant que ce gros bouvier
soit devenu le favori des souverains. Il sait où les fiai*
ter, dans les petites prétentions qu'on n'avoue pas...
Bref, le duc est toqué de lui depuis ce jour. »
Cette historiette fit beaucoup rire, et dissipa les
nuages assemblés par quelques paroles imprudentes.
Et alors, comme le vîn avait délié les langues, que cha-
cun se connaissait mieux, on posa les coudes sur la
table et l'on se mit à parler des maîtres, des places où
l'on avait servi, de ce qu'on y avait vu de drôle. Ah I
j'en ai entendu de ces aventures, j'en ai vu défiler de ces
intérieurs. Naturellement j'ai fait aussi mon petit efiet
avec l'histoire de mon garde-manger à la Territoriale^
l'époque où je mettais mon fricot dans la caisse vide,
ce qui n'empêchait pas notre vieux caissier, très-for*
mallste, de changer le mot de la serrure tous les deux
jours, comme s'il y avait eu dedans tous les trésors de
la Banque de France. M. Louis a paru prendre plaisir à
mon anecdote. Mais le plus étonnant, ça été ce que le
petit Bois-llléry, avec son accent de voyou parisien,
nous a raconté du ménage de ses maîtres...
Marquis et marquise de Bois-l'Héry , deuxième
étage, boulevard Haussmann. Un mobilier comme aux
Tuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoi-
series, des tableaux, des curiosités, un vrai musée,
qiipil débordant jusque sur le palier. Service très-calé :
six domestiques, l'hiver livrée marron, l'été livrée nan-
kin. On voit ces gens-là partout, aux petits lundis, aux
courses, aux premières représentations, aux bals d'am*
196 LC NâBAB.
bassade, et toujours leur nom dans les journaux avec
une remarque sur les belles toilettes de madame et le
ehic épatant de monsieur... Eh bien! tout ça n*est riea
du tout que du fla-fla^ du plaqué, de Tapparence, et
quand il manque cent sous au marquis , personne ne
les lui prêterait sur se& possessions... Le mobilier est
loué à la quinzaine chez Fitily, le tapissier des co-
cottes. Les curiosités, les tableaux appartiennent au
vieux Schwalbach, qui adresse là ses clients et leur fait
payer doublement cher parce qu'on ne marchande pas
quand on croit acheter à un marquis, à un amateur.
Pour les toilettes de la marquise, la modiste et la cou-
turière les lui fournissent à Toeil chaque saison, lui
font porter les modes nouvelles, un peu cocasses par-
fois, mais que la société adopte ensuite parce que ma-
dame est très-belle femme encore et réputée pour Té-
légance; c'est ce qu'on appelle une lanceuse. Enfin, les
domestiques I Provisoires comme le reste, changés
tous les huit jours au gré du bureau de placement qui
les envoie là faire un stage pour les places sérieuses.
Si Ton n'a ni répondants^ ni certificats, qu'on tombe de
prison ou d'ailleurs, Glanand, le grand placier de la
rue de la Paix, vous expédie boulevard Hausmann. On
sert une, deux semaines, le temps d'acheter les bons
renseignements du marquis, qui, bien entendu, ne vous
paye pas et vous nourrit* à peine; car dans cette mai-
son-là les fourneaux de la cuisine restent froids la plu-
part du temps. Monsieur et Madame s'en allant dîner
en ville presque tous les soirs ou dans des bals où l'on
soupe. C'est positif qu'il y a des gens à Paris qui pren-
nent le bufi'et au sérieux et font le premier repas da
leur journée passé minuit. Aussi les Bois-l'Hôry sont
renseignés sur les maisons à bufi'et. Us vous diront
LE NABÀB. 191
qu'on soupe Uès-bien à Tambassade d'Autriche, que
Tambassade d'Espagne néglige un peu les vins, et que
c'est encore aux Affaires Étrangères qu'on trouve les
meilleurs chaud-froid de volailles. Et voilà la vie de ce
drôle de ménage. Rien de ce qu'ils ont ne tient sur
eux, tout est faufilé, attaché avec des épingles. Un coup
de vent, et tout s'envole. Mais au moins ils sont sûrs
de ne rien perdre. C'est ça qui donne aii marquis cet
air blagueur de père Tranquille qu'il a en vous regar-
dant, les deux mains dans ses poches, comme pour
vous dire : « Eh ben, après? qu'est-ce qu'on peut me
faire? » \
Et le petit groom, dans l'attitude susdite, avec sa
tète d'enfant vieillot et vicieux, imitait si bien son pa-
tron qu'il me semblait le voir lui-même au milieu de
notre conseil d'administration , planté devant le gou-
verneur et l'accablant de ses plaisanteries cyniques. C'est
égal, il faut avouer que Paris est une fièrement grande
ville pour qu'on puisse y vivre ainsi quinze ans, vingt
ans d'artifices, de ficelles, de poudre aux yeux, sans que
tout le monde vous connaisse, et faire encore une en-
trée triomphante dans un salon derrière son nom crié
à toute volée : « Monsieur le marquis de Bois-l'Héry . »
Non, voyez-vous, ce qu'on apprend de choses dans
une soirée de domestiques ; ce que la société parisienne
est curieuse à regarder ainsi par le bas, par les sous-
sols, il faut y être allé pour le croire. Ainsi, me trou-
vant entre M. Francis et M. Louis, voici un petit bout
de conversation confidentielle que j'ai saisi sur le sire
de Monpavon. M. Louis disait :
« Vous avez tort, Francis, vous êtes en fonds en ce
motnent. Vous devries en profiter pour rendre cet
argent au Trésor.
17.
106 LE NABAB.
— Qu'est-ce que vous voulez? répondait M. Francis
d'un air malheureux. .. Le jeu nous dévore.
— Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne se-
rons pas toujours là. Nous pouvons mourir, descendre
du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-
bas. Et ce sera terrible... »
J'avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire
d'un emprunt forcé de deux cent mille francs que le
marquis aurait fait à l'État, du temps qu'il était rece-
veur général; mais le témoignage de son valet de
chambre était pire que tout... Ahl si les maîtres se dou-
taient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu'on
raconte à l'office, s'ils pouvaient voir leur nom traîner
au milieu des balayures d'appartement et des détritus
de cuisine, jamais ils n'oseraient plus seulement dire :
« Fermez la porte » ou « attelez. » Voilà, par exemple,
le docteur Jenkins, la plus riche clientèle de Paris, dix
ans de ménage avec une femme magnifique, recherchée
partout; il a eu beau tout' faire pour dissimuler sa si-
tuation, annoncer à l'anglaise son mariage dans les
journaux, n'admettre chez lui que des domestiques
étrangers sachant à peine trois mots de français. Avec
ces trois mots, assaisonnés de jurons de faubourg et de
coups de poing sur la table, son cocher Joê, qui le
déteste, nous a raconté toute son histoire pendant le
souper.
(( Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie... Savoir
maintenant s'il épousera l'autre. Quarante-cinq ans ,
mistress Maranne, et pas un schelling... Faut voir
comme elle a peur d'être lâchée... L'épousera , l'épou-
sera pas... kss... kss... nous allons rire. » Et plus on le
luisait boire , plus il en racontait, traitant sa malheu-
reuse maîtresse comme la dernière des dernières... Moi
LE NABAB. 199
j'avoue qu*elle m'intéressait, cette fausse madame Jen-
kins, qui pleure dans tous les coins, supplie son amant
comme le bourreau et court le rbque d'être plantée là,
quand toute la société la croit mariée, respectable,
établie. Les autres ne faisaient qu'en rire, les femmes
surtout. Dame ! c'est amusant quand on est en condi-
tion de voir que ces dames de la haute ont leurs affronts
aussi et des tourments qui les empêchent de dormir.
Notre tablée présentait à ce moment le coup d'œii ie
plus animé, un cercle de figures joyeuses tendues vers
cet Irlandais qui avait le pompon pour son anecdote.
Gela excitait des envies; on cherchait, on ramassait
dans sa mémoire ce qu'il pouvait y traîner de vieux
scandales, d'aventures de maris trompés , de ces faits
intimes vidés à la table de cuisine avec les fonds de
plats et les fonds de bouteilles. C'est que le Champagne
commençait à faire des siennes parmi les convives.
Joë voulait danser une gigue sur la nappe. Les dames,
au moindre mot un peu gai , se renversaient avec des
rires aigus de personnes qu'on chatouille, laissant traî-
ner leurs jupons brodés sous la table pleine de dé-
bris de victuailles et de graisses répandues. M. Louis
s'était retiré discrètement. On remplissait les verres
sans les vider ; une femme de charge trempait dans 1«
sien rempli d'eau un mouchoir dont elle se baignait ie
front, parce que la tète lui tournait, disait-elle. Il était
temps que cela finît; et de fait une sonnette électrique,
carillonnant dans le couloir, nous avertissait que le
valet de pied, de service au théâtre, venait appeler les
cochers. Là-dessus Monpavon porta un toast au maître
de la maison en le remerciant de sa petite soirée. M. Noël
annonça qu'il la recommencerait à Saint-Romans, pour
les fêtes du heyy où la plupart des assistants seraient
tOO LE NABAB.
probablement invités. Et j'allais me lever à mon tour,
assez habitué aax repas de corps pour sayoir qu'en
pareille occasion le plus vieux de rassemblée est tenu de
porter une santé aux dames, qus^d la porte s'ouvrit
brusquement^ et un grand valet de pied tout crotté, un
parapluie ruisselant à la main, suant, essoufflé, nous
cria, sans respect pour la compagnie :
« Mais arrivez donc, tas de c mufes... î qu'est-ce que
vous fichez là?... Quand on vous dit que c'est uni. >
XI
1.91 PtTtS eu BEY
Dans les régions da Bfidi, de civilisation lointaine,
les châteaux historiques encore debout sont rares. A
peine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle
au flanc des collines sa façade tremblante et démem*
brée, percée de trous qui ont été des fenêtres et dont
Touverture ne regarde plus que le ciel , monument de
poussière calciné de soleil, datant de Tépoque des croi-
sades ou des cours d*amour, sans un vestige de Thomme
parmi ses pierres où le lierre ne grimpe même plus , ni
Tacanthe, mais qu*embaument les lavandes sèches et
les férigoules. Au milieu de toutes ces ruines , le châ^
teau de Saint-Romans fait une illustre exception. Si
vous avez voyagé dans le Midi, vous Tavez vu et vous
allez le revoir tout de suite. C'est entre Valence et Mon-
télimart, dans un site où la voie ferrée court à pic tout
le long du Rhône, au bas des riches coteaux de Beaume,
de Raucoule, de Mercurol, tout le cru brûlant de l'Er-
mitage répandu sur cinq lieues de ceps serrés, alignés,
dont les plantations moutonnent aux yeux, dégringo-
lent jusque dans le Ûeuve, vert et plein d'îles à cet en-
droit comme le Rhin du côté de Bàle, mais avec un
SOf LE NÂBÂB
coup de soleL que le Rhin n'a jamais eu. Saint-Romant
est en face sur l'autre rive; et, malgré la rapidité de la
vision, la lancée à toute vapeur des wagons qui sem-
blent vouloir à chaque tournant se précipiter rageu-
sement dans le Rhône, le château est si vaste , se dé-
veloppe si bien sur la c6io voisine qu'en apparence
il suit la course affolée du train et fixe à jamais dans
VOS yeux le souvenir de ses rampes , de ses balustres ,
de son architecture italienne, deux étages assez bas sur-
montés d'une terrasse à colonnettes , flanqués de deux
pavillons coiffés d'ardoise et dominant les grands talus
où l'eau des cascades rebondit , le lacis des allées sa-
blées et remontantes, la perspective des immenses
charmilles terminées par quelque statue blanche qui se
découpe dans le bleu comme sur le fond lumineux
d'un vitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses
dont la verdure éclate ironiquement sous l'ardent cli-
mat, un cèdre gigantesque étage ses verdures crètées
aux ombres flottantes et noires, silhouette exotique qui
fait songer, debout devant cette ancienne demeure
d'un fermier général du temps de Louis XIY , à quelque
grand nègre portant le parasol d'un gentilhomme de
la cour.
De Valence à Marseille^ dans toute la vallée du
Rhône, Saint-Romans de Bellaigue est célèbre comme
un palais de fées; et c'est bien une vraie féerie dans
ces pays brûlés de mistral que cette oasis de verdure
et de belle eau jaillissante.
(( Quand je serai riche, maman, disait Jamsoulet tout
gamin à sa mère qu'il adorait, je te donnerai Saint-
Romans de Bellaigue. »
Et comme la vie de cet homme semblait l'accomplis-
•ement d'un conte des Mille et une Nuits que tous
LE NÂBAB. 909
souhaits se réalidaîent, même les plus disproportionnés ,
qne ses chimères les plus folles venaient s'allonger de-
vant lui, lécher ses mains ainsi que des barbets fami-
liers et soumis, il avait acheté Saint-Romans, pour
l'offrir à sa mère/ meublé à neuf et grandiosement res-
tauré. Quoiqu'il y eût dix ans de cela-, la brave femme
ne s'était pas encore faite à cette installation splendide.
« C'est le palais de la reine Jeanne que tu m'as donné,
mon pauvre Bernard, écrivait-elle à son fils ; jamais je
n'oserai habiter là. » Elle n'y habita jamais , en effet ,
s'étant logée dans la maison du régisseur, un pavillon
de construction moderne placé tout au bout de la pro-
priété d'agrément pour surveiller les communs et la
ferme, les bergeries et les moulins d^ huile y avec leur
horizon champêtre de blés en meules , d'oliviers et de
vignes s'étendant sur le plateau à perte de vue. An
grand château elle se serait crue prisonnière dans une
de ces demeures enchantées où le sommeil vous prend
en plein bonheur et ne vous quitte plus de cent ans.
Ici du moins, la paysanne qui n'avait jamais pu s'ha-
bituer à cette fortune colossale^ venue trop tard, de
trop loin et en coup de foudre, se sentait rattachée à la
réalité par le va-et-vient des travailleurs, la soilie et la
rentrée des bestiaux, leurs promenades vers l'abreu-
voir, toute cette vie pastorale qui l'éveillait au chant
accoutumé des coqs , aux cris aigus des paons, et lui
faisait descendre avant l'aube l'escalier en vrille du pa-
villon. Elle ne se considérait que comme dépositaire de
ce bien magnifique, qu'elle gardait pour le compte
de son fils et voulait lui rendre en bon état, le jour
oà , se trouvant assez riche , fatigué de vivre chez les
Turs , il viendrait , selon sa promesse , demeurer avec
elle sous les ombrages de Saint-Romans.
MM LE NABAB.
Aussi quelle surveillance universelle et infatigable.
Dans les brumes du petit jour, les valets de ferme
entendaient sa voix rauque et voilée : « Olivier... Pey-
rol... Audîbert... Allonsl... G*est quatre heures. » Puis
an saut dans Timmense cuisine, çù les servantes,
lourdes de sommeil, faisaient chauffer la soupe sur
le feu clair et pétillant des souches. On lui don-
nait son petit plat en terre rouge de Marseille tout
rempli de 'châtaignes bouillies, frugal déjeuner d'au-
trefois que rien ne lui aurait fait changer. Aussitôt la
voilà courant à grandes enjambées, son large clavier
d'argent à la ceinture où tintaient toutes ses clefs , son
assiette & la main, équilibrée par la quenouille qu'elle
tenait en bataille sous le bras, car elle filait tout le long
du jour et ne s'interrompait même pas pour manger
ses châtaignes. En passant, un coup d'oeil à l'écurie
encore noire où les bètes se remuaient pesamment, à la
xsrèche étouffante garnie vers sa porte de mufles impa-
tients et tendus; et les premières lueurs, glissant sur
les assises de pierre qui soutenaient les remblais du
parc, éclairaient la vieille femme courant dans la rosée
avec la légèreté d'une jeune fille, malgré ses soixante-
dix ans, vérifiant exactement chaque matin toutes les
richesses du domaine, inquiète de constater si la nuit
n'avait pas enlevé les statues et les vases, déraciné les
quinconces centenaires, tari les sources qui s'égrenaient
dans leurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil
de midi, bourdonnant et vibrant, découpait encore sur
le sable d'une allée, contre le mur blanc d'une terrasse,
cette longue taille de vieille , fine et droite comme son
fuseau, ramassant des morceaux de bois mort, cassant
une branche d'arbuste mal alignée, sans souci de l'ar-
dente réverbération qui glissait sur sa peau dure comme
LE NABAB 205
sur la pierre d*un vieux banc. Vers cette heur€ là aussi,
un autre promeneur se montrait dans le parc, moins
actifs moins bruyant, se traînant plutôt qu'il ne mar-
chait, s'appuyant aux murs, aux balustrades, un pauvre
être voûté, branlant, ankylosé, figure éteinte et sans
âge, he parlant jamais, et lorsqu*il était las , poussant
un petit cri plaintif vers le domestique toujours près de
lui qui Taidait à s'asseoir, à s'accroupir sur quelque
marche, où il restait pendant des heures, immobile et
muet, la bouche détendue, les yeux clignotants, bercé
par la monotonie stridente des cigales, souillure d'hu-
manité devant le splendide horizon.
Celui-là, c'était Vaînéy le frère de Bernard, l'enfant
chéri du père et de la mère Jansoulet, la beauté, Tin-
telligence, l'espoir glorieux de la famille du cloutier,
qui, fidèle comme tant d'autres dans le Midi à la su-
perstition du droit d'aînesse, avait fait tous les sacrifices
pour envoyer à Paris ce beau garçon ambitieux, parti
avec quatre ou cinq bâtons de maréchal dans sa malle,
l'admiration de toutes les filles du bourg, et que Paris,
— après avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré
dans sa grande cuve ce brillant chiffon méridional ,
l'avoir brûlé dans tous ses vitriols, roulé dans toutes ses
fanges, — finit par renvoyer à cet état de loque et
d'épave, abruti, paralysé, ayant tué son père de chagrin,
et obligé sa mère à tout vendre chez elle, à vivre d'une
domesticité passagère dans les maisons aisées du pays.
Heureusement qu'à ce moment-là, lorsque ce débris
des hospices parisiens, rapatrié par l'assistance publique,
tomba au Bourg-Sain t-Andéol, Bernard, — celui qu'on
appelait Cadet, comme dans lei familles méridionales à
demi-arabes, où l'aîné prend toujours le nom familial
et le dernier venu, celui de Cadet, — Bernard était déjà
f06 Ch. NABAB.
à Tunis, en train de faire fortune, envoyant régulière*
ment de l'argent au foyer. Mais, quels remords pour la
pauvre maman, de tout devoir, même U vie, le bien-
être du triste malade, au robuste et courageux garçon,
que le père et elle avaient toujours aimé, sans
tendresse, que, depuis Tàge de cinq ans» ils s'étaient
habitués à traiter comme un manœuvre, parce qu'il
était très-fort, crépu et laid, et s'entendait déjà mieux
que personne à la maison à trafiquer sur les vieux clous.
Ah I comme elle aurait voulu l'avoir près d'elle, son
Cadet^ lui rendre un peu. de tout le bien qu'il lui faisait,
payer en une fois cet arriéré de tendresse de càli-
neries maternelles qu'elle lui devait.
Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont les charges,
les tristesses des existences royales* Cette pauvre mère.
Jansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme
une vraie reine, connaissant les longs exils, les séparar
tiens cruelles et les épreuves qui compensent la granr
deur ; un de ses fils, éternellement stupéfait, l'autre, au
lointain, écrivant peu, absorbé par ses grandes affaires,
disant toujours : « Je viendrai, » et ne venant pas! En
douze ans, elle ne l'avait vu qu'une fois dans le tour-
billon d'une visite du bey à Saint-Romans : un train de
chevaux, de carrosses, de pétards, de fêles. Puis, il
était reparti derrière son monarque, ayant à peine le
temps d'embrasser sa vieille mère, qui n^avait gardé de
cette grande joie, si impatiemment attendue, que quel*
ques images de journaux, où l'on montrait Bernard
Jansoulet, arrivant au château avec Ahmed et lui pré-
sentant sa vieille mère, — n'est-ce pas>ainsi que les
rois et les reines ont leurs effusions.de famille illustrées
dans les feuilles, — plus un cèdre du Liban, amené du
bout du monde, un grand « caramantran » de gros
LE NABAB. , 907
arbre, d'un transport aussi coûteux, aussi encombrant
que Tobélisque, hissé, mis en place à force d'hommes,
d'argent, d'attelages, et qui pendant longtemps avail
bouleversé tous les massifs pour l'installation d'un soch
venir commémoratif de la visite royale. Au moins, à ce
voyage-ci, le sachant en France pour plusieurs mois,
peut-être pour toujours, elle espérait avoir son Ber-
nard tout à elle. Et voici qu'il lui arrivait un beau soi^,
enveloppé de la même gloire triomphante, du même
appareil officiel, entouré d'une foule de comtes, de
marquis, de beaux messieurs de Paris, remplissant, eux
et leurs domestiques, les deux grands breacks qu'elle
avait envoyés les attendre à la petite gare de Giffas, de
l'autre côté du Rhône.
« Mais, embrassez-moi donc, ma chère maman. D
n'y a pas de honte à serrer bien fort contre son cœur
son garçon, qu'on n'a pas vu depuis des années...
D'ailleurs, tous ces messieurs sont nos amis... Yoici
M. le marquis de Monpavon, M. le marquis de Bois*
raéry . ... Ahl ce n'est plus le temps où je vous amenais
pour manger la soupe de fèves avec nous, le petit Ga-
bassu et Bompain Jean-Baptiste... Vous connaissez
M. de Géry?... Avec mon vieux Gardailhac, que je vous
présente, voilà la première fournée... Mais il va en
arriver d'autres... Préparez-vous à un branle-bas ter-
rible... Nous recevons le bey dans quatre jours.
— Encore le beyl... dit la bonne femme épouvantée.
Je croyais qu'il était mort. »
Jansoulet et ses invités ne purent s'empêcher de rire
devant cet effarement comique, accentué par l'intona-
tion méridionale.
a Mais c'est un autre, maman... U y en a toujours des
beys... Heureusement, sapristi!... Seulement, n'ayes
f08 LE NABAB.
) pas penr. Yons n*aurez pas, cette fois, autant de tra-
cas... Uami Gardailhac s*est chargé de Torganisation.
Nous allons avoir des fêtes superbes... En attendant^
vite le dîner et des chambres. Nos Parisiens sont
éreintés.
— Tout est prêt, mon fils, » dit simplement la
vieille, raide et droite sous sa cambrésine, la coiffe aux
barbes jaunies, qu'elle ne quittait pas même pour les
grandes fêtes. La fortune ne Tavait pas changée,
celle-là. C'était la paysanne de la vallée du Rhône, in-
dépendante et fière, sans aucune des humilités sour-
noises des ruraux peints par Balzac, trop simple aussi
pour avoir Tenflure de sa richesse. Une seule fierté,
montrer à son fils avec quels soins méticuleux elle
s*était acquittée de ses fonctions de gardienne. Pas un
atome de poussière, pas une moisissure aux murs. Tout
ce splendide rez-de-chaussée, les salons, aux chatoyantes
soieriesauderniermomenttirées des housses, lesiongues
galeries d*été, pavées en mosaïque, fraîches etsonores^
que leurs canapés Louis XY, cannés et fleuris, meu-
blaient à Tancien temps avec une coquetterie estivale,
rimmense salle à manger, décorée de rameaux et de
fleurs, et jusqu'à la salle de billard, avec ses rangées
d'ivoires brillants, ses lustres et ses panoplies, toute la
longueur du château, par ses portes-fenêtres, larges
ouvertes sur le vaste perron seigneurial, s'étalait à l'ad-
miration des arrivants, renvoyait à ce merveilleux
horizon de nature et de soleil couchant sa richesse,
paisible et sereine, reflétée dans les panneaux des
glaces, les boiseries cirées ou vernies, avec la même
pureté qui doublait sur le miroir des pièces d'eau les
peupliers penchés l'un vers l'autre et les cygnes nageant
au repos. Le cadre était si beau, l'aspect général si
LE NABAB 209
grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait,
disparaissait aux yeui les plus subtils.
— Il y a de quoi faire... » dit le directeur Cardailhac,
le lorgnon sur Toeil, le chapeau incliné, combinant déjà
sa mise en scène.
Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffe de
la vieille femme les recevant sur le perron avait choqué
d'abord, fit place à un sourire condescendant. Il y avait
de quoi faire certainement et, guidé par des gens de
goût, leur ami Jansoulet pouvait donner à Taltesse
maugrabine une réception fort convenable. Toute la
soirée il ne fut question que de cela entre eux. Les
coudes sur la table, dans la salle à manger somptueuse,
enflammés et repus, ils combinaient, discutaient. Car-
dailhac, qui voyait grand, avaii déjà tout son plan
fait.
a D'abord, carte blanche, n'est-ce pas. Nabab?
— Carte blanche, mon vieux. Et que le gros Heiner-
lingue en crève de maie rage. »
Alors le directeur racontait ses projets, la fête divisée
en journées comme à Vaux quand Fouquet reçut
Louis XIY; un jour la comédie, un autre jour les fêtes
provençales, farandoles, taureaux, musiques locales ; le
troisième jour... Et déjà avec sa manie directoriale il
esquissait des programmes, des affiches, pendant que
Bois-l'Héry , les deux mains dans ses poches, renversé
sur sa chaise, dormait, le cigare calé dans un coin de sa
bouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon tou-
jours à la tenue redressait son plastron à chaque instant
pour se tenir éveillé.
De bonne heure, Géry les avait quittés. Il était allé se
réfugier près de la vieille maman qui l'avait connu tout
jeune, lui et ses frères, — dans l'humble parloir du
18.
9]0 LE NABAB.
pavillon aux rideaux blancs, aux tentures claires char-
gées d'image» où la mère du Nabab essayait de faire
revivre son passé d'irtisane à Taide de quelques reliques
sauvées du naufrage.
Paul t^ausait doucement en face de la belle vieille aux
traits réguliers et sévères, aux cheveux blancs et massés
comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit
sur sa chaise son buste plat serré dans un petit chàle
vert, n'ayant de sa vie appuyé son dos à un dossier de
siège, ne s'étant jamais assise dans un fauteuil. Il rap-
pelait Françoise, elle l'appelait M. Paul. C'étaient de
vieux amis... Et devinez de quoi ils parlaient. De ses
petits-enfants, pardi! des trois garçons de Bernard
qu'elle ne connaissait pas, qu'elle aurait tant voulu
connaître.
a Ahl monsieur Paul, si vous saviez comme il m'en
tarde.. . J'aurais été si heureuse s'il me les avait amenés»
mes trob petits, au lieu de tous ces beaux hommes...
Pensez que je ne les ai jamais vus, excepté sur les por-
traits qui sont là... Leur mère me fait un peu peur, c'est
nue grande dame tout à fait, une demoiselle Afchin...
Mais eux, les enfants, je suis sûre qu'ils ne sont pas
farauds et qu'ils aimeraient bien leur vieille grand,..
Moi, il me semblerait que c'est leur pèrç tout petit, et
je leur rendrais ce que je n'ai pas donné au père... car,
voyez-vous, monsieur Paul, les parents ne sont pas
toujours justes. On a des préférences. Mais Dieu est
juste, lui. Les figures qu'on a le mieux fardées et bi-
chonnées au détriment des autres, il faut voir comme il
vous les arrange... Et les préférences des vieux portent
souvent malheur aux jeunes. »
Elle soupira en regardant du c6té de la grande alc6ve
dont les hauts lambrequins, les rideaux tombants lai»-
LE NABAB. SU
Baient passer par intervalles un long soufQe grelottant,
comme la plainte endormie d'un enfant qu'on a battu
et qui a beaucoup pleuré...
Un pas lourd dans Tescalier, une grosse voix douc«
disant tout bas : « C'est moi... ne bougez pas. » Et
Jansoulet parut. Tout le monde couché au château,
comme il savait les habitudes de la mère et que sa
lampe veillait toujours la dernière allumée dans la
maison, il venait la voir, causer un peu avec elle, lui
donner ce vrai bonjour du cœur qu'ils n'avaien>t pu
échanger devant les autres. « Oh I restez, mon cher
Paul ; devant vous, nous ne nous gênons pas. » Et, rede-
venu enfant en présence de sa mère, il jeta par terre à
ses pieds tout son grand corps, avec une càlinerie de
gestes et de paroles vraiment touchante. Elle aussi était
bien heureuse de l'avoir là tout près, mais elle s'en
trouvait quand même un peu gênée, le considérant
comme un être tout-puissant, extraordinaire, l'élevant
dans sa naïveté à la hauteur d'un Olympien entouré d'é-
clairs et de foudres, possédant la toute-puissance. Elle
lui parlait, s'informait s'il était toujours content de set
amis, de ses affaires, sans toutefois oser lui adresser la
question qu^elle avait faite à de Géry : « Pourquoi ne
m*a-t-on pas amené mes petits-enfants? » Mais c'est lui
le premier qui en parla :
« Us sont en pension, maman... sitôt les vacances,
on vous les enverra avec Bompain... Vous vous rappe-
lez bien, Bompain Jean-Baptiste?... Et vous les gar-
derez deux grands mois. Ils viendront près de vous se
faire raconter de belles histoires, ils s'endormiront la
tète sur votre tablier, là, comme ça... »
Et lui-même, mettant sa tête crépue, lourde comme
on lingot, sur les genoux de la vieille, se raoDèlant les
lis LE NABAB.
bonnei soirées de son enfance où il 8*endormait ainsi
quand on voulait bien le lui permettre, quand la tête de
Tainé ne tenait pas toute la place; il goûtait, pour la
première fois depuis son retour en France, quelques
minutes d*un repos délicieux en dehors de sa vie
bruyante et factice, serré contre ce vieux cœur maternel
qu'il entendait battre à coups réguliers comme le
balancier de Thorloge centenaire adossée à un coin de
la chambre, dans ce grand silence de la nuit et de la
campagne que Ton sent planer sur tant d'espace illi-
mité... Tout à* coup le même long soupir d'enfant
endormi dans un sanglot se fit entendre au fond de la
chambre. Jansoidet releva la tête, regarda sa mère, et
tout bas :
— Est-ce que c'est?...
— Oui, dit-elle, je le fais coucher là... Il pourrait
avoir besoin de moi, la nuit.
— Je voudrais bien le voir, l'embrsisser.
— Viens I
La vieille se leVa, grave, prit sa lampe, marcha à
l'alcôve dont elle tira le. grand rideau doucement, et fit
signe à son fils d'approcher, sans bruit.
Il dormait... Et nul doute que dans le sommeil
quelque chose revécût en lui qui n'y était pas pendant
la veille, car au lieu de l'immobilité molle où il restait
figé tout le jour, il avait à cette heure de grands sur-
sauts qui le secouaient, et sur sa figure inexpressive et
morte un pli de vie douloureuse, une contraction souf-
frante. Jansoulet, très-ému, regarda ces traits maigris,
flétris, terreux, où la barbe, ayant pris toute la vitalité
du corps, poussait avec une vigueur surprenante, puis
il se pencha, posa ses lèvres sur le front moite de sueur
et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement, ret-
LE NABAB. 218
pectueusemept, comme on parle aa chef de famille :
<t Bonjour, TAiné. »
Peut-être Tàme captive ravait-elle entendu du fona
de ses limbes ténébreuses et abjectes. Mais les lèvres
8*agitèrent^ et un long gémissement lui répondit,
plainte lointaine, appel desespéré qui remplit de larmes
impuissantes le regard échangé entre Françoise et son
fils et leur arracha à tous les deux un même cri où leur
douleur se rencontrait : « Pécaïré I » le mot local de
toutes les pitiés, de toutes les tendresses.
Le lendemain, dès la première heure, le branle-bas
commença par l'arrivée des comédiennes et des comé-
diens, une avalanche de toques, de chignons, de grandes
bottes, dei jupes courtes, de cris étudiés, de voiles flot-
tant sur la fraîcheur du maquillage ; les femmes en
grande majorité, Gardailhac ayant pensé que pour un
bey le spectacle importait peu, qu'il s'agissait seule-
ment de faire résonner des voix fausses dans de jolies
bouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien
tournées dans le facile déshabillage de l'opérette.
Toutes les célébrité^ plastiques de son théâtre étaient
donc là, Amy Férat en tète, une gaillarde qui avait
déjà essayé ses quenottes dans l'or de plusieurs cou-
ronnes; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont les
faces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces
les mêmes taches crayeuses et spectrales que le plâtre
des statues. Tout ce mondcrlà, émoustillé par le
voyage, la mirprise du grand air, une hospitalité plan-
tureuse, aussi l'espoir de pêcher quelque chose dans ce
passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, ne
demandait qu'à s'ébaudir, rigoler et chanter avec l'en-
train canaille d'une flotte de canotiers de la Seine des-
114 LE NABAB.
cendus des planches en terre ferme. Mais Gardailhae
ne l'entendait pas ainsi. Sitôt débarqués, débarbonilléSy
le prenuer déjeuner pris, vite les brochures et répé-
tons 1 On n*avait pas de temps à perdre. Les études se
faisaient dans le petit salon près de la galerie d'été, où
Ion commençait déjà à construire le théâjtre; et le
bruit des marteaux, les ariettes des couplets de revue,
les voix grêles soutenues par le crin-crin du chef d'or-
chestre se mêlaient aux grands coups de trompette des
paons sur leurs perchoirs, s'éparpillaient dans le mis-
tral, qui ne reconnaissant pas la crécelle enragée de
ses cigales, vous secouait tout cela avec mépris sur la
pointe traînante de ses ailes.
Assis au milieu du perron, comme à l'avant-scène de
son théâtre, Gardailhae, en surveillant les répétitions,
commandait à un peuple d'ouvriers, de jardiniers, fai-
sait abattre les arbres qui gênaient le point de vue,
dessinait la coupe des arcs triomphaux, envoyait des
dépêches, des estafettes aux maires, aux sous-préfets,
à Arles pour avoir une députation des filles du pays en
costume national, à Barbantane, où sont les plus beaux
farandoleurs, à Faraman, renommé pour ses manadeê
de taureaux sauvages et de chevaux camarguais ; et
comme le nom de Jansoulet flamboyait au bas de toutes
les missives, que celui du bey de Tunis s'y ajoutait, de
|>artout on acquiesçait avec empressement, les fils télé-
graphiques n'arrêtaient pas, les messagers crevaient
des chevaux sur les routes, et cette espèce de petit Sar-
danapale de Porte-Saint-Martin qu'on appelait Gar-
dailhae répétait toujours : « Il y a de quoi faire, » heu-
reux de jeter l'or à la volée comme des poignées de
semailles, d'avoir à brasser une mise en scène de cin^
quan^e lieues, toute cette Provence, dont ce Parisien
LE NABAB. * 911
forcené était orîgîûaire et connaissait à fond les res-
sources en pittoresque.
Dépossédée de ses fonctions, la vieille maman ne se
montrait plus guère, s'occupait seulement de la ferme
et de son malade, effarée par cette foule de visiteurs,
ces domestiques insolents qu'on ne distinguait pas de
leurs maîtres, ces femmes à l'air effronté et coquet, ces
vieux rasés qui ressemblaient à de mauvais prêtres,
tous ces fous se poursuivant la nuit dans les couloirs à
grands coups d'oreillers, d'épongés mouillées, de glands
de rideaux qu'ils arrachaient pour en faire des projec-
tiles. L^ soir, elle n'avait plus son fils, il était obligé de
rester avec ses invités dont le nombre augmentait à
mesure qu'approchaient les fêtes ; pas même la res-
source de causer de ses petits-enfants avec « Monsieur
Paul» que Jansoulet, toujours bonhomme, un peu gêné
par le sérieux de son ami, avait envoyé passer ces
quelques jours près de ses frères. Et la soigneuse mé-
nagère à qui l'on venait à chaque instant arracher ses
clefs pour du linge, pour une chambre, de l'argenterie
de renfort à donner, pensant à ses belles piles de sur-
tôuts ouvrés, au saccagement de ses dressoirs, de set
crédences, se rappelant l'état bù le passage de l'anciea
bey avait laissé le château, dévasté comme par un cy-
clone, disait dans son patois en mouillant fiévreuse-
ment le lin de sa quenouille :
« Que le feu de Dieu les brûle les beys et puis les
bevs I »
Enfin il arriva le jour, ce jour fameux dont on parit
p.ncore aujourd'hui dans tout le pays de là-bas. Ohl
Fers trois heures de l'après-midi, après un déjeunef
somptueux présidé cette fois par la vieille mère avec
une cambrésine neuve à sa coiffe, et où s'étaient assis.
fl6 LE NABAB.
à côté de célébrités parisiennes, des préfets, des dé-
putés, tous en tenue, l*épée au flanc, des maires en
écharpe, de bons curés rasés de frais, lorsque Jan-
soulet, en habit noir et cravate blanche, entouré de ses
convives, sortit sur le perron et qu'il vit dans ce caare
iplendide de nature pompeuse, au milieu des dra-
peaux, des arcs, des trophées, ce fourmillement de têtes^
ce flamboiement de costumes s'étageant sur les pentes,
au tournant des allées ; ici, groupées en corbeille sur
une pelouse, les plus jolies filles d*Arles, dont les pe-
tites tètes mates sortaient délicatement des fichus ae
dentelles; au-dessous, la farandole de Barbantane, ses
huit tambourins en queue, prête à partir, les mains en-
lacées, rubans au vent, chapeau sur Toreille, la taîllole
rouge autour des reins; plus bas, dans la succession
des terrasses, les prphéons alignés tout noirs sous leurs
casquettes éclatantes, le porte-bannière en avant, grave,
convaincu, les dents serrées, tenant haut sa hampe ou-
vragée ; plus bas encore, sur un vaste rond-point trans-
formé en cirque de combat, des taureaux noirs entra-
vés et les gauchos camarguais sur leurs petits chevaux
à longue crinière blanche, les houzeaux par-dessus les
genoux, au poing le trident levé ; après, encore des
drapeaux, des casques, des baïonnettes, comme cela
jusqu'à Tare triomphal de l'entrée; puis, à perte aa
vue, de l'autre c6té du Rhône, sur lequel deux compa-
gnies du train venaient de jeter un pont de bateaux
pour arriver de la gare en droite ligne à Saint-Romans,
une foule immense, des villages entiers dévalant par
toutes les côtes, s'entassant sur la route de Gifl'as dans
une montée de cris et de poussière, assis au bord des
fossés, grimpés sur les ormes, empilés sur les char-
rettes, formidable haie vivante du cortège ; par là-des-
LE NABAB. 811
BOB an large soleil blanc épandu dont un yent capri-
cieux envoyait les flèches dans toutes les directions, au
cuivre d'un tambourin, à la pointe d*un trident, à la
frange d'une bannière, et le grand Rhône fougueux et
libre emportant à la mer le tableau mouvant de cette
fête royale. En face de ces merveilles, oîi tout For de
ses coffres resplendissait, le Nabab eut un mouvement
d'admiration et d'orgueil.
« C'est beau... » dit-il en pâlissant, et derrière lui sa
mère, pâle, elle aussi* mais d'une indicible épouvante,
murmura :
— C'est trop beau pour un homme... On dirait que
c'est Dieu qui vient. »
Le sentiment de la vieille paysanne catholique était
bien celui qu'éprouvait vaguement tout ce peuple amassé
sur les routes comme pour le psissage d'une Fête-Dieu
gigantesque, et à qui ce prince d'Orient venant voir un
enfant du pays rappelait des légendes de rois Mages,
l'arrivée de Gaspard le Maure apportant au fils du char-
pentier la myrrhe et la couronne en tiare.
Au milieu des félicitatio^is émues dont Jansoulet était
entouré, Cardailhac, triomphant et suant, qu'on n'avait
pas vu depuis le matin, apparut tout à coup :
« Quand je vous disais qu'il y avait de quoi faire I...
Hein?... Est-ce chic?... En voilà une figuration... Je
crois que nos Parisiens payeraient cher pour assister à
une première comme celle-là. »
Et baissant la voix à cause de la mère qui était tout
près :
« Vous avez vu nos Arlésiennes?... Non, regardei-
les mieux... la première, celle qui est en avant poar
offirir le bouquet.
— Mais c'est Amy Férat.
• » 19
Î18 LE ISABAB.
— Parbleu l vous sentez bien, mon cher, que si le
bey jette son mouchoir dans ce las de belles fiUes, il
faut qu il y en ait une au moins pour le ramasser...
Elles n'y comprendraient rien, ces innocentes !... Oh I
j'ai pensé à toul, vous verrez... C'est monté, réglé
comme à la scène. Côté ferme, côté jardin. »
Ici, pour donner une idée de son organisation par-
faite, le direcieur leva sa canne; aussitôt son geste
répété courut du haut en bas du parc, faisant éclatet^
à la fois tous les orphéons, toutes les fcmfares, tous les
tambourins unis dans le rhythme majestueux du chant
populaire méridional : Grand Soleil de la Provence.
Les voix, les cuivres montaient dans la lumière, gon-
flant les oriflammea, agitant la farandole qui com-
mençait à onduler, à battre ses premiers entrechats^ sur
place, tandis qu'à Tautre bord du fleuve une rumeur
courait comme une brise, sans doute la crainte que le
bey fût arrivé subitement d'un autre côté. Nouveau
geste du directeur, et l'immense orchestre s'apaisa,
plus lentement cette fois, avec des retards, des fusées de
notes égarées dans le feuillage ; mais on ne pouvait
exiger davantage d'une figuration de trois mille per-
sonnes.
A ce moment lea voitures s'avançaient, les carrosses
de gala qui avaient servi aux fêtes de l'ancien bey,
deux grands chars rose et or à la mode de Tunis, que
la mère Jansoulet avait soignés comme des reliques et
qui sortaient de la remise avec leurs panneaux peints,
leurs tentures et leurs crépines d'or, aussi brillants,
aussi neufs qu'au premier jour. Là encore l'ingéniosité
de Gardailhac s'était exercée librement, attelant aux
guides blanches au lieu des chevaux un peu lourds pour
ces fragilités d'aspect et de peintures, huit mules coif-
LE NABAB. : 219
fées de nœuds, de pompons, de sonnaille» d'argent et
caparaçonnées de la tête aux pieds de ces merveil-
leuses sparteries dont la Provence èemble avoir em-
prunté auxoMaures et perfectionné Tart délicat. Si le
bey n'était pas content, alors I
Le Nabab, Monpavoin, le préfet, un des généraux
montèrent pour Taller dans le premier carrosse, lei
autres prirent place dans le second, dans des voitures
à ia suite. Les curés, les maires, tout enflammés de la
bombance, coururent se mettre à la tète des orphéons
de leur paroisse qui devaient aller au devant du cor-
tège; et tout s*ébranla «ur la route de GifTas.
Il faisait un temps superbe, mais chaud et lourd, en
avance de trois mois sur la saison, comme il arrive
souvent en ces pays impétueux où tout se hâte, où tout
arrive avant Theure, Quoiqu'il n'y eût pas un nuage
visible, Timmobilité de l'atmosphère, où le vent
venait de tomber subitement comme une voile qu'on
abat, l'espace ébloui, chauffé à blanc, une solennité
silencieuse planant sur la nature, tout annonçait un
orage en train de se former dans quelque coin de l'ho-
rizon. L'immense torpeur des choses gagnait peu à peu
les êtres. On n'entendait que les sonnailles des mules
allant d'un amble assez lent, la marche rhythmée et
lourde sur la poussière craquante des bandes de chan-
teurs que Gavdailhac disposait de distance en distance,
et de temps à autre, dans la double haie grouillante
qui bordait le chemin au loin déroulé, un appel, des
voix d'enfants, le cri d'un revendeur d'eau fraîche,
accompagnement obligé de toutes les fêtes du Midi en
plein air.
a Ouvrez donc votre côté, général, on étouffe, » disait
Monpavon, cramoisi, craignant pour sa peinture; et
220 LE xNABAB.
les glaces abaissées laissaient voir aa bon populaire
^es bauts fonctionnaires épongeant leurs faces augustes, »
congestionnées, angoissées par une même expression
d'attente, attente du bey, de Torage, attenta de quelque
cbose enfin. ^
Encore un arc de triomphe. C'était Giffas et sa longue
rue caillouteuse jonchée de palmes vertes, ses vieilles
maisons sordides tapissées de fleurs et de tentures.
En dehors du village, la gare, blanche et carrée,
posée comme un dé au bord de la voie, vrai type de la
petite gare de campagne perdue en pleines vignes,
n'ayant jamais personne dans son unique salle, quel-
quefois une vieille à paquets, attendant dans un coin,
venue trois heures d'avance.
En l'honneur du bey, la légère bâtisse avait été cha-
marrée de drapeaux, de trophées, ornée de tapis, de
divans, et d'un splendide buffet dressé avec un en-cas
et des sorbets tout prêts pour l'Altesse. Une fois là, le
Nabab descendu de carrosses sentit se dissiper cette
espèce de malaise inquiet que lui aussi, sans qu'il sût
pourquoi, éprouvait depuis un moment. Préfets, géné-
raux, députés, habits noirs et fracs brodés se tenaient
sur le large trottoir intérieur, formant des groupes
imposants, solennels, avec ces bouches en rond, ces
balancés surplace, ces haut-le-corps prudhommesque»
d'un fonctionnaire public qui se sent regardé. Et vous
pensez si l'on s'écrasait le nez dehors contre les vitres
pour voir toutes ces broderies hiérarchiques, le plas-
tron de Monpavon qui s'élargissait, montait comme
un soufflé d'œufs à la neige, Gardailhac haletant,
donnant ses derniers ordres, et la bonne face de Jan-
soulet, de leur Jansoulet, dont les yeux étinceianls
eatre les joues bouffes et tannées semblaient deux
LE NABAB. S91
gros clous d or dans la gaufrure d*un cuir de Gor-
doue. Tout à coup des sonneries électriques. Le chef
de gare tout flambant accourut sur la voie : « Mes^
sieurs, le train est signalé. Dans huit minutes, il sera
ici... » Tout le monde tressaillit. Puis un même mou-
vement instinctif Attirer du gousset toutes les montres...
Plus que six minutes... Alors, dans le graiid silence,
quelqu'un dit : « Regardez donc par là. » Sur la droite,
du côté par où le train allait venir, deux grands coteaux
chargés de vignes formaient un entonnoir dans lequel
la voie s'enfonçait, disparaissait comme engloutie. Bn
ce moment tout ce fond était noir d'encre, obscurci pai
an énorme nuage, barre sombre coupant le bleu du
ciel à pic, dressant des escarpements, des hauteurs de
falaises en basalte sur lesquelles la lumière déferlait
toute blanche avec des pàlissements de lune. Dans la
solennité de la voie déserte, sur cette ligne de rails silen-
cieuse où l'on sentait que tout, à perte vue, se rangeait
pour le passage de l'Altesse, c'était eflrayant cette
falaise aérienne qui s'avançait, projetant son ombre
devant elle avec ce jeu de la perspective qui donnait
au nuage une marche lente, majestueuse, et à son
ombre la rapidité d'un cheval au galop. « Quel orage
tout à l'heure I... » Ce fut la pensée qui leur vint à tous;
mais ils n'eurent pas le temps de l'exprimer, car un
sifflet strident retentit, et le train apparut au fond du
•ombre entonnoir. Vrai train royal, rapide et court,
chargé de drapeaux français et tunisiens, et dont la
locomotive mugissante et fumante, un énorme bouquet
de roses sur le poitrail, semblait la demoiselle d'hon-
Beur d'une noce de Léviathans.
Lancée à toute volée, elle ralentissait sa marche
•n approchant. Les fonctionnaires se groupèrent, se
19.
88» LE ^ABAB.
Fedressant, assmrant lestées, ajustant les faax-cols,
tandis que Jansoulét allait au-devant du train, le long
de la voie, le sourire obséquieux aux lèvres et le dos
arrondi déjà pour le : « Salem alek. » Le convoi con-
tinuait très-lentement. Jansoulét crut qu'il s'arrêtait et
*mit la main sur la portière du wagon royal étincelant
d*or sous le noir du ciel ; mais Télan était trop fort sans
doute, le train avançait toujours, le Nabab marchant à
c6té, essayant d'ouvrir cette maudite portière qui tenait
ferme^ et de l'autre main faisant un signe de comman-
dement à la machine. La machine n'obéissait pas. « Ar-
rêtez donc! » Elle n'arrêtait pas. Impatienté, il sauta
sur le marchepied garni de velours et avec sa fougue
un peu impudente qui plaisait tant à Tancien bey, il
cria, sa grosse tête crépue à la portière :
« Station de Saint-Romans, Altesse. »
Tous savez, cette sorte de lumière Tague qu'il y a
dans le rêve, cette atmosphère décolorée et vide, où
tout prend un aspect de fantôme^ Jansoulét en fut brus-
quement enveloppé, saisi, paralysé. Il voulut parler,
les mots ne venaient pas ; ses mains molles tenaient
leur point d'appui si faiblement qull manqua tomber à
la renverse. Qu'avait-il donc vu? A demi couché sur un
divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude
8B belle tête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse
et noire, le bey, boutonné haut dans sa redingote orien-
tale, sans autres ornements que le largo cordon de la
Légion d'honneur en travers sur sa poitrine et l'ai-
grette en diamant de son bonnet, s'éventait, impassible,
avec un petit drapeau de sparterie brodée d'or. Deux
aides de camp se tenaient debout près de lui ainsi qu'un
ingénieur de la compagnie. En face, sur un autre divan»
dans une attitude respectueuse, mais favorisée, puis-
LE NABAB. tS3
qn*il8 étaient les seuls assis devant le bey, jannes tons
deax, leurs grands favoris tombant sur la cravate
blanche, d^ux hiboux, Tun gras et l'autre maigre...
C'était Hemerlingue père et fils, ayant reconquis TAl-
tesse et remmenant en triomphe à Paris... L'horrible
rèyel Tous ces gens-)à, qui connaissaient bien Jan-
Boulet pourtant, le regardadent froidement comme d
son VàJage ne leur rappelait rien... Blême à faire pitié,
la sueur au front, il bégaya : « Mais, Altesse, vous ne
descendez... » Un éclair livide en coup de sabre suivi
d'un éclat de tonnerre épouvantable lui coupa la parole.
Mais l'éclair qui brilla dans les yeux du souverain lui
parut autrement terrible. Dressé, le bras tendu, d'une
voix un peu gutturale habituée à rouler les dures syl-
labes arabes, maià dans un français très>pur, le bey le
foudroya de ces paroles lentes et préparées :
ce Rentre chez toi, Mercanti. Le pied va où le cœur
le mène, le mien n'ira jamais chez l'homme qui a volé
mon pays. »
Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit un signe :
« Allez ! » Et l'ingénieur ayant poussé un timbre élec-
trique auquel un coup de sifflet répondit , le train , qui
n'avait cessé de se mouvoir très-lentement, tendit et fit
craquer ses muscles de fer, et prit l'élan à toute va-
peur, agitant ses drapeaux au vent d'orage dans des
tourbillons de fumée noire et d'éclairs sinistres.
Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre, perdu, re-
gardait fuir et disparaître sa fortune, insensible aux
larges gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur
sa tète nue. Puis, quand les autres s'élançant vers lui
l'entourèrent, le pressèrent de questions : « Le bey ne
s'arrête donc pas? » Il balbutia quelques paroles sans
suite V. « Intrigu/3s de cour... Machination infâme... »
1S4 LE NABAB.
Et tout à coup, montrant le poing au train disparu, du
sang plein les yeux, une écume de colère aux lèvres,
il cria dans un rugissement de bête fauve :
« Canailles I...
— De la tenue, Jansouiet, de la tenue... »
Vous devinez qui avait dit cela , et qui — son bras
passé sous celui du Nabab — tâchait de le redresser, de
lui cambrer la poitrine à l'égal de la sienne, le condui-
sait aux carrosses au milieu de la stupeur des habits
brodés, et Vj faisait monter, anéanti, stupéfié, comme
un parent de défunt qu'on hisse dans une voiture de
deuil après la lugubre cérémonie. La pluie commençait
à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. On
s'entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin
du retour. Alors il se passa une chose navrante et co-
mique, une de ces farces cruelles du lâche destin acca-
blant ses victimes â terre. Dans le jour qui tombait,
l'obscurité croissante de la trombe, la foule pressée aux
abords de la gare crut distinguer une Altesse parmi
tant de chamarrures et, sitôt que les roues s'ébranle-
rent, une clameur immense, une épouvantable braillée
qui couvait depuis une heure dans toutes ces poitrines
éclata, monta, roula, rebondit de côte en côte , se pro-
longea dans la vallée : « Vive le bey 1 » Averties par ce
signal, les premières fanfares attaquèrent, les orphéons
partirent à leur tour, et le bruit gagnant de proche en
proche , de, Giflas à Saint- Romans la route ne fut plus
qu'une houle, un hurlement ininterrompu. Gardailhac,
tous ces messieurs, Jansouiet lui-même avaient beau se
pencher aux portières ^ faire des signes désespérés:
a Assez I... assez I » Leurs gestes se perdaient dans la
tumulte, dans la nuit; ce qu'on en voyait semblait un
excitant à crier davantage. Et je vous jure qu'il n'en
LE NÀBÀB. ■ 235
était nul besoin. Tous ces Méridionaux, 4ont on chauf-
fait Tenthousiasme depuis le matin , exaltés encore par
rénervement de la longue attente et de Torage, don-
naient tout ce qu'ils avaient de voix, d'haleine, de
bruyant enthousiasme, mêlant à Thymne de la Pro-
vence ce cri toujours répété qui le coupait comme un
refrain : « Vive le bey !... » La plupart ne savaient pas
du tout ce que c'était qu^un bey, ne se le figuraient même
pas, accentuant d'une façon extraordinaire cette appel-
lation étrange comme si elle avait eu trois b et dix y.
Mais c'est égal, ils se montaient avec cela, levaient les
mains, agitaient leurs chapeaux, s'émotionnaient de
leur propre mimique. Des femmes attendries s'es-
suyaient les yeux ; subitement, du haut d'un orme, des
cris suraigus d'enfant partaient : « Mama, mama, lou
vésé... Maman, maman, je le vois. » Il le voyait l...
Tous le voyaient, du reste; à l'heure qu'il est, tous
vous jureraient qu'ils l'ont vu.
Devant un pareil délire, dans l'impossibilité d'im-
poser le silence et le calme à cette foule , les gens des
carrosses n'avaient qu'un parti à prendre : laisser faire,
lever les glaces et brûler le pavé pour abréger ce dur
martyre. Alors ce fut terrible. En voyant lé cortège
courir, toute la route se mit à galoper avec lui. Au ron-
flement sourd de leurs tambourins, les farandoleurs de
Barbantane, la main dans la main, bondissaient, allant,
venant — guirlande humaine — autour des portières.
Les orphéons , essoufflés de chanter au pas de course ,
mais hurlant tout de même, entraînaient leurs porte-
bannières, la bannière jetée sur l'épaule ; et les bons
gros curés rougeai^ds, anhélants, poussant devant eux
leurs vastes bedaines surmenées , trouvaient encore la
force de crier dans l'oreille des mules, d'une voix sym-
ISO LE NABAB.
pathique et pleine d'effusion : « Vive notre bon beyl... •
La pluie sur tout cela, la pluie tombant par écuelles, en
paquets, déteignant les carrosses roses, précipitant en-
core, la bousculade, achevant de donner à ce retour
triomphal Taspect d*une déroute, mais d'une déroute
comique, mêlée de chants ^ de rires, de blasphèmes,
d'embrassades furieuses et de jurements infernaux,
quelque chose comme une rentrée de procession sous
l'orage, les soutanes retroussées, les surplis sur la tète,
le bon Dieu remisé à la hâte sous un porche.
Un roulement sourd et mou annonça au pauvre
Nabab immobile et silencieux dans un coin de son
carrosse qu'on passait le pont de bateaux. On arrivait.
« Enfin I ï» dit-il, regardant par les vitres brouil-
lées les flots écumeux du Rhône dont la tempête lui
semblait un repos après celle qu'il venait de traverser.
Mais au bout du pont, quand la première voiture attei-
gnit 1 -arc de triomphe, des pétards éclatèrent , les tam-
bours battirent aux champs, saluant l'entrée du mo-
narque sur les terres de son féal, et pour comble d'iro-
nie, dans le crépuscule, tout en haut du château , une
flambée de gaz gigantesque illumina soudain le toit de
lettres de feu sur lesquelles la pluie , le vent faisaient
courir de grandes ombres mais qui montraient encore
très-lisiblement : « Viv" L" B"Y M""HMED. »
« Ça, c'est le bouquet, » fit le malheureux Nabab
qui ne put s'empêcher de rire , d'un rire bien piteux ,
bien amer. Mais non, il se trompait. Le bouquet l'atten-
dait à la porte du château ; et c'est Amy Férat qui vint
le lui présenter, sortie du groupe des Ariésiennes qui
abritaient sous la marquise la soie changeante de leurs
jupes et les velours ouvrés des coiffes, en attendant la
premier carrosse. Son paquet de fleurs à la main , mo-"
■ •. .1-1.-,' . .y' .
LE NABAB. tV?
deste, les yeux baissés et le mollet fripon, la jolie co-
oàédienne s^élança à la portière dans une pose saluante,
presque agenouillée, qu'elle répétait depuis huit jours.
Au. lieu du bey, JansouLet descendit, raide, ému, passa
•ans seulement la voir. Et comme elle restait là, son
bouquet à la main , avec Tair béte d*une féerie ratée :
— Remporte tes fleurs, ma petite , ton affaire est
manquée^ Lui dit Gardailhac avec sa blague de Parisien
qui prend vite son parti des choses... Le bey ne vient
pas... il avait oublié son mouchoir, et comme c'est de
ça qu'il se sert pour parler aux dames, tu com-
prends... »
.^ ;1»,
Maintenant, c'est la nuit. Tout dort dans Saini-
Romans, après l'immense brouhaha de la journée. Une
pluie torrentielle continue à tomber, et dans le grand
parc où les arcs de triomphe, les trophées dressent va-
guement leurs carcasses détrempées, on entend rouler
des torrents le long des rampes de pierre transformées
en cascades. Tout ruisselle et s'égoutte. Un bruit d'eau,
an immense bruit d'eau. Seul dans sa chambre somp-
tueuse au lit seigneurial tendu de lampas à bandes
pourpres, le Nabab veille encore, marche à grands pas,
remuant des pensées sinistres. Ce n'est plus son affront
de tantôt qui le préoccupe, cet outrage public à la face
de trente mille personnes ; ce n'est pas non plus l'injure
sanglante que le bey lui a adressée en présence de ses j
mortels ennemis. Non, ce Méridional aux sensations
toutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles \
armes, a déjà rejeté loin de lui tout le venin de sa ran- j
cune» Et puis, les favoris des cours, par des exemples
fameux, sont toujours préparés à ces éclatantes dis-
grâces Ce qui épouvante c'est ce qu'il devine derrière
à
828 LB NABAB.
cet affront. Il pense que tous ses biens sont là-bas, mai-
sons, comptoirs, navires, à la merci du bey^ dans cet
Orient sans lois, pays du bon plaisir. Et, collant son
front brûlant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos,
les mains froides, il reste à regarder vaguement dans
la nuit aussi obscure, aussi fermée que son propre des-
tin.
Soudain un bruit de pas, des coups précipités à la
porte.
« Qui est làT
— Monsieur, dit Noël entrant à demi vêtu, une dé-
pêche très-urgente qu'on envoie du téilégrapbe par
estafette.
— Une dépêche!.,. Qu'y a-t-il encore ?••• »
Il prend le pli bleu et l'ouvre en tremblant. Le dieu,
atteint déjà deux fois, commence à se sentir vulnérable,
à perdre son assurance ; il connaît les peurs, les fai-
blesses nerveuses des autres hommes... Vite à la signa-
ture... ilfora... Est-ce possible?... Le duc, le duc, à
luil... Oui, c'est bien cela... M.,o,,r.,a,..
Et au-dessus :
Popolasca e$i mort. Éleetùms prêchâmes en Corse.
Voits êtes candidat officiel.
Député I... C'était le salut. Avec cela rien à craindre.
On ne traite pas un représentant de la grande nation
française comme un simple mercanti... Enfoncés les
Hemerlingue...
« 0 mon duc, mon noble duc! »
Il était si ému qu'il ne pouvait signer. Et tout à coop :
« Où est l'homme qui a porté cette dépêche? .
— Ici, monsieur Jansoulet, » répondit dans le toniâOÊ
mne bonne voix méridionale et familière.
D avait de la chance, le piéton.
LE NABAB. 229
« Entre, dit le Nabab. »
Et, lui rendant son reçu, il prit à tas, daiis ses poches
toujours pleines, autant de pièces d'or que ses deux
mains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du
pauvre diable bégayant, éperdu, ébloui de la fortune
qui lui tombait en surprise dans la nuit de ce palais
féerique.
20
XII
UNE tLICTIOlt CORSE
Pouonegro» ptr Sanène.
« Je puis enfin vous donner de mes nouvellesi mon
cher monsieur Joyeuse. Depuis cinq jours que nous
sommes en Corse, nous avons tant couru, tant parlé, si
souvent changé de voitures, de montures, tantôt à
mulet, tantôt à âne, ou même à dos d'homme pour tra-
verser les torrents, tant écrit de lettres, apostille de
demandes, visité d'écoles, donné de chasubles, de
nappes d'autel, relevé de clochers branlants et fondé
de salles d'asiles, tant inauguré, porté de toasts, ab-
sorbé de harangues, de vin de Talano et de fromage
blanc, que je n'ai pas trouvé le temps d'envoyer un
bonjour afTectueux au petit cercle de famille autour de
la grande table où je manque voilà deux semaines.
Heureusement que mon absence ne sera plus bien
longue, car nous comptons partir après-demain et ren
Iror à Paris d'un trait. Au point de vue de l'élection, je
crois que notre voyage a réussi. La Corse est un admi-
rable pays, indolent et pauvre, mélangé de misères et
de fiertés qui font conserver aux familles nobles ou
LK NABAB. 931
bourgeoises une certaine apparence aisée au prix même
des plus douloureuses privations. On parle ici très-
sérieasemeht de la fortune de Popolasca» ce député
besoigneux à qui la mort a volé les cent mille francs
que devait lui rapporter sa démission en faveur du
Nabab. Tous ces gens-là ont, en outre, une rage de
places, une fureur administrative» le besoin de porter
un uniforme quelconque et une casquette plate sur
laquelle on puisse écrire : « employé du gouverne*
ment. » Vous donneriez t ehoisir à un paysan Corse
entre la plus riche ferme en Beauce et le plus humble
baudrier de garde champêtre, il n'hésiterait pas et
prendrait le baudrier. Dans ces conditions-là, vous pen-
sez si un candidat disposant d'une fortune personnelle
et des faveurs du gouvernement a des chances pour être
élu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il, surtout sll réussit
dans la démarche qu'il fait en ce moment et qui noua
a amenés ici à Tunique auberge d'un petit pa3rs appelé
Pozzonegro (puits noir), un vrai puits tout noir de ver-
dure, cinquante maisonnettes en pierre rouge serrées
autour d'un long clocher à l'italienne, au fond d'un
ravin entouré de côtes rigides, de rochers de grès coloré
qu'escaladent d'immenses forêts de mélèzes et de gené-
vriers. Par ma fenêtre ouverte, devant laquelle j'écris,
je vois là-haut un morceau de bleu, l'orifice du puits
noir; en bas, sur la petite place qu'ombrage un vaste
noyer, comme si l'ombre n'était pas déjà assez épaisse,
deux bergers vêtus de peaux de bêtes en train de jouer
aux cartes, accoudés à la pierre d'une fontaine. Le jeu,
c*e8t la maladie de ce pays de paresse, où Ton fait faire
la moisson par les Lucquois. Les deux pauvres diables
que j'ai là' devant moi ne trouveraient pas un Ii«ard au
fond de leur poche; l'un joue son couteau, l'autre un
S8f LE NABAB.
fromage enveloppé de feuilles de vigne, les deux enjeax
posés à côté d'eux sar le banc. Un petit curé fume son
cigare en les regardant et semble prendre le pins vif
intérêt à leur partie.
« Et c'est tout, pas un bruit alentour, excepté les
gouttes d'eau s'espaçant sur la pierre, Texclamation
d'un des joueurs qui jure par le sango del seminarto, et
au-dessous de ma chambre, dans la salle du cabaret,
la voix chaude de notre ami, mêlée aux bredouillements
de l'illustre Paganettî, qui lui sert d'interprète dans sa
conversation avec le non moins illustre Piedigiiggio.
a M. Piedigriggio (Pied gris) est une célébrité locale.
C'est un grand vieux de soixante et quinze ans, encore
très- droit dans son petit caban où tombe sa longue
barbe blanche, un bonnet catalan en laine brune sur
ses cheveux blancs aussi, à la ceinture une paire de
ciseaux, dont il se sert pour couper son ,tabac vert, en
grandes feuilles, dans le creux de sa main; l'air véné-
rable, en somme, et quand il a traversé la place, ser-
rant la main au curé, avec un sourire de protection aux
deux joueurs, je n'aurais jamais cru voir ce fameux
bandit Piedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le mor
quù dans le Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne
et la gendarmerie, et qui, aujourd'hui, grâce à la pres-
cription dont il bénéficie, après sept ou huit meurtres à
coups de fusil et de couteau, circule tranquillement
dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d'une im-
portance considérable. Voici pourquoi : Piedigriggio a
deux fils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont
joué de l'escopette et tiennent le maquis à leur tour.
Introuvables, insaisissables comme leur père l'a été
pendant vingt ans, prévenus par les bergers des mou-
vements de la gendarmerie, dès que celle-ci quitte un
JÛE NABAB.
village, les bandits y foat leur apparition. L'aîne, Sci-
pion, est venu dimanche dernier entendre la messe à
Pozzonegro. Dire qu*on les aime, et que la poignée de
main sanglante de ces miséraUes est agréable à tous
ceux qui la reçdiVent, ce serait calomnier les pacifiques
habitants de cette commune ; mais on les craint et leur
volonté fait loi.
« Or, voilà que les Piedigriggio se sont mis dans
ridée de protéger notre concurrent aux élections, pro-
tection redoutable, qui peut faire voter deux cantons
entiers contt*e nous, car les coquins ont les jambes
aussi longues, à proportion, que la portée de leurs
fusils. Nous avons naturellement les gendarmes pour
nous, mais les bandits sont bien plus puissants. Gomme
nous disait notre aubergiste, ce matin : « Les gen-
darmes, ils s*en vont, ma les bandtttt, ils restent. » De-
vant ce raisonnement si logique, nous avons compris
qu'il n'y avait qu'une chose à faire, traiter avec les
Pieds-Gris, passer un forfait. Le maire en a dit deux
mots au vieux, qui a consulté ses fils, et ce sont les
conditions du traité que l'on discute en bas. D'ici, j'en-
tends la voix du gouverneur : « Allons, mon cher ca-
marade, tu sais, je suis un vieux Gorse, moi... » Et
puis les réponses tranquilles de l'autre, hachées en
môme temps que son tabac par le bruit agaçant des
grands ciseaux. Le cher camarade ne m'a pas l'air
d'avoir confiance ; et, tant que les écus n'auront pas
sonné sur la table, je crois bien que l'affaire n'avancera
pas.
<x G'est que le Paganetti est connu dans son pays
natal. Ge que vaut sa parole est écrit sur la place de
Cotte, qui attend toujours le monument de Paoli, dans
les vastes champs de carottes qu'il a trouvé moyen de
20.
m LK NÀBÀB.
planter sur cette tle dlthaque, an sol dar, dans les
porte-monnaie flasques et Vides de tons ces malheureux
curés de village, petits bourgeois, petits nobles, dont il
a croqué les maigres épargnes en faisant luire à leurs
jeux de chimériques combinaztone. Vraiment, pour qu'il
ait osé reparaître ici, il faut son aplomb phénonfiénal et
aussi les ressources dont il dispose maintenant pour
eonper court aux réclamations.
« En définitive, qu'y a-t-il de vrai dans ces fabuleux
travaut, entrepris par la Caisse terrtéon'cUe?
« Rien.
« Des mines qui n*affleurent pas, qui n'affleùreronî
lamais, puisqu'elle^ n'existent que sur le papie»; des
carrières, qui ne connaissent encore ni le pic ni la
poudre, des landes incultes et sablonneuses, qu'on ar-
pente d'un geste en vous disant : « Nous commençon»
là ... et nous allons jusque là-bas, au diable. » De même»
pour les forêts, tout un côté boisé du Monte- Rotondo,.
qui nous appartient, paratt-il, mais où les coupes sont
impraticables, à moins que des aéronautes y fassent
l'office de bûcherons. De même, pour les stations bal-
néaires, parmi lesquelles ce misérable hameau de Pozzo-
negro est une des plus importantes, avec sa fontaine
dont Paganetti célèbre les étonnantes propriétés ferru-
gineuses. De paquebots, pas l'ombre. Si, une vieille
tour génoise, à demi ruinée, au bord du golfe d'Ajaccio^
portant au-dessus de l'entrée hermétiquement clof^e
cette inscription sur un panonceau dédore : « Agence
Paganetti. Compagnie maritime. Bureau de renseigne-
ments. » Ce sont de gros lézards gris qui tiennent le
bureau, en compagnie d'une chouette. Quant aux che-
mins de fer, je voyais tous ces braves Corses auxquek
j'en parlais sourire d'un air malin, répondre par des
LB NABAB.
elig^ements d*yeux, des demi-mots, pleins de mystère;
et c'est seulement ce matin que j'ai eu Texplicatioii
excessivement bouffonne de toutes ces réticences.
« J'avais lu dans les paperasses que le gouverneur
agite de temps en temps sous nos yeux, comme ui
éventail à gonfler ses blagues, Tacte de vente d'une
carrière de marbre au lieu dit « de Taverna » à deux
heures de Pozzonegro. Profitant de notre passage id,
06 matin, sans rien dire à personne, j*enfourchai une
mule, et guidé par un grand drôle, aux jambes de cerf,
vrai tjrp^ de braconnier ou de contrebandier corse, sa
grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandou-
lière, je me rendis à Taverna. Après une marche
épouvantable à travers des roches crevassées, des
fondrières, des abîmes d'une profondeur insondable,
dont ma mule s*amusait malicieusement à suivre le
bord, comme si elle le découpait avec ses sabots, nous
sommes arrivés par une descente presque à pic au but
de notre voyage, un vaste désert de rochers, absolu-
ment nus, tout blancs de fientes de goélands et de
mouettes; car la mer est au bas, très-proche, et le
silence du lieu rompu seulement par l'afflux des vagues
et les cris suraigus de bandes d'oiseaux volant en rond.
Mon guide, qui a la sainte horreur des douaniers et des
gendarmes, resta en haut sur la falaise, à cause d'un
petit poste de douane en guetteur au bord du rivage ;
et moi je me dirigeai vers une grande bâtisse rouge qui
dressait dans cette solitude brûlante ses trois étages aux
vitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense
écriteau sur la porte vermoulue : Caisse territoriale.
Carr.,... &re.,. 54. » La tramontane, le soleil, la pluie,
ont mangé le reste.
« n y a eu là certainement un commencement d*ex*
930 LE NABAB.
ploitatioD, puisqu'on large troa carré, béant, taillé à
Temporte-pièce, s'ouvre dans le sol, montrant, comme
des taches de lèpre le long de ses murailles effritées,
des plaques rouges veinées de brun, et tout au fond,
dans les ronces, d'énormes blocs de ce marbre qu*on
appelle dans le commerce de la griotte^ blocs condam-
nés, dont on n'a pu tirer parti, faute d'une grande route
aboutissant à la carrière ou d'un port qui rendit la côte
abordable à des bateaux de chargement, faute sourtout
de subsides assez considérables pour l'un et l'autre de
ces deux projets. Aussi la carrière reste-t-elle abandon-
née, à quelques encablures du rivage, encombrante et
inutile comme le canot de Robinson avec les mêmes
vices d'installation. Ces détails sur l'histoire navrante
de notre unique richesse territoriale m'ont été fournir
par un malheureux surveillant, tout grelottant de fièvre,
que j'ai trouvé dans la salle basse de la maison jaune
essayant de faire rôtir un morceau de chevreau sur
Câcre fumée d'un buisson de lentisques.
« Cet homme, qui compose à lui seul le personnel de
(a Caisse territoriale en Corse, est le père nourricier de
Paganetti, un ancien gardien de phare à qui la solitude
ne pèse pas. Le gouverneur le laisse là un peu par cha-
rité et aussi parce que de temps à autre des lettres da-
tées de la carrière de Tavema font bon effet aux réu-
nions d'actionnaires. 7'ai eu beaucoup de mal à arracher
quelques renseignements de cet être aux trois quarts
sauvage qui me regardait avec méfiance, embusqué
derrière les poils de chèvre de son pelone; il m'a pour-
tant appris sans le vouloir ce que les Corses entendent
par ce mot chemin de fer et pourquoi ils prennent cet
airs mystérieux pour en parler. Comme j'essayais éb
savoir s'il avait connaÎMance d'un projet de route ferrée
LE NÂBAB. 937
dans le pays, le vieux, lui, n*a pas eu le sotirîre mali-
cieux de ses compatriotes, mais bien naturellement, de
sa voix rouillée et gourde comme une ancienne serrure
dont on ne se sert paç souvent, il m*a dit en assez bon
français :
« — Ohl moussiou, pas besoin de chemin de ferré
ici...
, « — C'est pourtant bien précieux, bien utile pour fa<
ciliter les communications. •• . .
« — Je ne vous dis pas au contraire; mais avec les
gendarmes, ça souffit chez nous...
« — Les gendarmes ?...
« — Mais sans doute..
« Le quiproquo dura bien cinq minutes, au bout des*
quelles je finis par comprendre que le service de la
police secrète s'appelle ici : « les chemins de fer. »
Gomme il y a beaucoup de Corses policiers sur le conti-
nent, c'est on euphémisme honnête dont on se sert, dans
leurs familles, pour désigner l'ignoble métier qulls
font. Vous demandez aux parents : « Où est votre frère
Ambrosini? Que fait votre oncle Barbicaglia? » Us vous
répondent avec un petit clignement d'oeil : « Il a un
emploi dans les chemins de ferré... » et tout le monde
sait ce que cela veut dire. Dans le peuple, chez les pay-
sans qui n'ont jamais vu de chemin de fer et ne se dou-
tent pas de ce que c'est, on croit très-sérieusement
que la grande administration occulte de la police impé*
riale n'as pas d'autre appellation que celle-là. Notre
agent principal dans le pays partage cette naïveté tou-
chante ; c'est vous dire l'état de la « Ligne d'Ajaccio à
Bastta^ en passant par Boni facto, Porto Vecchio, etc., »
ainsi qu'il est écrit sur les grands livres à dos vert de
la maison Paganetti. En définitive, tout l'avoir de la
238 LE NABAB.
banque territoriale fe résnme en quelques éeriteaiix,
deux antiques masures, le tout à peine bon pour figurer
dans le chantier de démolition de la rue, Saint-Ferdi-
nand, dont j'entends tous les soirs en m^endprmant les
girouettes grincer, les vieilles portes battre sur le vide...
« Mais alors où sont allées, où s*en vont encore les
sommes énormes que M. Jansoulet a versées depuis
einq mois, sans compter ce qui est venu du dehors at-
tiré par ce nom magique? Je pensais bien comme vous
que tous ces sondages, forages, achats de terrain, que
portent les livres en belle ronde, étaient démesurément
grossis. Mais comment .soupçonner une pareille impu-
dence ? Voilà pourquoi M. le gouverneur répugnait
tant à ridée de m'emmener dans ce voyage électoral...
Je n'ai pas voulu avoir d'explication immédiate. Mon
pauvre Nabab a bien assez de son élection. Seulement,
sitôt rentrés, je lui mettrai sous les yeux tous les détails
de ma longue enquête, et, de gré ou de forcé, je le ti-
rerai de ce repaire... Ils ont fini au-dessous. Le vieux
Piedigriggio traverse la place en faisant glisser le cou-
lant de sa longue bourse de paysan qui m'a Tair d'être
bien remplie. Marché conclu, je suppose. Adieu vite,
mon cher monsieur Joyeuse ; rappelez-moi à ces demoL
selles, et qu'on me garde une toute petite place autoar
de la table à ouvrage.
« PAtJL DE QÈBY »
Le tourbillon électoral <Yont Ils avaient été envelop-
pés en Corse passa la mer derrière eux comme un coup
de sirocco, les suivit à Paris, fit courir son vent de folie
dans l'appartement de la place Vendôme envahi du
matin au soir par l'élément habituel augmenté d'un ar-
rivage constant de petits hommes bruns comme des
LE NABAB. • 2a»
caroubes^ aux tètes régulières et barbues, les uns turbu-
Le&ta, bredouillants et bavards dans le genre de Paga-
Bettit les autres, silencieux, contenus et dogmatiques:
les deux type& delà race oÀ le climat pareil produit des
effets différents. Tous ces insulaires affamés, du fond de
teur patrie sauvage se donnaient rendez- vous à la table
da Nabab, dont la maisoa était devenue une auberge,
un reatauirant, un marché. Dans la salle à manger, où
le couvert restait m^is à demeure, il j avait toujours un
Cîorse frais débarqué ea train de casser une croûte^
avec la physionomie égarée et goulue d'un parent da
campagne.
La race hâbleuse et bruyante des agents électoraux
est la même partout; ceux-là pourtant se distinguaient
par quelque ehose de plus ardent, un zèle plus pas^
sionné, une vanité dindonnière, chauffée à blanc. Le
plus petit greffier, vérificateur, secrétaire de mairie,,
instituteur de village, parlait comme s'il eût eu derrière
lui tout un canton, des bulletins de vote plein les po>-
ehes de sa redingote râpée. Et le fait est que dans les
communes corses, Jansoulet avait pu s'en rendre
compte; les familles sont si anciennes, parties de si peu,
avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui
casse des caUloux sur les routes trouve moyen de rac-
crocher sa parenté aux plus grands per$»oQnages de
rile et dispose par là d'une sérieuse influence. Le tem-
pérament national, orgueilleux, sournois, intrigant, via>
dicatif, venant encore aggraver ces complications, ti
s'ensuit qu'il faut bien prendre garde Où Ton pose le
pied dans ces traquenards de fils tendus de lextréinité
d'un peuple à l'autre...
Le terrible, c'est que tous ces gens-là se jalousaient,
se détestaient, se querellaient en pleine table à propos
S40 LE NABAB.
de réléction, croisant des regards nom» serrant le
manche de leurs couteaux à la moindre contestation,
parlant très-fort tous à la fois, les uns dans le patois
génois sonore et dur, les autres dan% le français le plus
comique, s^étranglant avec des injures rentrées, se
jetant à la tète des noms de bourgades inconnues , des
dates d'histoires locales qui mettaient tout à coup entre
deux couverts deux siècles de haines familiales. Le
Nabab avait peur de voir ses déjeuners se terminer tra-
giquement et tâchait d*apaiser toutes ceo violences
avec la conciliation de son bon sourire. Mais Paganetti
le rassurait. Selon lui, la vendetta, toujours vivante en
Corse, n'emploie plus que très-rarement et dans les
basses classes le stylet et Tescopette. G*est la lettre
anonyme qui les remplace. Tous les jours, en effet, on
recevait place Vendôme des lettres sans signature dans
le genre de celle-ci :
« Monsieur Jansoulet, vous êtes si généreux que je
ne peux pas faire à moins de vous signaler le sieur
Bornalinco (Ange-Marie), comme un traître gagné aux
ennemis de vous; j'en dirai tout différentement de sbn
cousin Bornalinco (Louis-Thomas), dévoué à la bonne
cause, etc. »
Ou encore :
« Monsieur Jansoulet, je crains que votre élection
n'aboutirait à rien et serait mal fondée pour réussir, si
vous continueriez d'employer le nommé Gastirla (Josué),
du canton d'Omessa, tandis que son parent Luciani,
c'est rhomme qu'il vous faut... »
Quoiqu'il eût fini par ne plus lire aucune de ces mis-
sives, le pauvre candidat subissait l'ébranlement de
tous ces doutes, de toutes ces passions, pris dans un en*;
grenage d'intrigues menues, plein de terrenrs, de mé-
LE NABAB. Ul
fiances» anxieux, fiévreux, les nerfs malades, sentant
bien la vérité du proverbe corse : « Si tu veux grand
mal à ton ennemi, souhaite-lui une élection dans sa
famille. »
On se figure que le livre des chèques et les trois
grands tiroirs de la commode en acajou n'étaient pas
épargnés par cette trombe de sauterelles dévorantes
abattues sur les salons de « Mbussiou Jansoulet. » Rien
de plus comique que la façon hautaine dont ces braves
insulaires opéraient leurs emprunts, brusquement et
d*un air de défi. Pourtant ce n'étaient pas eux les plus
terribles, excepté pour les boites de cigares, qui s'en*
gloutissaient dans leurs poches, à croire qu'ils voulaient
tous ouvrir quelque « Civette » en rentrant au. pays.
Mais de même qu'aux époques de grande chaleur les
plaies rougissent et s'enveniment, l'élection avait donné
une recrudescence étonnante à la pillerie installée dans
la maison. C'étaient des frais de publicité considéra-
bles, les articles de Moëssard expédiés en Corse par
ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires,
avec des portraits, des biographies, des brochures, tout
le bruit imprimé qu'il est possible de îsÀre autour d'un
nom... Et puis toujours le train habituel des pompes
aspirantes établies devant le grand réservoir à millions.
Ici rOSuvre de Bethléem, machine puissante, procé-
dant par coups espacés, pleins d'élans... La Caisse ter-
rttonale^ aspirateur merveilleux, infatigable, à triple
et quadruple corps de pompe, de la force de plu-
sieurs milliers de chevaux; et la pompe Schwalbach,
et la pompe Bois-l'Héry , et combien d'autres encore,
ceMes-là énormes, bruyantes, les pistons effrontés, ou
bien sourdes, discrètes, aux clapets savamment huilés,
aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi ténues
21
us LE NABAB.
que ces trompes d*insectes dont la soif fait des piqûres
et qui déposent du venin à Tendroit où elles puisent
leur vie, mais toutes fonctionnant avec un même en-
semble, et devant fatalement amener, sinon une sé-
cheresse complète, du moins une baisse sérieuse de
niveau.
Déjà de mauvais bruits, encore vagues, avaient cir-
culé à la Bourse. Était-ce une manœuvre de i*ennemi,
de cet Hemeriingue auquel Jansoulet faisait une guerre
d*argent acharnée, essayant de contrecarrer toutes ses
opérations financières, et perdant à ce jeu de très-
fortes sommes, parce qu'il avait contre lui sa propre
fureur, le sang-froid de son adversaire et les mala-
dresses de Paganetti qui lui servait d'homme de paille?
En tout cas, Tétoile d*or avait pâli. Paul de Géry sa-
vait cela par le père Joyeuse entré comme comptable
chez un agent de change et très au fait des choses de
la Bourse; mais ce qui Teffrayait surtout, c'était l'agi-
tation singulière du Nabab, ce besoin de s'étourdir
succédant à son beau calme de force, de sérénité, et la
perte de sa sobriété méridionale, la façon dont il s'exci-
tait avant le repas à grands coups de rakt^ parlant
haut, riant fort, comme un gros matelot en bordée. On
sentait Thomme qui se surmène pour échapper à une
préoccupation visible cependant dans la contraction
subite de tçus les muscles de son visage au passage de
la pensée importune, où quand il feuilletait fiévreuse-
ment son petit carnet dédoré. Ce sérieux entretien,
cette explication décisive que Paul désirait tant avoir
avec lui, Jansoulet n'en voulait à aucun prix. Il passait
<%eA nuits au cercle, ses matinées au lit, et dès son ré*
veil avait sa chambre remplie de monde, des gens qui
lui parlaient pendant qu'il s'habillait, auxquels il ré-
LE NABAB. 24a
pondait le nez dans sa cuvette. Quand par miracle de
Géry le saisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la
parole par un : « Pas maintenant, je vous en prie... »
A la fin le jeune homme eut recours aux moyens hé*
roïques.
Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, en revenant
du cercle, trouva sur sa table, près de son lit, une petite
lettre qu'il prit d*abord pour une de ces dénonciations
anonjrmes qu'il recevait à la journée. C'était bien une
dénonciation, en efTet, mais signée, à visage ouvert,
respirant la loyauté et la jeunesse sérieuse de celui qui
l'avait écrite. De Géry lui signalait très-nettement
toutes les infamies, toutes les exploitations dont il était
entouré. Sans détour, il désignait les coquins par leur
nom. Pas un qui ne lui fût suspect parmi les commen-
saux ordinaires, pas un qui vînt pour autre chose que
voler ou mentir. Du haut en bas de la maison, pillage
et gaspillage. Les chevaux du Bois-lUéry étaient tarés,
la galerie Schwalbacb, une duperie, les articles de
Moëssard, un chantage reconnu. De ces abus effrontés,
Géry avait fait un long mémoire détaillé, avec preuves
à l'appui ; mais c'était le dossier de la Caisse territoriale
qu'il recommandait spécialement à Jansoulet, comme
le vrai danger de sa situation. Dans les autres affaires,
Kargent seul courait des risques ; ici, l'honneur était en
jeu. Attirés par le nom du Nabab, son titre de président
du conseil, dans cet infâme guet-apens, des centaines
d^actionnaires étaient venus, chercheurs d'or à la suite
de ce mineur heureux. Gela lui créait une responsabilité
effroyable, dont il se rendrait compte en lisant le dos-
sier de l'affaire, qui n'était que mensonge et floaerie
d'an bout à l'autre.
« Tous trouverez le mémoire dont je vous parle.
244 LE NABAB.
disait Paul de Géry en terminant sa lettre, dans le pre-
mier tiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont
jointes. Je n'ai pas mis cela dans votre chambre, parce
que je me méfie de Noël comme des autres. Ce soir, en
partant, je vous remettrai la clef. Car, je m'en vais,
mon cher bienfaiteur et ami, je m'en vais, plein de re-
connaissance pour le bien que vous m'avez fait, et
désolé que votre confiance aveugle m'ait empêché de
vous le rendre en partie* A l'heure qu'il est, ma con-
science d'honnête homme me reprocherait de rester
plus longtemps inutile à mon poste. J'assiste à un
désastre, au sac d'un Palais d'Été contre lesquels je ne
puis rien; mais mon cœur se soulève à tout ce que je
vois. Je donne des poignées de main qui me déshonorent.
Je suis votre ami, et je parais leur complice. Et qui
sait si, à force de vivre dans une pareille atmosphère,
je ne le serais pas devenu? »
^ Cette lettre, qu'il lut lentement, profondément, jusque
dans le blanc des lignes et l'écart des mots, fît au Nabab
une impression si vive, qu'au lieu de se coucher, il se
rendit tout de suite auprès de son jeune secrétaire.
Celui-ci occupait tout au bout des salons un cabinet de
travail dans lequel on lui faisait son lit sur un divan,
installation provisoire qu'il n'avait jamais voulu chan-
ger. Toute la maison dormait encore. En traversant les
grands salons en enfilade, qui, ne servant pas à des
' réceptions du soir, gardaient constamment leurs ri-
deaux ouverts, et s'éclairaient à cette heure des lueurs
vagues d'une aube parisienne, le Nabab s'arrêta,
frappé par l'aspect de souillure triste que son luxe
lui présentait. Dans l'odeur lourde de tabac et de
liqueurs diverses qui flottait, les meubles, les plafonds,
les boiseries apparaissaient déjà fanés et encore neufs.
Li2i 11IA0ÂB. S4k
Des taches sur les satins fripés, des cendres ternissant
les beaux marbres, des bottes marquées sur les tapis
faisaient songer à un immense wagon de première classe,
où s'incrustent toutes les paresses, les impatiences et
Vennui d'un long voyage, avec le dédain gâcheur du
public pour un luxe qu'il a payé. Au milieu de ce décor
tout posé, encore chaud de Fatroce comédie qui se
jouait là chaque jour, sa propre image reflétée dans
vingt glaces, froides et blêmes, se dressait devant lui,
sinistre et comique à la fois, dépaysée dans son vête-
ment d'élégance, les yeux bouffis, la face enflammée et
boueuse.
Quel lendemam visible et désenchantant à l'existence
folle qu'il menait I
Il s'abtma un moment dans de sombres pensées;
puis il eut ce coup d*épaules vigoureux qui lui était
fieunilier, ce mouvement de porte-balles par lequel il se
débarrassait des préoccupations trop cruelles, remettait
en place ce fardeau que tout homme emporte avec lui,
qui lui courbe le dos, plus ou moins, selon son courage
ou sa force, et entra chez de Géry, déjà levé, debout
en face de son bureau ouvert, où il classait des pape-
rasses.
« Avant tout, mon ami, dit Jansoulet en refermant
doucement la porte sur leur entretien, répondez-moi
tranchement à ceci. Est-ce bien pour les motifs expri-
més dans votre lettre que vous êtes résolu à me quitter?
N'y a-t-il pas là-dessous quelqu'une de ces infamies,
comme je sais qu'il en circule contre moi dans Paris?
Vous seriez, j'en suis sûr, assez loyal pour me prévenir
et me mettre à même de me... de me disculper devant
vous. »
Paul l'assura qu'il n'avait pas d'autres raisons pour
îl.
246 LE NABAB.
partir, mais que celles-là suffisaient certes, puisqu'il
s'agissait d'une affaire de conscience.
« Alors, mon enfant, écoutez-moi, et je suis sûr de
vous retenir... Votre lettre, si éloquente d'honnêtetét
de sincérité, ne m'a rien appris, rien dont je ne. sois
convaincu depuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c'est
TOUS qui aviez raison ; Paris est plus compliqué que je
ne pensais. Il m'a manqué en arrivant un cicérone hon-
nête et désintéressé, qui me mît en garde contre les
gens et les choses. Moi, je n'ai trouvé que des exploi-
teurs. Tout ce qu'il y a de coquins tarés par la ville a
déposé la houe de ses hottes sur mer tapis... Je les rer
gardaip tout à l'heure, mes pauvres salons. Us auraient
besoin d'un JBer coup de halai; et je vous réponds qu'il
sera donné, jour de Dieul et d'une rude poigne... Se^oie-
ment, j'attends pour cela d'être député. Tous ces gre-
dins me servent pour mon élection; et cette élection
m'est trop nécessaire pour que je m'expose à perdre la
moindre chance... En deux mots, voici la situation.
Non- seulement, le bey entend ne pas me rendre l'ar-
gent que je lui ai prêté, il y a un mois; mais à mon
assignation, il a répondu par une demande reconven-
tionnelle de quatre-vingts millions, chifl're auquel il
estime l'argent que j'ai soutiré à son frère... Gela, c'est
un vol épouvantable, une audacieuse calomnie... Ma
fortune est à moi, hien à moi... Je l'ai gagnée dans mes
trafics de commissionnaire. J'avais la faveur d'Ahmed;
lui-même m'a fourni l'occasion de m 'enrichir... Que
j'aie serré la vis quelquefois un peu fort, bien possible.
Mais il ne faut pas juger la chose avec des yeux d'Eu-
ropéen... Là^bas, c'est connu et reçu, ces gains énormes
que font les Levantins; c'est la rançon des sauvages
que nous initions au bien-être occidental... Ce misérable
LE NABAB. '247
Hemerlingue, qui suggère au bey toute cette persécution
contre moi, en a bien fait d'autres... Mais à quoi bon
discuter? Je suis dans la gueule du loup. En attendant
que j'aille m'expliquer devant ses tribunaux, — je la
connais, la justice d'Orient, — le bey a commencé par
mettre l'embargo sur tous mes biens, navires, palais et
ce qu'ils contiennent... L'affaire a été conduite très-
régulièrement, sur un décret du Conseil-Suprême. On
sent la patte d'Hemerlingue fils là-dessous... Si je suis^
député, ce n'est qu'une plaisanterie. Le Conseil rapporte
son décret, et l'on me rend mes trésors avec toutes
sortes d'excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout,
soixante, quatre-vingts millions, même la possibilité de
refaire ma fortune; c'est la ruine, le déshonneur, le
gouffre... Voyons, mon fils, est-ce que vous allez m'a-
bandonner dans une crise pareille?... Songez que je n'ai
que vous au monde... Ma femme? vous l'avez^vue, vous
savez quel soutien, quel conseil, elle est pour son
mari... Mes enfants? C'est comme si je n'en avais pas.
Je ne les vois jamais, à peine s'ils me reconnaîtraient
dans la rue... Mon horrible luxe a fait le vide des affec-
tions autour de moi, les a remplacées par des intérêts
effrontés... Je n'ai pour m'aimer que ma mère, qui est
loin, et vous, qui me venez de ma mère... Non, vous ne
me laisserez pas seul parmi toutes les calomnies qui
rampent autour de moi... C'est terrible, si vous saviez.. .
Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j'aperçois la
petite tête de vipère de la baronne Hemerlingue, j'en-
tends l'écho de ses sifflements, je sens le venin de sa
rage. Partout, des regards railleurs, des conversations
interrompues quand j'arrive, des sourires qui mentent
ou des bienveillances dans lesquelles se glisse un
pe« de pitié. Et puis des défections, des gens qui
S4S LB NABAB.
»*écarlent comme à rapproche d'un malheur. Ainù»
voilà Félicia Ruys, au moment d'achever mon buste,
qui prétexte de je ne sais quel accident pour ne pas
l'envoyer au Salon. Je n'ai rien dit, j'ai eu l'air de
croire. Mais j'ai compris qu'il y avait de ce côté encore
quelque infamie... Et c'est une grande déception pour
moi. Dans des crises aussi graves que celle que je tra«
verse, tout a son importance. Mon b^ste à l'Exposition,
signé de ce nom célèbre, m'aurait servi beaucoup dans
Paris... Mais non, tout craque, tout me manque... Vous
voyez bien que vous ne pouvez pas me manquer...
Xll[
UN JOUR DE SPLEEN
Cinq heures de l'après-midi. La pluie depuis le ma-
tin, un ciel gris et bas à toucher avec les parapluies,
un temps mou qui poisse, le gâchis, la boue, rien que
de la boue, en flaques lourdes, en traînées luisantes au
bord des trottoirs, chassée eh vain par les balayeuses
mécaniques, pax les balayeuses en marmottes, enlevée
sur d'énormes tombereaux qui remportent lentement
vers Montreuil, la promènent en triomphe à travers les
mes, toujours remuée et toujours renaissante, poussant
entre les pavés, éclaboussant les panneaux des voitures,
le poitrail des chevaux, les vêtements des passants,
mouchetant les vitres, les seuils, les devantures, à
croire que Paris entier va s'enfoncer et disparaître sous
cette tristesse du sol fangeux où tout se fond et se con-
fond. Et c'est une pitié de voir Tenvahissement de cette
souillure sur les blancheurs des maisons neuves, la
bordures des quais, les colonnades des balcons de
pierre... Il y a quelqu'un cependant que ce spectacle
réjouit, un pauvre être dégoûté et malade qxd, vautré
toat de son long sur la soie brodée d'un divan, la tête
sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehors
S50 LE NABAB.
contre les vitres ruisselantes et se délecte à toutes ces
laideurs :
« Vois-tu, ma fée, yoilà bien le temps qu'il me
hllait aujourd'hui... Regarde-les patauger... Sont-
Qs hideux, sont-ils salesl... Que de fange! Il y en a
partout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la
Seine, jusque dans le ciel... Ahl c'est bon la boue,
quand on est triste... Je voudrais tripoter là-dedaBS,
faire de la sculpture avec ça, une statue de cent pieds
de haut, qui s'appellerait : « Mon ennui. »
— Mais pourquoi t'ennuies-tu, ma chérie, dit avec
douceur la vieille danseuse, aimable et rose dans son
ftiateuii, où elle se tient très-droite de peur d'abîmer
sa coiffure encore plus soignée que d'habitude... N'as-tu
pas tout ce qu'il faut pour être heureuse? »
Et, de sa voix tranquille, pour la centième fois, elle
recommence à lui énumérer ses raisons de bonheur, sa
gloire, son génie, sa beauté, tous les hommes à ses
pieds, les plus beaux, les plus puissants; ohl oui, les
plus puissants, puisqu'aujourd'hui même... Mais un
miaulement formidable, une plainte déchirante du cha-
cal exaspéré par la monotonie de son désert, fait trem-
bler tout à coup les vitres de l'atelier et rentrer dans
son cocon l'antique chrysalide épouvantée.
Depuis huit jours, son groupe fini, parti pour l'expo-
sition, a laissé Félicia dans ce même état de prostration,
d'écœurement, d'irritation navrée et désolante. Il faut
toute la patience Inaltérable de la fée, la magie de ses
souvenirs évoqués à chaque instant pour lui rendre la
vie supportable à côté de cette inquiétude, de cette
eolère méchante qu'on entend gronder au fond des
silences de la jeune fille, et qui subitement éclatent
dam une parole amère, dans un « pouah » de dégoût
LX NABAB. »l
a propos de tout... Son groupe est hideux..» Personne
n*en parlera... Tous les critiques sont des ânes... Le
public? un goitre immense à trois étages de mentons...
Et pourtant, l'autre dimanche, quand le duc de Mora^
est venu avec le surintendant des beaux-arts voir son
exposition à Tatelier, elle était si heureuse, si fièredei
éloges qu*on lui donnait, si pleinement ravie de son
travail qu'elle admirait à distance comme d'un autre,
maintenant que Toutil n'établissait plus entre elle et
l'œuvre ce lien gênant à l'impai^tial jugement de
l'artiste.
Mais c'est tous les ans ainsi. L*atelier dépeuplé da
récent ouvrage, son nom glorieux encore une fois jeté
ap caprice imprévu du public, les préoccupations de
Félicia, désormais sans objet visible, errent dans tout
le vide de son cœur, de son existence de femme sortie
du tranquille sillon, jusqu'à ce qu'elle se soit reprise 4
un autre travail. Elle s'enferme, ne veut voir personne.
On dirait qu'elle se méfie d'eUe-mème. Il n'y a que le
bon Jenkins qui la supporte pendant ces crises. 0
semble même les tv^tchercher, comme s'il en attendait
cpielque chose. Dieu sait pourtant qu'elle n est pas
aimable avec lui. Hier encore il est resté deux heures
en face de cette belle en^Auyée, qui ne lui a seulement
pas une fois adressé la paro.^e. Si c'est là l'accueil qu'elle
réserve ce soir au grand personnage qui leur fait l'hon-
neur de venir dîner avec elles... Ici la douce Grenmita^
qui rumine paisiblement toutes ces pensées en regar-
dant le fin bout de ses souliers àbouffettes, se rappelle
subitement qu'elle a promis de confectionner une as-
siette de pâtisseries viennoises pour le dîner du person-
nage en question, et sort de l'atelier discrètement sur
la pointe de ses petits pieds.
£59 LE NABAB.
Toujours la pluie, toujouDS la boue, toujours le beau
sphinx accroupi, les yeux perdus dans l'horizon fan-
geux. A quoi pense-t-il ? Qu'est-ce qu'il regarde venir
là-bas par ces routes souillées, douteuses sous la nuit
qui tombe, avec ce pli au front et cette lèvre expressive
de dégoût? Est-ce son destin qu'il attend ? Triste destin
qui s'est mis en^ marche par un temps pareil, sans
crainte de l'ombre, de la boue...
Quelqu'un vient d'entrer dans l'atelier, un pas plus
lourd que le trot de souris de Constance. Le petit do-
mestique sans doute. Et Félicia, brutalement, sans
se retourner :
« Va te coucher... Je n'y suis pour personne...
— J'aurais bien voulu vous parler cependant, lui ré-
pond une voix amie. >>
Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque
rieuse devant ce visiteur inattendu :
Tiens I c'est vous, jeune Minerve... Gomment étes-
vous donc entré?
—Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes.
— Gela ne m'étonne pas. Constance est comme folle,
depuis ce matin, avec son dîner...
— Oui, j'ai vu. L'antichambre est pleine de fleurs.
Vous avez?...
— Ohl un dîner bête, un dîner officiel,. Je ne sais pas
^ comment j'ai pu... Asseyez-vous donc là; près de mol.
Je suis heureuse de vous voir. »
Paul s'assied, un peu troublé. Jamais elle ne lui a
paru si belle. Dans le demi-jour de l'atelier, parmi
l'éclat brouillé des objets d'art, bronzes, tapisseries, sa
pâleur fait une lumière douce, ses yeux ont des reflets de
pierre précieuse, et sa longue amazone serrée dessine
l'abandon de son corps de déesse. Puis elle parle d'un
^
LE NABAB.
ton si affectueux, elle semble si heureuse de cette visite.
Pourquoi est-il resté aussi longtemps loin d'elle? Voilà
près d*un mois qu'on ne Ta vu. Ils ne sont donc plni
amis? Lui s'excuse de son mieux. Les affaires, un
voyage. D'ailleurs, s'il n'est pas venu ici, il a souvent
parlé d'elle, ohl bien souvent, presque tous les jours.
a Vraiment ? Et avec qui?
— Avec... »
n va dire : « avec Aline Joyeuse... » mais une gêne
l'arrête, un sentiment indéfinissable, comme une pu-
deur de prononcer ce nom dans l'atelier qui en a en-
tendu tant d'autres. Il y a des choses qui ne vont pas
ensemble , sans qu'on sache bien pourquoi. Paul aime
mieux répondre par un mensonge qui Tamène droit m
but de sa visite :
a Avec un excellent homme à qui vous avez etamê
one peine bien inutile... Voyons, pourquoi ne lui ave»-
vous pas fini son buste, à ce pauvre Nabab?... C'était
un grand bonheur, une grande fierté pour lui ce buste
à l'exposition... Il y comptait. »
A ce nom du Nabab, elle s'est troublée légèrement :
« C'est vrai, dit-elle, j'ai manqué à ma parole... Que
voulez-vous? Je suis à caprices, moi... Hais mon désir
est bien de le reprendre un de ses jours... Voyez, le
linge est dessus, tout mouillé, pour que la terre ne
sèche pas...
— Et l'accident?. •• Ohl voas savez, nous n'y avons
pas cru...
— Vous avez eu tort... Je ne mens jamais... Une
ehute, un à-plat formidable... Seulement la glaise était
fraîche. J'ai réparé cela facilement. Tenez I »
ISlle enleva le linge d'un geste ; le Nabab surgit avee
sa bonne face tout heureuse d'être portraiturée, et si
22
m$ LE NABAB.
mrad, tellement « oature » que Paul eut un cri â'adnii-
mtion.
« N'est-ce pas qu*ll est bien? éitHsUe naïvement. ••
SncQre quelques retoucàeB ià et là...... (Elle avait pris
i*ébauc<hoir, la pettte éponge et poudsé la sellette dams
ce qjù restait de jcHir.) Ct) asvait r^aslTaine de quelques
heures ; mais il ne pourrait tmiîiMBni pas altor à l'expo-
sition. Nous sommes le 23*; tous les envois sont faits
depuis longtemps.
. — Bah L*. Avfic des .pnsteetkms... «
.Elle eut un froncemaiil de sonrcSs (fit tsa num^aiM
expression retcanbante de la èouohe :
M C'est -yiai... La protégée du skie di Mora... Ohl
Yaus n'-avez juts àeswn àe nmom défendre, le «aïs ee
qu'on dit et je m'en moque comme de ça... ( EUe^B^rojra
une boulette de glûse s'emplàtrar «ontre la tenture.)
Peut-être jnème qu'à foeee de supposer ee qui n'ost
pas.^. HLaiB laissons ià ees infarnses, dlit-eëe en rece-
vant sa petite tête arisAocratique... Je tiens à "vous &ire
li^laisir,' Minerve... Votre ami iraau Salon cette année. »
A ce moment, un parfum de caramel, de pâte càaade
envahit i'atélier^ù tombait le cré^usonle en iine ptous-
siène décolorante; et la fiôe«p{nriit, un plat de beignets
à la main, une vraie fée, parée, rajeunie, vêtue d'une
tonique blanche qui laissait à i'aîr,«oas des dentelés
jaunies, ses beaux bras de vieille femme, les bras,eeU)e
beauté qui meurt la dermène.
— Regarde mes kuchlen, mignonne, s'ils sont réussit»
cette fois... Ah I pardon, je n'avais pas vu que tu avais
du monde... Tiensl Mai» c'est M.^Paul... Oa va bien,
monsieur Paul ?..^ Goûtes donc un de mes gâteaux...
Jjlt l'aimable vieille, à qui ses atours semblaient pré-
er une vivacité extraordinaire, s'avançait en sautillant^
LE NABA».
foa assiette eu équilibre au bout de ses doigts de
poupée.
« LaÎBse-le donc, lui dit Félicia tranquillement...
1b loi en offriras à diner.
= — A dîner? »
La dfluiseitse fot si stapéfolte qu'elle nmnquit reii'vei^'
ser sa jc^e pâtisserie , soufflée, légère et excrilents
comme elle.
« liais ofd, je le garda à dhier «fec nous... Oh! je
^roua en prie, ajevta-t-etle a^ree une insistance partie»-
lière en voyant te mouTemenide refus du jeune homoM^
je TOUS en prie, ne me dites pas non... G*est un serriez
iTéritable que vous me rendez en restant ce soir...
▼oyons, je n'ai pa& hésité tout à l'heure, moi... »
Elle lui avait pris la main ; et vraiment. Ton sentait
one étrange disproportion entre sa demande et le Um
suppliant, anxieux, dont elle était faite. Paul se défendit
encore. Il n'était pas habillé... Gomment voulait-elle?.. .
Un dîner où elle avait du monde...
« Mon dînerf... Haïs- je le décommande... Toflà
comme je suis... Nous serons seuls tous les trois, «foe
Constance,
— Mais, Félicia, mon enfant, tu n*y songes pas... Kh
bien I Et le... l'autre qui va venir tout à l'heure.
— * Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu î
— Malheureuse, il est trop tard...
— Pas du tout. Six heures sonnent. Le dîner élaM
pmr sqit heures et demie.. . Tu vas vite lui fUre porter
fa.»
Elle écrivait, en hMe, sur un corn de table.
« Quelle étrange fille, mon Dieu, mon Dienl... nrar»>
■turait la danseuse tout ahurie, pendant que Félicia,
fmne, transfigurée, fermait joyeusement sa lettre.
156 LE NABAB.
— Voilà mon excuse faite... La migraine n'a pas été
iiiTentée pour Radour... »
Puis, la lettre partie :
« Ohl que je suis contente; la bonne soirée que nous
■lions passer... Embrasse-moi donc, Constance... Gela
ne nous tfmpôcbera pas de faire honneur ktesKuehUn,
•t nous aurons le plaisir de te voir dans une jolie toi-
lette qui te donne Tair plus jeune que moi. »
U n*en fallait pas tant pour faire pardonner par la
danseuse ce nouveau caprice de son cher démon et le
crime de lèse-majesté auquel on venait de Tassocier.
En user m cavalièrement avec un pareil personnage l' il
n'y avait qu'elle au monde, il n'y avait qu'elle... Quant
à Paul de Géry, il n'essayait plus de résister, repris de
cet enlacement dont il avait pu se croire dégagé par
l'absence et qui, dès le seuil de l'atelier, comprimait sa
volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu'il était
bien résolu à combattre.
Évidemment le dîner, un vrai dîner de gourmandise»
surveillé par l'Autrichtenne dans ses moindres détails»
avait été préparé pour un invité de grande volée.
Depuis le haut chandelier kabyle à sept branches de
bois sculpté qui rayonnait sur la nappe couverte de
broderies, jusqu'aux aiguières à long col enserrant les
vins dans des formes bizarres et exquises, l'appareil
somptueux du service, la recherche des mets aiguisés
d'une pointe d'étrangeté révélaient l'importance du con-
vive attendu, le soin qu'on avait mis à lui plaire. On
était bien chez un artiste. Peu d'argenterie, mais de
superbes faïences, beaucoup d'ensemble, sans le moindre
assortiment. Le vieux Rouen, le Sèvres rose, les cris-
tauxhoUandcds montés de vieux étains ouvrés serencon-
J
LE NABAB. S67
traient sur cette table comme sur un dressoir d'objets
rares rassemblés par un connaisseur pour le seul con-
tentement de son goût. Un peu de désordre par exemple
dans ce ménage monté au basard de la trouvaille. Le
merveilleux builier n'avait plus de bouchons. La salière
ébréchée débordait sur la nappe, et à chaque instant :
n Tiens 1 Qu'est devenu le moutardier?... Qu'est-ce
qu'il est arrivé à cette fourchette ? » Gela gênait un peu
de Géry pour la jeune maîtresse de maison qui, elle,
n'en prenait aucun souci.
Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l'aise
encore» c'était la préoccupation de savoir quel hôte pri-
vilégié il remplaçait à cette.table, que l'on pouvait trai-
ter à la fois avec tant de magnificence et un sans-façon
si complet. Malgré tout, il le sentait présent, offensant
pour sa dignité personnelle, ce convive décommandé,
n avait beau vouloir l'oublier ; tout le lui rappelait, jus-
qu'à la parure de la bonne fée assise en face de lui
et qui gardait encore quelques-uns des grands airs
dont elle s'était d'avance munie pour la circonstance
solennelle. Cette pensée le troublait, lui gâtait la joie
d'être là.
En revanche, comme 41 arrive dans tous les duos où
les unissons sont très-rares, jamais il n'avait vu
Pélicia si affectueuse, de si joyeuse humeur. C'était
une gaieté débordante, presque enfantine, une de cet
expansions chaleureuses qu'on éprouve le danger
passé, la réaction d'un feu clair flambant, après l'émo-
tion d'un naufragé. Elle riait de toutes ses dents, taqui-
nait Paul sur son accent , ce qu'elle appelait ses idées
bourgeoises. « Car vous êtes un affreux bourgeois, vous
savez.... Mais c'est ce qui me plaît en vous... C'est par
opposition sans doute, parce que je suis née sous on
«• LK NABAB.
pont, dans an coap de vent, que j*ai toujours aimé le-
natures posées, raisonnables.
-— Obi ma fille, qu'est-ee que tu vas faini erotrc
à M« Paul, que tu es née sous un pont?... disait
la b<Hine Grenmitz, qui ne pouyait se faire àTèxagéra-
tk>n de certaines images et prenait tout an pied de la
lettre.
— *- Lai8se4e croire ce qa*il voudra, ma fée... Nous ne
le visons pas pour mari... Je suis sûre qull ne voudrait
pas de ce monstre qu*on appelle une femme artisle. D
eroirsrït épouser le diable*.. Vous avez bien raison, Mi-
nerve... Uart est un despote. Il faut se donner à kd
tout entier. On met dans son œuvre ce qu*on a d'Ldéal,
d'énergie, d*bonnèteté, de conscience, si bien qu'il ne
VOQ» en reste plus pour la vie, et que le travail terminé
voas jette là sans force et sans boussole comme un pon-
ton dém&té à la merci de tons les flots... Triste acqui*
sition qu'une épouse pareille.
— Pourtant, hasarda timidement le jeune homme,
il me semble que Tart, m exigeant qu'il soit, ne peut
pas accaparer la femme à lui tout seul. Que ferait-elle
de ses tendresses, de ce besoin d'aimer, de se dévouer^
qui est en elle bien plus qu'en naos le mobile do tous
ses actes? »
Elle rêvai un moment avaifl de répondre.
« Vous avez peut-être: raison, sage Minerve... Le ftdt
ert qu'il y a des jours où ma vie sonne terriblement
erenx... J'y sens des trous, des profondeurs. Tout dis-
parait de ce que j'y jette pour la combler... Mes pins
beaux enthousiasmes artistiques s'engouffrent là-<iedans
et meurent chaque fois dans un soupir... Alors je pense
au mariage. Un mari, des enfants, un tas d'enfants qui
se rouleraient par l'atelier^ le nid à soigner pour tout
LE NABAB.
i, Ift aaUsfactioii de cette activité physique qiii
■laaq ue. à nos exi9ten€es d*art, des occupations régo^
Kères^ du train, des chants, des gaietés naïves> qui
i«iis foreeiraient à jouer au lieu de penser dans le yide,
dan» le noir, à rire devant un échec d*amour-propre, à
a*ètre qu'une môre satisfaite, le jour wl le public ferai!
éà vauH une artiste usée, finie.... »
Bt devant ceite Tision de tendresse la beauté de la
jeune Me prit uEse expression que Paul ne lui avail
jÉonaiâ vue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie
fioUe d'«Dport«r dans ses bras^ ce bel mseau saurai
rêvant du colombier, pour le défendre, Tabriter'daiis
IfancHifiSÛr d'un honnête homme.
ESle, sans le regarder, contmuait:
, « Je ne suis pa» si envolée que j*en ai l'air, allée.
Demandez à ma bonne marraine, quand elle m'a mise
en pension, si je ne me tenais- pa» droite à Talign»-
ment... Mais quel gâchia ensvitte dans ma vie... Si vom
«aviez quelle jeunesse j'ai eue , quelle précoce expé-
rience m'a fknè l'esprit , quelle confusion dans mon
jugement de petite fille du permis et du défendu, de la
faiBon el de la folie. L'art seul, célébré, discuté, res-
tait debout dans tout eela, et je me suis réfugiée eu
lui... C'est peut-être pourquoi je ne serai jamais qu'une
artiste, une femme en dehors des autres, une pauvre
amazone an cœur prisonnier dans sa cuirasse de fer,
laneée danv le combat comme un homme et condamnée
à vivre et à meurir en homme. »
Povirquot ne lui dit-iï pas alorv:
-w Brile guerrière, Mssez \it vos armes, revêtez la
rebeitottante et les grâces du gynécée. Je vous aime, je
vovt supplie , épousez-moi pour être heureuse et pour
me rendre heureux aussi.
160 LE NABAB.
Ah 1 voilà. U avait peur que Tautre, vous savez bien,
celui qui devait venir dîner ce soir et qui restait entre
eux malgré l'absence, Tentendit parler ainsi et fût en
droit da le railler ou de le plaindre pour ce bel élan.
i< En tout cas, je jure bien une chose , reprit-elle.
c*est que si jamais j'ai une fille, je tâcherai d'en faire
une vraie femme et non pas une pauvre abandonnée
comme je suis... Ohl tu scds, ma fëe, ce n'est pas pour
toi que je dis cela... T« as toujours été bonne avee
ton démon, pleine de soins et de tendresses... Mais
regardez-la donc comme elle est jolie, comme elle a
l'air jeune ce soir. »
Animée par le repas, les lumières", une de nés toi-
lettes blanches dont le reflet efface les rides, la Gren-
mitz renversée sur sa chaise tenait à la hauteur de ses
yeux mi-clos un verre de Château-Tquem venu de la
cave du Moulin-Rouge leur voisin ; et sa petite fri-
mousse rose, ses atours flottants de pastel reflétés dans
le vin doré, qui leur prêtait son ardeur piquante, rap-
pelaient l'ancienne héroïne des soupers fins à la sortie
du théâtre, la Grenmitz du bon temps, non pas auda-
cieuse à la façon des étoiles de notre opéra moderne,
mais inconsciente et roulée dans son luxe comme une
perle fine dans la nacre de sa coquille. Félicia, qui déci-
dément ce soir-là voulait plaire à tout le monde, la mit
doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fit racon-
ter une fois de plus ses grands triomphes de Gùelle, de
la Pén\ et les ovations du public, la visite des princes
dans sa loge, le cadeau de la reine Amélie accom-
pagné de si charmantes paroles. Ces gloires évo-
quées grisaient la pauvre fée, ses yeux brillaient, on
entendait ses petits pieds frétiller sous la tabfe comme
pris d'une frénésie dansante... Et en effet, le diner fini.
LE NABAB. 261
quand on fut retourné dans l'atelier, Constance com-
mença à marcher de long en large, à esquisser un pas,
une pirouette, tout en continuant de causer, slnterrom-
pant pour fredonner un air de ballet qu'elle rhythmait
d'un mouvement de la tête, puis, tout à ooup, se replia
sur elle-même et d'un bond fut à l'autre bout de l'atelier.
« La voilà partie, dit Félicia tout bas à de Géry...
Regardez. Gela en vaut la peine, vous allez voir danser
la Grenmitz. »
G'était charmant et féerique. Sur le fond delHmmense
pièce noyée d'ombre et ne recevant presque de clarté
que par le vitrage arrondi où la lune montait dans un
ciel lav6U)leu de nuit, un vrai ciel d'opéra, la silhouette
de la célèbre danseuse se détachait toute blanche,
comme une petite ombre falote, légère, impondérée,
volant bien plus qu'elle ne bondissait ; puis debout sur
ses pointes fines, soutenue dans l'air seulement par ses
bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante
où rien n'était visible que le sourire, elle s'avançait vi-
vement vers la lumière ou s'éloignait en petites sac-
cades si rapides qu'on s'attendait toujours à entendre
on léger bris de vitre et à la voir monter ainsi à reci^
Ions la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans
l'atelier. Ge qui ajoutait un charme, une poésie sin-
gulière à ce ballet fantastique, c'était l'absence de mO"*
sique, le seul bruit du rh3rthme dont la demi-obscurité
accentuait la puissance, de ce taqueté vif et léger , pas
plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale,
d'un dahlia qui se défeuille... Gela dura ainsi quelques
minutes, puis on entendit à son souffle plus court qu'elle
se fatiguait.
« Asssz, assez... Assieds-toi, dit Félicia. »;
Alors la petite ombre blanche s'arrêta au bord d*iin
LE NÂBÂB.
faateail, et resta là posée, prête à repartir, sonriant»
et haletante, jusqu'à ce que le sommeil la prit, se mit à
la bercer, à la balance doucement sans déranger sa
jolie pose, comme une libellule sur une branche de
mule trempant dans Tean et remuée par le couraaU.
Pendant qu'ils la regardaient dodelinant sur son. tam-
leuil:
« Pauvre petite fé», disait Félieia, veilà e» que j*al ev
de meilleur, de plus sérieux dans la vie comme amitié^
■nsvcgorde et tutelle... C'est, ce papillon qui m'a. servi
4e marraine;*. Élomiez*-voiis maintenant de» zigzags^
des envolements de moa esprit... Encore heureux que
je m'en sois tenue là... » f
Bt, tout à coup, avee une effusion joyeuse :
« Ah 1 Minerve, Minerve, je suis bien contente q»
vous soyez venu ce soir... Mais il ne faut plus me laisser
WL longtemps seule, voyez-vous^.... i'ai besoin d'avoir
près de moi un esprit droit comme le v^tre^ de voir xm
vrai visage au milieu des^ masques qui m'entourent.^
Un affreux bourgeois tout de même, fît-elle en riani^
et un provincial par-dessus le marché... Mais c'est égail
e*esl encore vous que j'ai le plus de plaisir à regarder.*,
El je erois que ma sympathie tient surtout à une chose.
Yoos me rappelez quelqu'un qui a été la grande affec-
tion de ma jeunesse, un petit être sérieux et raisonnable
lui aussi, cramponné au terre-à-terre de Texistenea^
mais y mêlant cet idéal que nous autres artistes mol
tons à part pour le aenl profit de nos œuvres... Des
dioees que vous dites me sonblent venir d'elle^.. ¥o»
êffez la même bouche de Biodèle antique. Est-ce o^
qui donne à vos paroles cette similitude? Je n'en sais
rien, mais à coup sûr» vous vo» ressembles... Yoos
ioiliB voir ». s
LB NABAB. «S»
Sur la table chargée de croquis et d'albuH» devant
laquelle elle était as&ise en face de lui, elle des&iimit
tout eu causant, le iront iucliué, ses cheveux friséB un
peu fous ombrant son admirable petite tête. Ce n'était
plus le beau monstre accroupi, an visage anxieux et
ténébreux, condamnant sa propre destinée ; mais imé
temme, une vraiefemme quiaimeet qui veiiiséduii»...
Cette fois, Paul oubliait ixHites ses méfiances devant
tant de sincérité et tant de gràœ. Il allait parler, per-
suader. La minute était décisive... liais la porte s'ouvrit,
et le petit domestique parut*.. M. le duc faisait deman-
der si Mademoiselle sQuf&ait toujours de sa inignaineee
soir...
« Toiyours aniant, j> dit-«lle aviac humeur.
Le domestique aorti, il y eut entre eux un moment de
silence, nn froid glacial. Paul s'était levé. Elle co&tî-
naaiJt sou croquis, ia tète toujours penchée.
Il fit quelques pas dane Tatelier ; puis rêvera vers la
table, il demanda doucement, bétonné de ee sentir si
calme.:
« C'est le duc dcMora qsi devait dtner ici?
— Oui... je m'ennuyais... un jour de spleen... Ces
journées-là sont mauvaises pour moi^..
— Est-ce que la duchesse devait venir?
— La duchesse?... Hion. Je ne la connais pas.
-^ £h bien! à votre plaoe^ je ne recevrais jamais chez
moi, «à ma table, un homme marié dont je ne verrait
pas la femme... Vous vous plaignez d'être une aban-
donnée; pourquoi vous abandonner vous-même?.^
Quand 4»n est sans reprodie, il faut se garder du soup<
çon... Est-ce que je vous fâche?
— Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien
de votre morale. Elle est droite et franche, celle-là;
$04 LE NABAB.
elle ne clignote pas comme celle des Jenkins... Je toqi
Tai dit, j'ai besoin qu'on me conduise... »
Et jetant devant lui le croquis qu'elle venait de ter-
miner :
« Tenez I voilà Tamie dont je vous parlais... Dne
affection profonde et sûre que j'ai eu la folie de laisser
perdre comme une gâcheuse que je suis... C'est elle que
j'invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait
prendre une décision, faire quelque sacrifice... Je me
disais : « Qu'en pensera-t-elle? » comme nous nous
arrêtons dans un travail d'artiste pour songer à quel-
que grand, à un de nos maîtres. .. U faut que voub Bojm
eela pour moi. Voulez- vous? »
Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d'Aline.
C'était elle, c'était bien elle, son profil pur, sa bouche
railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur
le col fin. Ah I tous les ducs de Mora pouvaient venk
maintenant. Félicia n'existait plus pour lui.
Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle
était bien comme ces magiciennes qui nouent et dé-
nouent les destins des hommes sans pouvoir rien sur
leur propre bonheur.
« Voulez-vous me donner ce croquis? » dit-il tout
bas, la voix émue.
— Très-volontiers... Elle est gentille, n'est-ce pas?...
Ah! ma foi, celle-là, si vpus la rencontrez, aimez-la,
épousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, à
défaut d'elle... à défaut d'elle... »
Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui set
grands yeux mouillés et rieurs» dont l'énigme n'avait
plus rien d'indéchiffrable.
H
XIV.
L'EXPOSITION
e Superbe 1...
— Un succès énorme. Barye n*a Jamais rien fait
aussi beau.
— Et le buste du Nabab r... Quelle merveille I C'est
Constance Crenmitz qui est heureuse. Regardez-la trot-
ter...
— Gomment 1 c'est la Crenmitz cette petite vieille
en mantelet d'hermine ?... Voilà vingt ans que je la
croyais morte. »
Ohl non, bien vivante au contraire. Ravie/ rajeunie
par le triomphe de sa filleule, qui tient décidément le
succès de l'Exposition, elle circule parmi la foule d'ar*
tistes, de gens du monde formant aux deux endroits où
sont expo3Ôs les envois de Félicia, comme deux masses
de dos noirs, de toilettes mêlées, se pressant, s'étouf-
fant pour regarder. Constance si timide d'ordinaire, se
glisse au premier rang, écoute les discussions, attrape
au vol des bouts de phrases, des formules qu'elle re-
tient, approuve de la tète, sourit, lève les épaules lors-
qu'elle entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le
premier qui n'admirerait pas.
u
266 LE NÂBÂB.
Que ce soit la bonne Grenmitz on une autre, vous la
Terrez à toutes les ouvertures du salon, cette silhouette
fartive rôdant autour des conversations, Tair anxieux,
TorelUe tendue; quelquefois un vieux bonh(imme
de père dont le regard voae remercie d'un mot aimable
dit en passant, ou pren«l une expression désolée
pour una épigramme qu'on lance à Tœuvre d'art
et qui va frapper un cœur derrière vous. Une 8gure à
ne pas oublier, certainement, si jamais quelque peintre
épris de modernité songeait à fixer sur une toile cette
manifestation bien typique de la vie parisienne, une
ouverture d'exposition dans cette vaste serre de le
sculpture, aux allées sablées de jaune,.à l'immense pla-
fond en vitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur
les tribunes du premier étage garnies de tètes penchées
qui i-egardént, de draperies flottantes in)provisée8.
Dans une lumière un peu froide, pâlie à ces tentoree
vertes du pourtour, où les rayons se raréfient, dirait-on»
pour laisser à la vne des promeneurs une certaine jus-
tesse recueillie, la foule lente va et vient, s'arrête, se
disperse sur les bancs, serrée par groupes, et pourtant
ruéiant les mondes mieux qu'aucune autre assemblée,
comme la saison mobile et changeante, à cette époque
de Tannée, confond toutes les parures, fait se frôler au
passage les ôeaidie& noires, la traîne impérieuse de la
grande dame venue poor voir l'effet de son portrait, et
les fourrures sibériennes de ractriœ retour <te Russie et
vouLint qu'on le sache bien.
Ici, pas de loges, de baignoires, de places réservées,
et c'est ce qui donne à cette première en plein jour un
si grand charme de curiosité. Les vr^des mondaine»
peuvent juger de près ces beautés peintes tant applau-
dies aux lumières; le petit chapeau, nouvelle forme,
*^
LE NABAB. S67
des miiTqmse» de Bois-rHéry croise la toilette plus que.
modeste de quelque femme ou fille d*artiste, tandis que
le modèle, qui a posé pour cette belle Andromède de
feutrée, passe victorieusement, habillée d'une jupe
itrap courte, de vêtements misérables jetés sur sa
beauté an^ec tous les foux plis de la mode. On s'étudie,
e&N s'admire, on se dénigre, on échange des regards
méprisants, dédaigneux on curieux, arrètésf tout à coup
«B passage d'une célébrité, de ce critique illustre qu'il
iflcms semble voir encore, tranquille et majestuetix, sa
lèle puissante encadrée de cheveux longd, faire le tour
des envois de sculpture, suivi d'une dizaine de jeunes
disciples penchés vers son autorité bienveillante. Si le
brait des voix se perd dans cet immense vaisseau, so-
Bore seulement aux deux voûtes de l'entrée et dis
la sortie, les visages y prennent une intensité étoiir
nante, un relief de mouvement et d'animation concen-
tvé surtout dans la vaste' baie noire du buffet , débor-
dante et gesticulante, les chapeaux clairs des femmeà,
les tabliers blancs du service éclatant sur le fond des
vêtements sombres, et dans la grande travée du milieu,
où le fourmillement en vignette des promeneurs fait cm
singulier contraste avec l'immobilité des statues expo-
sées, la palpitation insensible dont s'entourent leur
blancheur calcaire et leurs mouvements d'apothéose.
Ce sont des ailes figées dans un vol géant, une sphère
supportée par quatre figures allégoriques dont l'atti-
tude tournante présente une vague mesure de valse, un
ensemble d'équilibre donnant bien l'illusion de l'cn-
Iratnement de la terre ; et des bras levés pour un signal,
des; corps héroïquement surgis, contenant une allégo-
rie, un symbole qui les frappe de mort et d'immortalité,
les rend à l'histoire, à la légende, à ce monde idéal
S68 LE NABAB.
des musées qne yisite la curiosité ou radmiration des
peuples.
Quoique le groupe en bronze de Félicia n*eût pas las
proportions de ces grands morceaux, sa valeur excep-
tionnelle lui avait mérité de décorer un des ronds-points
du milieu, dont le public se tenait en ce moment à une
distance respectueuse, regardant par-dessus la haie
de gardiens et de sergents de ville le bey de Tunis et sa
suite, longs burnous aux plis sculpturaux qui mettaient
des statues vivantes en face des autres. Le bey, à Paris
depuis quelques jours et le lion de toutes les premières,
avait voulu voir Touverture de TExposition. C'était
a un prince éclairé, ami des arts, » qui possédait au
Bardo une galerie de peintures turques étonnantes, et
des reproductions chromo-lithographiques de toutes
les batailles du premier Empire. Dès en entrant, la vue
du grand lévrier arabe Tavait frappé au passage. C'é-
tait bien le slougui, le vrai slougui fin et nerveux de
son pays, le compagnon de toutes ses chasses. Il riait
dans sa barbe noire, tàtait les reins de Tanîmal, cares-
sait ses muscles, semblait vouloir Texciter encore, tan-
dis que les narines ouvertes, les dents à Tair, tous les
membres allongés et infatigables dans leur élasticité
vigoureuse, la bète aristocratique, la bête de proie, ar-
dente à Tamour et à la chasse, ivre de sa double ivresse,
les yeux fixes, savourait déjà sa capture! avec un petit
bout de langue qui pendait, aiguisant les dents d'un
rire féroce. Quand on ne regardait que lui, on se di-
sait : « 11 le tient! » Mais la vue du renard vous rassu-
rait tout de suite. Sous le velours de sa croupe lustrée,
félin, presque rasé à terre, brûlant le sol sans effort,
on le sentait vraiment fée, et sa tête fine aux oreilles
pointues qu'il tournait, tout en courant, du côté du lé-
i
/■
I
LE NàBAB. 909
vrier avait une expression de sécurité ironique qui
marquait bien le don reçu des dieux.
Pendant qu'un inspecteur dés beaux-aits, accouru
on toute hâte, harnaché de travers et chauve jusque
clans le dos, expliquait à Mohammed Tapologue du
a Chien et du Renard, » raconté au livret avec cette
légende : « Advint qu'ils se rencontrèrent, » et cette
indication : « Appartient au duc de Mora, » le gros
Hemerlingue, suant et soufflant à côté de TAltesse,
avait bien du mal à lui persuader que cette sculpture
magistrale était l'œuvre de la belle amazone qu'ils
avaientrencontrée la veille au Bois. Comment une femme
aux mains faibles pouvait-elle assouplir ainsi le bronze
dur, lui donner Tapparenée de la chair? De toutes les
merveilles de Paris, c'était celle qui causait au bey le
plus d'étonnement. Aussi s'informa-t-il auprès du fonc-
tionnaire s'il n'y avait rien autre à voir du même
artiste.
« Si fait, Monseigneur, encore un chef-d'œuvre... Si
Votre Altesse veut venir de ce côté, je vais la con-
duire. »
Le bey se remit en marche avec sa suite. C'étaient
tous d'admirables t3rpes, traits ciselés et lignes pures,
pâleurs chaudes dont la blancheur du haïck absorbait
jusqu'aux reflets. Magnifiquement drapés, ils contras- .
taient avec les biistes rangés sur les deux côtés de l'al-
lée qu'ils avaient prise, et qui, perchés sur leurs hautes
fcolonnettes, grêles dans l'air vide, exilés de leur mi-
lieu, de l'entourage dans lequel ils auraient rappelé
sans doute de grands travaux, une afl'ection tendre,
'une existence remplie et courageuse, faisaient la triste
mine de gens fourvoyés, très-penauds de se trouver là.
A part deux ou trois figures de femme, riches épaules
21.
ffO . LE NABAB.
encadrées de dentelles pétrifiées, chevelures de marbre
rendues avec ce flou qui leur donne des légèretés de
coifiTures poudrées, quelques profils d'enfant aux lignes
simples ovi le poli de la pierre semble une moiteur de
vie, tout le reste n*était que rides, plis, crispations et
grimaces, aos excès de travail, de mouvements, nos
nervosités et nos fièvres s*opposant à cet art de repos
et de belle sérénité.
Au moins la laideur du Nabab avait pour elle Téner-
gie, son côté aventurier et canaille, et cette expression
de bonté, si bien rendue par Tartiste, qui avait en
{e soin de foncer son plâtre d'une couche d'ocre
lui donnant presque le ton hâlé et basané du modèle.
Les Arabes firent, en le voyant, une exclamation étouf-
fée : « Bou-Saïd... » (le père du bonheur). C'était le
sunïom du Nabab à Tunis, comme l'étiquette de sa
chance. Le bey, lui, croyant qu'on avait voulu le mys-
tifier, de le conduire ainsi devant le mercanti détesté,
regarda Tinspectcur avec méfiance : '
« Jansouletî... dit-il de sa voix gutturale.
— Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveau
député de la Corse. .. »
Cette fois le bey se tourna vers Eemerlingue, le
sourcil froncé.
« Député? , '
— Oui, Monseigneur, depuis ce matin; mais rien
n'est encore terminé. »
Et le banquier, haussant la voix, ajouta en bre-
douillant : « Jamais une Chambre française ne voudra
le cet aventurier. »
N'importe I le coup était porté à l'aveugle confiance
du bey dans son baron financier. Il lui avait si bien
ffirmé que l'autre ne serait jamais élu , qu'on pouvait
LE NABAB. , tîi
agir librement et sans 'crainte, à son endroit. Et voîcî
qn'au lieu de riiomme taré, terrassé, un représentant
de la nation se dressait devant lui, un député dont les
Farâiens venaient admirer la figure de pierre ; cwt
pour rOriental, nne idée bonoriSque se mêlant maigri
tout à cette exposition publique, ce buste avait le pres-
tige d-une statue dominant une place. Plus< jaune en*
eore que de coutume, Hemerlingue s'aeeusait en loi*
même de maladresse et d'imprudence. Mais comment
se flttrait-il douté d*une cbose pareille 7 On lui avait as»
scnré que le buste n*était pas fini. Et, de fait, il se Iron^
voit là du matin même et semblait s'y trouver bien,
frémissant d'orgueil satis&it, aarjBpuant ses eimeDÙB
arvec le sourire bon enDaol de s» lèvre retroussée. Une
vraie revanche silencieuBe an désastre de Sadirt^Romana.
Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid, ansa
kapassible que Timage sculptée^ la fixa sans riea dire,
te front partagé d'un pli ctroit oti les eoartisans seab
poavaient lire sa colère; puis,, aprèst deux mots rapides
en arabe pour demander les voitures et rassembler la
suite dispersée, il s'acbemina grasremeiit vers la sortie
sans vouloir plus rien regarder... Qui dira ce qui si
passe dans ces augustes cervelles blasées de puisseuiee?
Déjà nos souverains d'Occident ont des fantaisies in-
cantpréfaensibles; maii& ce n'est rien à côté des eaprtees
arientaux. M. Tinspecteur cfces Beaux- Art», qui comp-
tait bien montrer toute l'exposition à Son Altesse et ga-
gner à cette promenade le joli ruban rouge et vert du
Nicbam-Iflikahr, ne sut jamais le secret de cette saa-
daine fuite.
Au moment où les haïcks blancs disparaissaient sou
le porcbe, juste à temps pour Yoîr flotter leurs damier
plis« le Nabab faisait son entrée par la porte du miljsa«
r72 LE NABAB.
Le matin, il avait reçu la nouvelle : « Élu à une éerOf
$ante majorité; » et après un plantureux déjeuner, où
Ton avait fortement toasté au nouveau député de la
Corse, il ^'enait, avec quelques-uns de ses convives, se
montrer, se voir aussi, jouir de toute sa gloire nou-
velle.
La première personne qu*ll aperçut en arrivant, ce
fut Félicia Ruys, debout, appuyée au socle d*une statue»
entourée de compliments et d*hommages auxquels il se
h&ta de venir mêler les siens. Elle était simplement
mise, drapée dans un costume noir brodé et chamarré
de jais, tempérant la sévérité de sa tenue par un scin-
tillement de reflets et Téclat d'un ravissant petit cha-
peau tout en plumes de lophophores, dont ses cheveux
frisés fin sur le front, divisant la nuque en larges ondes,
semblaient continuer et adoucir le chatoiement.
Une foule d'artistes, de gens du monde s'empres-
saient devant tant de génie allié à tant de beauté; et
Jenkins, la tète nue, tout bouffant d'effusions chaleu-
reuses, s'en allait de l'un à l'autre, raccolant les en-
thousiasmes, mais élargissant le cercle autour de cette
jeune gloire dont il se faisait à la fois le gardien et le
coryphée. Sa femme s'entretenait pendant ce temps
avec la jeune fille. Pauvre madame Jenkinsl On lui
avait dit de cette voix féroce qu'elle seule connaissait :
« Il faut que vous alliez saluer Félicia... » Et elle y était
allée, contenant son émotion; car elle savait mainte-
nant ce qui se cachait au fond de cette affection pater-
nelle, quoiqu'elle évitât toute explication avec le doc-
teur, comme si elle en avait craint l'issue.
Après madame Jenkins, c'est le Nabab qui se pré-
cipite, et prenant entre ses grosses pattes les deux
mains long et finement gantées de l'artiste, exprime
LE NÂBAB. 273
sa reconnaissance avec une cordialité qui loi met à
lui-même des larmes dans les yeilx.
« G*est un grand honneur que tous m'avez fait,
Mademoiselle, d'associer mon nom au vôtre, mon
humble personne à votre triomphe, et de prouver à
toute cette vermine en train de me ronger les talons
que vous ne croyez pas aux calomnies répandues sur
mon compte. Vrai, c'est inoubliable. J'aurai beau cou-
vrir d'or et de diamants ce buste magnifique, je vous
le devrai toujours... »
Heureusement pour le bon Nabab, plus sensible
qu'éloquent, il est obligé de faire place à tout ce
qu'attire le talent rayonnant, la personnalité en vue :
des enthousiasmes frénétiques qui, faute d'un mot pour
s'exprimer, disparaissent comme ils ^ont venus, des
admirations mondaines, animées de bonne volonté,
d'un vif désir de plaire, mais dont chaque parole est
une douche d'eau froide, et puis les solides poignées de
main des rivaux, des camarades, quelques-unes très-
franches, d'autres qui vous communiquent la mollesse
de leur empreinte; le grand dadais prétentieux dont
l'éloge imbécile doit vous transporter d'aise et qui, pour
ne point trop vous gâter, l'accompagne « de quelques
petites réserves », et celui, qui en vous accablant de
compliments, vous démontre que vous ne savez pas
le premier mot du métier, et le bon garçon affairé
qui s'arrête juste le temps de vous dire dans l'oreille
« que Chose, le fameux critique, n'a pas l'air content. »
Félicia écoutait tout avec le plus grand calme,
Boulevéje par son succès au-dessus des petitesses de
l'envie, et toute fière quand un vétéran glorieux,
quelque vieux compagnon de son père lui jetait un
« c'est très-bien, petiote I » qui la reportait au passé, au
r74 LE NÂBAB.
petit coin jadis réservé pour elle dans Tatelier patemei,
alors qu^elle commençait à se tailler nn peu de gioîra
dans la renommée du grand Ruys. Mais en somme les
félicitations la laissaient assez froide, parce qu*il lui en
manquait une plus désirable que toute autre et qu'eUs
i'étonnait de n'avoir pas encore reçue.. « Décidément
die pensait à lui plus qu*dle n,*avait pensé à aueui
homme. Était-ce enfist Tamour, le grand amou£, it
rare dans une &me d'artiste incapable ôb se donner
tout entière au sentiment, ou bien un simple résm de
vie honnête et bourgeois^ bien abritée centre l'ennui,
ce plat ennui, précurseur de tempêtes, dont elle avait
tant le droit de se méfier? E^ tout cas, elle s'y trompait,
vivait depuis quelques jours dans un trouble délicieux,
car l'amour est si fort, si beau, que ses semblants, ses
mirages nous leurrent ci peuvent nous émouvoir autaut
qne lui-même.
Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue, préoccupé
d'un absent dont la pensée vous tient au coeur, d'être
averti de sa rencontre par celle de quelques personnes
qui lui ressemblent vaguement, images préparatoires,
esquisses du type près de surgir tout à l'heure, et qui
sortent pour vous de la foule comme des appels succes-
sifs à votre attention surexcitée? Ce sont là des im-
pressions magnétiques et nerveuses dont il ne faut pas
trop sourire, parce qu'elles constituent une faculté de'
souffrance. Déjà, dans> le flot remuant et toujonsf
renouvelé des visiteurs, Pélicia avait cru reconnaître à
plusieurs reprises la tête bouclée de Paul de Géry,
quand tout à coup elle poussa un cri de joie. Ce n'était
pas encore lui pourtant, mais quelqu'un qui lui ressesiir
blait beaucoup, dont la physionomie régulière et pai-
sible se mêlait to^jours maintenant dans son espài à
LE NABiLB. Slb
eeQe de l*ami Paul par Teffet d'une ressemblance plus
morale que physique et Tautorité douce qu*ils exer-
(aient tous deux sur sa penaée*
« Alinel
— Pélicial»
ai rien n'est plus problématique que Tamitié 4ê
deux mondaines partageant des royautés de salon et se
prodiguant les épitbàtes Hatteuses, les menues grâçeg
de rafiectuosité féminine, le» amitiés d'enfance con-
servent chez la femme une franchise d'allure qui les
distingue, les fait reconnaître antre toutes, liens tressés
naïvement et solides cMunniA ces ouvrages de petitai
filles où une main inexpérimentée a prodigué le fil at
les gros nceuds, plantas veoueg aux terrains jeuneSi
fleuries mais fortes en racines^ pkdnes de vie et de re-
pousses. Et quel bonheur, la main dans la main --»
rondes du pensionnat où êtes^vous ? — de retourner de
quelques pas en arrière avec une égale connaissance
du chemin et de ses incidents minimes, et le même
rire attendri. Un peu à l'écart* les deux jeunes filles, à
qui il a suffi de se retrouver en face Tune de Tautre
pour oublier cinq années d'éloignement, pressent leurs
paroles et leurs souvenirs, pendant que le petit père
Jqyeiue, sa tète rougeaude éclairée d'une cravate
neuve, se redresse tout Jar devoir sa fille aocueillie
ainsi par une illustration. Fisc, certes il a raison de
Tétre, car cette petite Parisienne, même auprès de sa
resplendissante amie, garde son prix de grâce, de jeu-
nesse^ de candeur lumineuse, sous ses vingt ans veloutés
•i dorés que la joie du revoir épanouit en fraîche fleur.
« Gomme tu dois être heureuse I... Moi, je n'ai
encore lien vu; mais j'entends dire à tout le monde
qne c!est si beau
••»
r76 LE MABAB.
— Heurease surtout de te retrouver, petite Aline...
n y a si longtemps. ..
— Je crois bien, méchante... A qui la faute?... »
Et, dans le plus triste recoin de sa mémoire, Félicia
retrouve îa date de la rupture coïncidant pour elle
avec une autre date où sa jeunesse est morte dans
une scène inoubliable.
« Et qu'as-tu fait, mignonne, dans tout ce temps?
— Ohl moi, toujours la même chose... rien dont on
puisse parler...
— Oui, oui... nous savons ce que tu appelles ne rien
fidre, petite vaillante... C'est donner ta vie aux autres,
n'est-ce pas ?»
Hais Aline n'écoutait plus. Elle souriait afTectuense-
ment droit devant elle, et Félicia, se retournant pour
voir à qui s'adressait ce sourire, aperçut Paul de Géry
qui répondait au discret et tendre bonjour de made-
moiselle Joyeuse.
« Vous vous connaissez donc ?
— Si je connais M. Paul!... Je croîs bien. Nous
causons de toi assez souvent. Il ne te Ta donc jamais
dit?
. — Jamais... C'est un affreux sournois... »
Elle s'arrêta net, l'esprit traversé d'un éclair; et
vivement, sans écouter de Géry qui s'approchait pour
saluer son triomphe, elle se pencha vers Aline et lui
parla tout bas. L'autre rougissait, se défendait avec
des sourires, des mots à demi-voix : « Y songes-tu 7...
A mon âge... Une bonne maman I » Et saisissait enfin
le bras de son père pour échapper à quelque raillerie
amicale.
Quand Félicia vit les deux jeunes gens s'éloigner
du même pas, quand elle eut compris — ce qu'ils ne
LE NABAB ST7
Bavaient pas encore eux-mêmes — qu'ils s'aimaient,
elle sentit comme un écroulement autour d'elle. Puis
son rôve par terre, en mille miettes, elle se mit à le
piétiner furieusement... Après tout, il avait bien raison
de lui préférer cette petite Aline. Est-ce qu'un honnête
homme oserait jamais épouser mademoiselle RuyB?
Elle, un foyer, une famille, allons doncl... Tu es fille
de catin, ma chère ; il faut que tu sois catin si tu veux
être quelque chose...
La journée s'avançait. La toule plus active, avec des
vides ça et là, commençait à s'écouler vers la sorti*
après de grands remous autour des succès de Tannée,
rassasiée, un peu lasse, mais excitée encore par cet air
chargé d'électricité artistique. Un grand coup de soleil,
du soleil de quatre heures, frappait la rosace en vi-
traux^ jetait sur le sable des allées des lueurs d'arc-en-
ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbre
des statues, irisaut la nudité d'un beau corps, donnant
au vaste musée un peu de la vie lumineuse d'un jardin.
Félicia, absorbée dans sa profonde et triste songerie,
ne voyait pas celui qui s'avançait vers elle, superbe,
élégant, fascinateur, parmi les rangs du public respec-
tueusement ouverts et le nom de <k Mora » partout chu-
ehoté.
«Eh bien! Mademoiselle, voilà un beau succès. Je
n'y regrette qu'une chose, c'est le méchant symbole
que vous avez caché dans votre chef-d'œuvre. »
En voyant le duc devant elle, elle frissonna.
« Ahl oui, le symbole... » fît-elle en levant vers lui un
sourire découragé; et, s'appuyant contre le socle delà
grande statue voluptueuse près de laquelle ils se trou-
vaient, avec les yeux fermés d'une femme qui se donne
ou s'abandonne, elle murmura tout bas, bien bas :
«4
Wm VE NàBAB.
« Rabelais a menti, comme mentent tous les hom-
ses... La vérité c'est que le renard n'en peut plus,
fii*il est à bout d'baleine et de courage, prêt à tomber
dans le fossé, et que si lelérrier s'acharne encore... »
Mora tressaillit, devint un peu plus pâle, tout ce
qu^ avait de sang refluant à son cœur. Deux flammes
•ombres se croisèrent, deux mots rapides furent échan-
gés du bout des lèvres; puis le duc s'inclina profondé-
ment et s'éloigna d'une marche envolée et légère comme
si les cUeux le portaient.
0 n'y avait en ce moment dans le palais qu'un hom-
me aussi heureux que lui, c'était le Nabab. Escorté de
ses amis, il tenait, remplissait la grande travée à hd
seul, parlant haut, gesticulant, tellement glorieux
qu'il en paraissait prescpie beau comme si, à force de
contempler son bu?te naïvement et longuement, il hû
avait pris un peu de cette idéalisation spilendide dont
l'artiste avait nimhé la vulgarité de son type. La tête
levée de trois quarts, dégagée du large col entr'ouvert,
attirait sur la ressemblance les remarques contradic-
toires des passants ; et le nom de Jansoulet, répété tant
de fois par les urnes électorales. Tétait encore par les
plus jolies bouches de Paris, par ses voix les plus puis-
santes. Tout autre que le Nabab eût été gêné d'entendre
s'exclaiper sur son passage ces curiosités qui n'étaient
pas toujours sympathiques. Mais l'estrade, le tremplin
allaient bien à cette nature plus hrave sous le feu des
regards, comme ces femmes qui ne sont belles ou spi-
rituelles que dans le monde, et que la moindre admira-
tion transfigure et complète.
Quand il sentait s'apaiser cette joie délirante, lors-
qu'il croyait avoir bu toute son ivresse orgueilleuse,
il n'avait qu'à se dire: « Député I... Je suis député! »
LE NABAB. 979
Et la coupe triomphale ôcumait à pleins bords. C'était
Tembargo levé sur tous ses biens, le réveil d'un cauche-
mar de deux mois, le coup de mistral balayant tous les
tourments, toutes les inquiétudes, jusqu'à TaiT^nt de
Saint-Romans, bien lourd pourtant dans sa mémoire.
Député I
11 riait tout seul en pensant à la figure du baron ap*
prenant la nouvelle, à la stupeur du bey amené devant
son buste; et tout à coup à cette idée qu'il n'était plus
seulemant un aventurier gavé d'or, excitant l'admira-
tion bote de la foule, ainsi qu'une énorme pépite brute
à la devanture d'un changeur, mais qu'on regardait
passer en lui un des élus de la volonté nationale, sa
face bonasse et mobile s'alourdissait dans une gravité
voulue, il lui venait des projets d'avenir, de réforme, et
l'enide de profiter des leçoils du destin dans ces dernien
temps^ Déjà, se rappelant la promesse qu'il avait faite
kàe Géry, il montrait pour le troupeau faméliqpie qaà
frétillait bassement sur ses talons certaines froideun
dédaigneuses, un parti pris de contradiction autori-
taire, il appelait le marquis de Bois-l'Héry a mon
bon, » imposait silence très-vertement au gouverneur
dont l'enthousiasme devenait scandaleux, et se jurait
bien de se débarrasser au plus t6t de toute cette bohème
mendiante et compromettante, quand l'occasion s'offrit
belle à lui de commencer l'exécution. Perçant la foule
qui l'entourait, Moëssard, le beauMoëssard, en cravata
Ueu de ciel, blême et bouffi comme un mal blanc, pin-
eé à la taille dans une fine redingote, voyant que le
Nabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle de
sculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son élan 6l
passant son bras sous le sien :
€ Vous m'emmenez, vous savez... »
MO LE NABÂB.
Dans les derniers temps surtout, depuis la période
électorale, il avait pris, place Yendôme, une autorité
presque égale à celle de Monpavon, mais plus impu-
dente; car, pour rimpudeur, Tamantdela reine n'avait
pas son pareil sur le trottoir qui va de la rue Drouot à
la Madeleine. Cette fois il tombait mal. Le bras muscu-
lenx qu'il serrait se secoua violemment, el le Nabab luf
répondit très-sec :
« J'en suis fâché, mon cher« J0 n*ai pas de place à
vous offrir. »
Pas de place dans un carrosse grand comme une
maison et qui les avait amenés cinq.
Moëssard le regarda stupéfait :
« J'avais pourtant deux mots pressés à vous dire...
Au sujet de ma petite lettre,.. Vous l'avez reçue, n'est-
ce pas?
— Sans doute, et M. de Géry a dû vous répondre ce
matin même... Ce que vous demandez est impossible.
Vingt mille francs !... tonnerre de Dieu, comme vous y
allez.
— Cependant il me semble que mes services... bé-
gaya le bellâtre.
— Vous ont été largement payés. C'est ce qu'il me
semble aussi. Deux cent mille francs en cinq moisi...
Nous nous en tiendrons là, s'il vous plait. Vous avez les
dents longues, jeuae homme; il faut vous les limer un
peu. »
Ils échangeaient ces paroles en marchant, poussés
par le flot moutonnant de la sortie. Moëssard s'arrêta :
« C'est votre dernier mot ? »
Le Nabab hésita une seconde^ saisi d'un pressenti-
ment devant cette bouche mauvaise et pâle ; puis il
souvint de In parole qu'il avait donnée à son ami
LE NÂBAB. 28t
« C'est mon dernier mot.
— Eh bieni nous verrons, dit le beau Moëssard,
dont la badine fendit Tair avec un sifflement de vipère;
et, tournant sur ses talons, il s'éloigna à grands pas,
comme un homme qu*on attend quelque part pour une
besogne très-pressée. »
Jansoulet continua sa marche triomphale. Ce jour-là,
il lui en aurait fallu bien plus pour déranger Téquilibre
de son bonheur; a,u contraire, il se sentait réconforté
par Téxécution si vivement faite.
L'immense vestibule était encombré d'une foule com^
pacte que l'approche de la fermeture poussait dehors,
mais qu'une de ces ondées subites qui semblent faire
partie de l'ouverture du salon retenait sous le porche
au terrain battu et sablonneux pareil à cette entrée du
Cirque où les gilets en cœur se pavanent. Le coup d'œil
était curieux, bien parisien.
Au dehors, de grands rais de soleil traversant la
pluie, accrochant à ses filets limpides ces lames aiguës
et brillantes qui justifient le proverbe : « Il pleut des
hallebardes, » la jeime verdure des Champs-Elysées, les
massifs de rhododendrons bruissants et mouillés, les
voitures rangées sur l'avenue, les manteaux cirés des
cochers, tout le splendide harnachement des chevaux
recevant de l'eau et des rayons un surcroit de richesse
et d'effet, et mirant de partout du bleu, le bleu d'un
ciel qui va sourire entre l'écart de deux averses.
Au dedans, des rires, des bavardages, des bonjours,
des impatiences, des .jupes retroussées, des satins bouf*
fants sur le fin plissage des jupons et les rayures ten-
dres des bas de soie, des flots de franges, de dentelles,
de volants retenus d'une main en paquets trop lourds,
ehifibnnés à la diable... Puis, pour relier les deux côtés
24.
UE NA.BAB.
du tableau, es prisonniers encadrés par la voûte dn
porche et dans le noir de son ombre, avec le fond im-
mense toat en lumière, des valets de pied courant soui
des parapluies, des noms de cochers, des noms de
maîtres qu*on criait, des coupés s*approchanl an pas,
où montaient des couples effarés.
« La voiture de M. Jansonletl »
Tout le monde se retourna, mais on sait que cela ne
le gênait guère, lui. Et tandis qu'aa milieu de ces élé-
gantes, de ces illustres, de ce tout Paris varié qui se
trouvait là avec un nom à mettre sur chacune de ces
figures, le bon Nabab posait un peu, en attendant ses
gens, une main nerveuse et bien gantée se tendit vers
Im, et le duc de Mork, qui allait rejoindre son coupé,
Ixd jeta en passant avec cette e^usion que le bonheur
donne aux plus réservés :
« Mes compliments j mon cher député... »
C'était dit à haute voix et chacun put Tentendre :
« Mon cher député. »
n y a dans la vie de tous les hommes une heure d'or,
nne cime lumineuse oh ce qu'ils peuvent espérer de
prospérités, de joies, de triomphes, les attend et leur est
donné. Le sommet est plus ou moins haut, plus ou
moins rugueux et difficile à monter; mais il existe égn
lement pour tous, pour les puissants et pour les hum
bles.^ Seulement, comme ce plus long jour de Tannéf
et le soleil a fourni tout son élan et dont le lendemain
semble un premier pas vers Thiver, ce 9wnmtim des
existences humaines n'est qu'un moment à savourer,
après lequel on ne peut plus que redescendre. Cette fin
d'après-midi du premier mai, rayée de pluie et de so-
leil, il faut te la rappeler, pauvre homme, ea fixer à
L£ NABAB.
283
jamais Téclat changeant dans ta mémoire. Ce fut l'heure
de ton plein été aux fleurs ouvertes, aux fruits ployant
leurs rameaux d'or, aux moissons mûres dont tu jetais
si follement les glanes. L!astre maintenant pâlira, peu
à peu retiré et tombant, incapable bientôt de percer la
nuit lugubre où ton destin va s'accomplir.
XV
MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU- - A L'ANTICHAMBRt
Grande fête samedi crerniar place Vendôme.
En l'honneur de son élection, M. Bernard Jansoulet,
le nouveau député de la Corse, donnait une magnifique
soirée avec municipaux à la porte, illumination de tout
rhôtel, et deux mille invitations lancées dans le beau
Paris.
J'ai dû à la distinction de mes manières, à la sonorité
de mon organe, que le président du conseil d'adminis-
tration avait pu apprécier aux réunions de la C(us$e
territoriale, de figurer à ce somptueux festival, où,
trois heures durant, debout dans Tantichambre, au mi-
lieu des fleurs et des tentures, vêtu d'écarlate et d*or,
avec cette majesté particulière aux personnes un peu
puissantes, mes mollets à Tair pour la première fois de
ma vie, j'envoyai comme un coup de canom dans les
cinq salons en enfilade le nom de chaque invité, qu'un
suisse étincelant saluait chaciue fois du « bingl » de sa
hallebarde sur les dalles.
Que d'observations curieuses j'ai pu faire encore ce
•oir-là, que de saillies plaisantes i de lazzis de haut goût
échangés entre les gens de torvice sur tout ce mondé
LE NABAB. 885
qui défilait I Ce n'est pas toujours avec les vignerons de
Hontbars que j*en aurais entendu d'aussi drôles. Il faut
dire que le digne H. Barreau nous avait d'abord fait
servir à tous, dans son office rempli jusqu'au plafond
de boissons glacées et de victuailles, un lunch solide
fortement arrosé, qui mit chacun de nous dans un état
de bonne humeur, entretenu toute la soirée par les
verres de punch et de Champagne siffles au passage sur
les plateaux de la desserte.
Les patrons, par exemple, ne paraissaient pas aussi
bien disposés que nous. Dès neuf heures, en arrivant à
mon poste, je fus frappé de la physionomie inquiète,
nerveuse du Nabab, que je voyais se promener avee
M. de Géry, au milieu des salons allumés et déserts»
causant vivement et faisant de grands gestes.
« Je le tuerai, disait-il, je le tuerai... »
L'autre essayait de le calmer, ensuite madame parut
et Ton causa d'autre chose.
Magnifique morceau dé femme cette Levantine, deux
fois plus forte que moi. éblouissante à regarder avec
son diadème en diamants, les bijoux qui chargeaient ses
énormes épaules blanches, son dos aussi rond que sa
poitrine, sa taille serrée dans une cuirasse d'or vert qui
se continuait en longues lames tout le long de sa jupe
raide. Je n'ai jamais rien vu d'aussi imposant, d'aussi
riche. C'était comme un de ces beaux éléphants blancs
porteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de
voyage. Quand elle marchait, péniblement appuyée
aux meubles, toute sa chair tremblait, ses ornements
faisaient un bruit de ferraille. Avec ça une petite voix
très-perçante et une belle flgure rouge qu'un négrillon
lui rafraîchissait tout le temps avec un éventail de
plumes blanches large comme une queue de paon.
SQ6 LE NABAB.
G*était la première fois que cette paresseuse et sau-
vage personne se montrait à la société parisienne, et
H. Jansoulet semblait très- heureux et très-fier qu^elle
eût bien voulu présider sa fête; ce qui du reste ne donna
pas grand mal à la dame, car, laissant son mari rece-
voir les invités dans le premier salon, elle alla s'étendre
sur le divan du petit salon japonais, calée entre deux
piles de coussins, immobile, si bien qu'on Taperce-
vait de loin tout au fond, pareille à une idole, sous le
grand éventail que soa nègre agitait régulièrement
comme une mécanique. Ces étrangères vous ont un
aplomb I
Tout de même Tirritation du Nabab m*avait frappé,
et voyant passer le valet de chambre qui descendait
Tescalier quatre à quatre, je l'attrapai au vol et lai
glissai dans le tuyau de Toreille :
« Qu'est-ce qu'il a donc votre bourgeois, monsieur
Noël? .
<i C'est l'article du Messagery » me fut-il répondu, et
Je dus renoncer à en savoir davantage pour le moment,
un grand coup de timbre annonçant que la première
voiture arrivait, suivie bientôt d'une foule d'autres.
Tout à mon afîaire, attentionné à bien prononcer
les noms qu'on me donnait, à les faire ricocher de salon
en salon, je ne pensai plus à autre chose. Ce n'est pat
on métier commode d'annoncer convenablement det
personnes qui s'imaginent toujours que leur nom daii
être connu, le murmurent en passant du bout des le*
vres, et s'étonnent ensuite de vous l'entendre écorcfaer
dans le plus bel ^ccent, vous en voudraient presque de cet
entrées manquées, enguirlandées de petits sourires, qui
suivent une annonce mal faite. Chez M. Jansoulet, ee
qui me rendait la besogne encore plus difficile,
LE NABAD.
•
c'était cette masse d'étrangers, turcs, égyptiens, per-
sans, tunisiens. Je ne parle pas des Corses, très-nom-
breux aussi ce jour-là, parce que, pendant mes quatre
ans de séjour à la Territoriale^ je me suis habitué
à prononcer ces noms ronflants, interminables, tou-
jours suivis de celui de la localité : « Paganetti de
Porto-Tecchio , Bastelica de Bonifacio, Paianatchi de
Barbicaglia. »
Je me plaisais à moduler ces syllabes italiennes, à
leur donner toutes leurs sonorités, et je voyais bien aux
airs stupéfaits de ces braves insulaires combien ils
étaient charmés et surpris d'être introduits de cette
façon dans la haute .société continentale. Mais avec les
Turcs, ces pachas, ces beys, ces eflendis, j*avsds bien
plus de peine, et il dut m*arriver de prononcer souvent
de travers, car M. Jansoulet, à deux reprises différente&t
a^envoya dire de faire plus attention aux noms qu'on
me donnait, et surtout d'annoncer plus naturellement.
CSette observation, formulée à haute voix devant Tanti-
ehambre avec une certaine brutalité, m'indisposa beau-
coup, m'empêcha — en ferai-je l'aveu? — de plaindre
ce gros parvenu quand j'appris, au courant de la soi-
rée, que de cruelles épines se glissaient dans son lit de
roses.
De dix heures et demie à minuit, le timbre ne cessa
de retentir, les voitures de rouler sous le porche, les
invités de se succéder, députés, sénateurs, conseillers
d'État, conseillers municipaux, qui avaient bien plus
Tair de venir à une réunion d'actionnaires qu'à une
Boiiée de gens du monde. A quoi cela tenait-il? Je ne
parvenais pas à m'en rendre compte, mais un mot du
suisse Nicklauss rft'ouvril les yeux.
c Remarquez -vous, M. Passajon, me dit ce brave
ns L£ NABAB.
Berviteur, debout en face de moi , la hallebarde au
poing, remarquez-vous comme nous avons peu de
dam3s? »
C'était cela, pardieu I... Et nous n'étions pas que nous
deux à en faire la remarque. A chaque nouvel arrivant,
j'entendais le Nabab, qui se tenait près de la porte,
s'écrier avec consternation de sa grosse voix de Blar-
•eîllais enrhumé :
a Tout seul? »
L'invité s'excusait tout bas. . . Mn mn mn fim. . . sa dame
un peu souffrante... Bien regretté certainement... Pub
il en arrivait un autre ; et la même question amenait
la même réponse.
A force d'entendre ce mot de « tout seul, » on avait
fini par en plaisanter à l'antichambre; chasseurs et
valets de pied se le jetaient l'un à l'autre quand entrait
un invité nouveau « touC «eul I » Et l'on riait, on se fu-
sait un bon sang... Mais M. Nicklauss^ avec sa grande
habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu
près générale du sexe n'était pas naturelle.
« Ça doit être l'article du Messager, » disait-il.
Tout le monde en parlait de ce mâtin d'article, et
devant la glace entourée de fleurs où chaque invité se
contrôlait avant d'entrer^ je surprenais des bouts de
dialogue à voix basse dans ce genre-ci :
« Vous avez lu ?
— C'est épouvantable.
— Croyez- vous la chose possible?
— Je n'en sais rien. En tout cas, j'ai préféré ne pas
mener ma femme.
— J'ai fait comme vous... Un homme peut aller par
at sans se compromettre...
^* Certainement... Tandis qu'une femme... »
LE NABAB. 289
Puis ils entraient, le claque sous le bras, avec cet air
vainqueur des hoi^mes mariés que leurs épouses n'ac-
compagnent pas.
Quel était donc ce journal, cet article terrîble qui
menaçait à ce point Tinfluence d'un homme si riche ?
Malheureusement mon service me retenait; je ne pou-
vais descendre à Toffice ni au vestiaire pour mlnfoiv
Her, causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseuis
|ue je voyais debout au pied de Tescalier s*amusant à
nrocarder les gens qui montaient... Qu'est-ce que vous
voulez ? Les maîtres sont trop esbroufîeurs aussi. Gom-
ment ne pas rire en voyant passer^ Tair insolent et le
ventre creux, le marquis et la marquise de Bois-rHéry ,
après tout ce qu'on nous a conté sur les trafics de mon-
sieur et les toilettes de madame? Et le ménage Jenkins
si tendre» si uni, le docteur attentionné mettant à sa
dame une dentelle sur les épaules de neur qu'elle s'en^
rhume dans l'escalier ; elle souriante et attifée, tout
en velours, long comme ça de traîne, s'appuyant au
bras de son mari de l'air de dire : a Gomme je suis
bien, » quand je sais, moi, que depuis la mort de l'Ir-
landaise, sa vraie légitime, le docteur médite de se dér
barrasser de son vieux crampon pour pouvoir épouser
une jeunesse, et que le vieux crampon passe les nuits à
se désoler, à ronger de larmes ce qu'il lui reste de
beauté.
Le plaisant, c^est que pas une de ces personnes ne se
doutait des bons quolibets, des blagues qu'on leur cra-
chait dans le dos au passage, de ce que la queue des
robes ramassait de saletés sur le tapis du vestibule, et
tout ce monde-là vous avait des mines dédaigneuses ù
mourir de rire.
Les deux dames que je viens de nommer, l'épouse du
25
290 LE NABAB.
gouverneur, une petite Corse à qui ses gros sourcils,
ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en desh
»ous donnent Tair d'une Auvergnate débarbouillée,
t>onne pâte du reste, et riant tout le temps exceptO
quand son mari regarde les autres femmes, plus quel-
ques Levantines aux diadèmes d'or ou de perles, moins
réoBfiies que la nôtre, mais toujours dans le même
genre, des femmes de tapissiers, de joailliers, foumis-
•eurs habituels de la maison, avec des épaules larges
comme des devantures et des toilettes où la marchan-
dise n'avait pas été épargnée ; enfin quelques ménages
d'employés de la Territoriale en robes pleurardes et la
queue du diable dans leur poche, voilà ce qui représen-
tait le beau sexe de la réunion, une trentaine de dames
noyées dans un millier d'habits noirs, autant dire qu'il
n'y en avait pas. De temps à autre, Gassagne, Laporte,
Grand varlety qui faisaient le service des. plateaux nous
mettaient au courant de ce qui se passait dans les
salons.
« Ah I mes enfants, si vous voyiez ça, c'est d'un noir,
c'est d'un lugubre... Les hommes ne démarrent pas des
buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en
rond, à s'éventer sans rien dire. La Grosse ne parle à
personne. Je crois qu'elle pionce... C'est monsieur qui
fait une tête I... Allons, père Passajon, un verre de châ-
teau-larose... Ça vous donnera du ton. »
Elle était charmante envers moi, toute cette jeunesse^
et prenait un malin plaisir à me faire les honneurs de
la cave, si souvent et à si grands coups que ma langue
commençait à devenir lourde, incertaine ; et comme me
disaient ces jeunes gens dans leur langage un peu libre :
(( Mon oncle, vous bafouillez. » Heureusement que le
dernier des effendis venait d'arriver et qu'il n'y avait
LE NABAB. 291
plus personne à annoncer; car, j'avais beau m'en dé-
fendre, chaque fois que je m'avançais entre les tentures
pour jeter un nom à la grande volée, je voyais les lus-
tres des salons tourner en rond avec des centaines de
milliers de lumières papillotantes, et les parquets par-
tir de biais glissants et droits comme des montagnes
russes. Je devais bafouiller, «'est sûr.
L'air vif de la nuit, quelques ablutions à la pompe de
la cour eurent vite raison de ce petit malaise, et, quand
j'entrai au vestiaire, il n'y paraissait plus. Je trouvai
nombreuse et joyeuse compagnie autour d'une « mar-
quise » au Champagne dont toutes i:4es nièces, en
grande tenue, cheveux bouffants et cravates de ruban
rose, prenaient très-bien leur part malgré des cris, de
petites grixnaces ravissantes qui ne trompaient per-
sonne. Naturellement on parlait du fameux article, un
article de Moëssard, à ce qu'il parait, plein de révéla-
tions épouvantables sur toutes^ortes de métiers dés->
honorants qu'aurait faits le Nabab, il y a quinze oa
vingt ans, à son premier séjour à Paris.
C'était la troisième attaque de ce genre que le Messa-
ger publiait depuis huit jours, et ce gueux de Moëssard
avait la malice d'envoyer chaque fois le numéro sous
bande place Vendôme.
M. Jansoulet recevait cela .le matin avec son choco«
lat; et à la même heure ses amis et ses ennemis, car un
homme comme le Nabab ne saurait être indifférent à
aucun, lisaient, commentaient, se traçaient vis-à-vis de
lui une ligne de conduite pour ne pas se compromettre.
n faut croire que l'article d'aujourd'hui était bien tapé
tout de même; car Jansoulet le cocher nous racontait
que tantôt au Bois son maître n'avait pas échangé dix
saints en dix tours de lac, quand ordinairement il ne
992 LE NABAB.
garde pas plus son chapeau sur sa télé qu'un souverain
en promenade. Puis, lorsqu'ils sont rentrés, voilà une
autre alTaire. Les trois garçons venaient d'arriver à la
maison, tout en larmes et consternés, ramenés du col-*
lége Bourdaloue par un bon Père, dans l'intérêt même
de ces pauvres petits, auxquels on avait donné un congé
temporaire pour leur éviter d'entendre au parloir ou
dans la cour quelque méchant propos, une allusion bles-
sante. Là-dessus le Nabab s'est mis dans une fureur ter-
rible qui lui a fait démolir un service de porcelaine,
et il parait que sans M. de Géry il serait allé tout d'un
pas casser la tête au Moêssard.
a Et qu'il aurait bien fait, dit M. Noël entrant «ur
ces derniers mots, très-animé, lui aussi... 11 n'y a pas
une ligne de vraie dans l'article de ce coquin: Mon
maître n'était jamais venu à Paris avant l'année der-
nière. De Tun|s à Marseille, de Marseille à Tunis, voilà
tous ses voyages. Mais cette fripouille de journaliste se
venge de ce que nous lui avons refusé vingt mille
francs.
— En cela vous avez eu grand tort, fit alors M. Fran-
cis, le Francis à Monpavon*, ce vieil élégant dont
l'unique dent branle au milieu de la bouche à chaque
mot qu'il dit, mais que ces demoiselles regardent tout
de même d'un œil favorable à cause de ses belles ma*
nières... Oui, vous avez eu tort. Il faut savoir ménager
les gens, tant qu'ils peuvent nous servir ou nous nuke.
Votre Nabab a tourné trop vite le dos à ses amis après
le succès; et de vous à moi, mon cher, il n'est pas assez
fort pour se payer de ces coups-là. »
Je crus pouvoir prendre la parole à mon icnr:
— Ça c'est vrai, M. Noël, que votre bourgeois n'est
plus le même depuis son élection. Il a adopté un ton,
LIS, NABAB. S9S
des manières. Avant-hier, à la Territoriale, il nous a fait
an branle- bas dont on n'a pas d'idée. On l'entendait
crier en plein conseil : « Vous m'avez menti, vous m'avez
volé et rendu voleur autant que vous... Montrez-moi
▼os livres, tas de drôles. » S'il a traité le Moëssard de
cette façon, je ne m'étonne plus que l'autre se venge
dans son journal.
— Mais, enfin, qu'est-ce qu'il dit cet article, de-
manda M. Barreau, qui est-ce qui l'aiu?
Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulu l'ache-
ter; mais à Paris le scandale se vend comme du pain.
A dix heures du matin, il n'y avait plus un numéro du
Messager sur la place. Alors une de mes nièces, une dé-
lurée, s'il en fut, eut l'idée de chercher dans la poche
d'un de ces nombreux par-dessus qui garnissaient le
vestiaire, bien alignés dans des casiers. Au premier
qu'elle atteignit :
« Le voilà ! dit l'aimable enfant d'un air de triomphe
en tirant un Messager froissé aux plis comme une feuille
qu'on vient de lire.
— En voilà un autre I » cria Tom Bois-l'Héry , qui
cherchait de son côté. Troisième par-dessus, troisième
Messager. Et dans tous la même chose ; fourré au fond
des poches ou laissant dépasser son titre, le journal
était partout comme l'article devait être dans toutes
les mémoires, et l'on se figurait le Nabab là-haut échan-
geant des phrases aimables avec ses invités qui auraient
pu lui réciter par cœur les horreurs imprimées sur son
eompte. Nous rîmes tous beaucoup à cette idée; mais
il nous tardait de connaître à notre tour cette page
curieuse.
— Voyons, père Passajon, lisez-nous ça tout haut. »
C'était le vœu général et j'y souscrivis.
H.
tM LE KABAB.
Je ne sais si tous êtes comme moi, mais quand je li«
haut, je me gargarise avec ma voix, je fais des nuances
et des fioritures, de telle sorte que- je ne comprends
rien à ee que je dis, comme ces chanteurs à qui le sent
des phrases importe peu pourvu que la note y soit..«
Gela s'appelait a le Bateau de fleuri.. » Une histoire
assez embrouillée avec des noms chinois, où il était
question d'un mandarin très-riche, nouvellement passé
de l** classe, et oui avait tenu dans les temps un a ba-
teau, de fleurs » amarré tout au bout de la ville près
d'une barrière fréquentée par les guerriers... Au der-
nier mot de l'article, nous n'étions pas plus avancés
qu'au commencement. On essayait bien de cligner de
Toeil, de faire le malin ; mais, franchement, il n'y avait
pas de quoi. Un vrai rébus sans image ; et nous serions
encore plantés devant, si le vieux Francis, qui déci-*
dément est un mâtin pour ses connaissances de
toutes sortes, ne nous avait expliqué que cette barrière
aux guerriers devait être l'École militaire et que le
« bateau de fleurs » n'avait pas un aussi joli nom que
ça en bon français. Et ce nom, il le dit tout haut malgré
les dames... Quelle explosion de cris, de « ahl,» de
« ohl, » les uns disant : «Je m'en doutais... » Les an-
ires: « Ça n'est pas possible... »
« Permettez, ajouta Francis, ancien trompette au
9* lanciers, le régiment de Mora et de Honpavou, per-
mettez... Il y a une vingtaine d'années, à mon dernier
semestre^ j'ai été caserne à l'École militaire, et je me
rappelle très-bien qu'il y avait près de la barrière un
sale bastringue appelé le bal Jansoulet avec un petit
garni au-dessus et des chambres à cinq sous rheura
où l'on passait entre deux contredanses...
— Yous êtes un infâme menteur, dit M. Noël hors
LE NABAB. 905
de Iniy filou et meateur comme votre maitrey i^uisoulei
n*est jamais venu à Paris avant cette fois. »
Francis était assis un peu en dehors du eercle que
nous faisions tous autour de la « marquise, » en train
de siroter quelque cliose de doux parée que le cham*
pagne lui fait mal aux nerfs et puis que ce n'est pas '
une boisson assez chic. 11 se leva gravement, sans
quitter son verre, et^ s'avançant verjs M. Noël, il lui dit
d*un air posé :
« Vous manquez de tenue, mon cher. Déjà Tautre
soir, chez vous, j'ai trouvé votre ton grossier et mal-
séant. Gela ne sert à rien d'insulter les gens, d'autant
que je suis prévôt de salle, et que, isi nous menions les
choses plus loin, je poucrais vous fourrer deux pouces
de fer dans le corps à l'endroit qu'il me plairait;
mais je suis bon garçon. Axl lieu d'un coup d'épée,
J'aime mieux vous donner un cooseil dont votre maître
pourra tirer profit. Yèici ce que je ferais à votre place :
j'irais trouver Moëssard et je l'achèterais sans mar-
chander. Eemerlingue lui a donné vingt mille francs
pour parler, je lui en ofirirais trente mille pour se
taire.
— Janaais... jamais..., vociféra M. Noël... J'irai
plutôt lui dévisser la tète à ce scélérat de bandit.
— Vous ne dévisserez rien du tout. Que la calomnie
soki vraie ou fausse, vous en avez vu l'efifet ee soir.
C'est un échantillon des plaisirs qui vous attendent.
Que voulez- vous, mon cher? Vous avez jeté trop tôt
vos béquilles et prétendu marcher tout seuls. C'est
bon quand on est d'aplomb, ferme sur ses jambes ;
mais quand on n'a pas déjà le pied très-solide, et
qu'on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses
trousses, mauvaise afiaire... Avec ça, votre patron
196 VE NABAB.
commence à manquer d'argent: il a fait des billets
au yieux Schwalbach, et ne me parlez pas d'un
Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vous
avez des tas de millions restés la-bas; mais il faudrait
être validé pour y toucher, et encore quelques articles
comme celui d'aujourd'hui, je vous réponds que vous
n'y parviendrez pas... Vous prétendez lutter avec Paris,
mon bon, mais vous n'êtes pas de taille, vous n'y
connaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient, et
êi on ne tord pas le cou aux gens qui vous déplaisent,
si on ne les jette pas à l'eau dans un sac de cuir, on a
d'autres façons de les faire disparaître. Noël, que votre
maître y prenne garde... Un de ces matins Paris l'ava-
Lera comme j'avale cette prune, sans cracher le noyau
ni la peau I »
n était terrible, ce vieux, et malgré son maquiUage
je me sentais venir du respect pour lui. Pendant qu'il
parlait, on entendait là-haut la musique, les chants de
la soirée, et sur la place les chevaux des municipaux
qui secouaient leurs gourmettes. Du dehors, notre fête
devait avoir beaucoup d'éclat, toute flambante de ses
milliers de bougies, le grand portail illuminé. Et quand
on pense que la ruine était peut-être là-dessous I Nous
nous tenions là dans le vestibule comme des rats qui sa
consultent à fond décale, quand le navire commence à
faire eau sans que l'équipage s'en doute encore, et je
voyais bien que laquais et filles de chambre, tout ce
monde ne serait pas long à décamper à la première
alerte... Est-ce qu'une catastrophe pareille serait pos-
sible?... Mais alors, moi, aï^'^^st-ce que je deviendrai»,
et la Territoriale^ et mes avances, et moû arriéré ?•••
Il m'a laissé froid dans le dos, ce Francis.
XVI
UN HOMME PUBLIC
La chaleur Inmineuse d'une claire après-midi de mai
tiédissait en vitrages de serre les hautes croisées de
l'hôtel de Mora, dont les transparents de soie bleue se
voyaient du dehors entre les branches, et ses larges
terrasses, où les fleurs exotiques sorties pour la pre-
mières fois de la saison couraient en bordure tout 1«
long du quai. Les grands râteaux traînant parmi les
massifs du jardin traçaient dans le sable des allées les
pas légers de Tété, tandis que le bruit fin des pommes
d'arrosage sur la verdure des pelouses semblait sa
chanson rafraîchissante.
Tout le luxe de la résidence prîncière s'épanouissait
dans rheureuse douceur de la température, empruntant
une beauté grandiose au silence, au repos de cette
heure méridienne,, la seule où Ton n'entendit pas le
roulement des voitures sous les voûtes, le battemeni
des grandes portes d'antichambre et cette vibration
perpétuelle que faisait courir dans le lierre des murailles
le tirage des timbres d'arrivée ou de sortie, comm»» la
palpitation fiévreuse de la vie d'une maison mondaine.
On savait que jusqu'à trois heures le duc recevait au
108 L£ NABAB.
ministère, que la dachesse, une Suédoise encore en-
gourdie des neiges de Stockholm, sortait à peine de
ses courtines somnolentes; aussi personne ne venaitr
Tisiteurs ni solliciteurs, et les valets de pied, perchés
comme des flamants sur les marches du perron désert^
ranimaient seuls de Tombre grêle de leurs longues '
jambes et de leur bâillant ennui d^oisiveté.
Par exception pourtant ce jour-là le coupé marron
de Jenkins attendait dans un coin de la cour. Le duc,
souffrant depuis la veille, s'était senti plus mal en sor-
tant de table, et bien vite avait mandé Thomme aux
perles pour Tinterroger sur son état singulier. Dç dou-
leur nulle part, du sommeil et de Tappétit comme k
Tordinaîre; seulement une lassitude incroyable et l'im-
pression d'un froid terrible que rien ne pouvait dissi-
per. Ainsi en ce moment, malgré le beau soleil printa-
nier qui inondait sa chambre et pâlissait la flambée
montant dans la chemiitée comme au cœur de l'hiver,
le duc grelottait sous ses fourrures bleues, entre ses
petits paravents, et, tout en donnant des signatures à
un attaché de son cabinet sur une table basse en laque
doré qui s'écaillait, tellement elle était près du feu, il
tendait à chaque instant ses doigts engourdis vers la
flamme, qui aurait pu les brûler à la surface sans ren-
dre une circulation de vie à leur rigidité blafarde.
Était-ce l'inquiétude causée par le malaise de son
illustre client? Mais Jenkins paraissait nerveux, frémis^
•ant, arpentait les tapis à grands pas, furetant, flairant
de droite et de gauche, cherchant dans l'air quelque
chose qu'il croyait y être, quelque chose de subtil et
d'insaisissable comme la trace d'un parfum ou le sillon
invisible que laisse un passage d'oiseau. On entendait
le pétillement du bois dans la cheminée, le bruit des
LE NâBAB. S9t
papiers feuilletés à la hâte, la voix indolente du duc
indiquant d'un mot toujours précis et net une réponse
i une lettre de quatre pages, et les monosyllabes res-
pectueux de rattaché : « Oui, monsieur le ministre...
Non, monsieur le ministre, » puis le grincement d'une
plume rebelle et lourde. Dehors, les hirondelles sif-
flaient joyeusement au-dessus de Teau^ une clarinette
jouait vers les poyts.
« C'est impossible, dit tout à coup le ministre d'État
en se levant... Emportez ça, Lartîgues; vous reviendrez
demain... Je ne peux pas écrire... J'ai trop froid... Te-
nez, docteur, tâtèz mes mains, si on ne dirait paA
qu'elles sortent d'un seau d'eau frappée... Depuis deux
jours, tout mon corps est ainsi... Est-ce assez ridicule
avec le temps qu'il faitl
— Ça ne m'étonne pas... grommela l'Irlandais d'un
ton maussade et bref, peu ordinaire chez ce melUflu. »
La porte s'était refermée sur le jaune attaché rem-
portant ses paperasses avec une raideur majestueuse,
mais bien heurettx, j'imagine, de se sentir détaché et
de pouvoir, avant de retourner au ministère, flâner une
heure ou deux dans les Tuileries, pleines de toilettes
printanières et de jolies filles assises autour des chaises
encore vides de la musique, sous les marronniers en
fleurs où courait des pieds à la cime le grand frisson
du mois des nids. Il n'était pas gelé, lui, l'attaché...
Jenkins, silencieux,, examinait son malade, auscul-
tait, percutait, puis, sur ce même ton de rudesse que
pouvait à la rigueur expliquer son aflection inquiète,
l'irritation du médecin qui voit ses instructions trans^
gressées :
« Ah çal mon cher duc, quelle vie faites- vous donc
depuis quelque temps? »
100 LE NABAB.
Il savait par des racontars d*antichambre — thei
ses clients familiers, le docteur ne les dédaignait pas —
il savait que le duc avait une nouvelle, que ce caprice
de fraîche date le possédait, Tagitait d'une façon extra-
ordinaire, et cela joint à d*autres remarques faites ail-
leurs mettait dans Tesprit de Jenkins un soupçon, un
désir fou de connaître le nom de cette nouvelle. Cesi
ce qu*il essayait de deviner sur le front pâli de son
malade, cherchant le fond de sa pensée bien plus que
le fond de son mal. Mais il avait' affaire à un de ces vi-
sages d'hommes à bonnes fortunes, hermétiquement
clos comme les coffrets à secret qui contiennent des bi-
joux et des lettres de femmes, une de ces discrétions
fermées d'un regard froid et bleu, regard d*acier où se
brisent les perspicacités astucieuses.
« Vous vous trompez, docteur, répondit TExcellence
tranquillement... Je n*ai rien changé à mes habitudes.
— Eh bienl monsieur le duc, vous avez eu tort, fit
rirlandais avec brutalité, furieux de ne rien découvrir. »
Et tout de suite sentant qu'il allait trop loin, il
délaya sa mauvaise humeur et la sévérité de son dia-
gnostic dans une tisane de banalités, d'axiomes... Il
fallait prendre garde... La médecine n*était pas de la
magie... La puissance des perles Jenkins s^arrêtait
aux forces humaines, aux nécessités de l'âge, aux res-
sources de la nature qui, malheureusement, ne sont pas
inépuisables. Le duc l'interrompit d'un ton nerveux :
— Voyons, Jenkins, vous savez bien que je n'aime
pas les phrases... Cane va donc pas par là?... Qu'est-ce
que j'ai ?... D'où vient ce froid ?
— C'est de l'anémie, de répuisement,». une baisse
d'huile dans la lampe.
— Que faut-il faire ?
LE r«)ABAB. 301
— Rien. Un repos absolu... Manger, dormir, paa
plus... Si vous pouviez aller passer quelques semaines
à Grandbois...
Mora haussa les épaules :
— Et la Chambre, et le Conseil, et...? Allons donc!
Est-ce que c*est possible ?
— En tout cas, monsieur le duc,ilfautenrayer, comme
disait Fautre, renoncer absolument... »
Jenkins fut mterrompu par rentrée de Thuissier de
service qui discrètement sur la pointe des pieds, comme
on maître de danse, venait remettre une lettre et une
carte au ministre d'État toujours frissonnant devant le
feu. En voyant cette enveloppe d*un gris de satin ,
d*nne forme originale, Tlrlandais tressaillait involon-
tairement, tandis que le duc, sa lettre ouverte et
parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux joues ces
couleurs légères de santé factice que toute Tardeur du
brasier n'avait pu lui donner.
— Mon cher docteur, il faut atout prix»..
L'huissier, debout, attendait.
— Qu'est-ce qu'il y a?... Ahl oui, cette carte...
Faites entrer dans la galerie. J'y vais, y
La galerie du duc de Mora, ouverte aux visiteun^
deux fois par semaine, était pour lui comme un terrain
neutre, un endroit public où il pouvait voir^ n'importe
qui sans s'engager ni se compromettre... Puis, l'huis-
lier dehors :
— Jenkins, mon bon, vous avez déjà fait des mirar
clés pour moi. Je vous en demande un encore. Doublez
la dose de mes perles, inventez quelque chosç, ce que
rous voudrez... Mais il faut que je sois alerte pour di-
manche... Vous m'entendez, tout à fait alerte.
Et, sur la petite lettre qu'il tenait, ses doigts réchauf-
u
lot LE NABAB.
fés et fiévreux se crispaient avec un frémissement de
convoitise.
— Prenez garde, M. le duc, dit Jenkins, très-pàle,
les lèvres serrées, je ne voudrais pas vous alarmeroutre
mesure sur votre état de faiblesse, mais il est de mon
tJcvoîr...
Mora eut un joli sourire dlnsolence :
— Votre devoir et mon plaisir sont deux, mon brave.
Laissei-moi brûler ma vie, si cela m'amuse. Je n*ai
jamais eud*aussi belle occasion que cette fols.
U tressaillit :
— La duchesse...
Une porte sous tenture venait de s^ouvrîr livrant pas-
sage à une folle petite tète ébouriffée en .blond, toute
vaporeuse dans les dentelles et les franfreluches d*un
saut-du-lit princier :
« Qu'est-ce qu'on m'apprend ? Vous n'êtes pas
sorti?... Mais grondez-le donc, docteur. N'est-ce pas
qu'il a tort de tant s'écouter?... Regardez-le. Une mine
superbe.
— Là... Vous voyez, dit le duc, en riant, à l'Irlan-
dais... Vous n'entrez pas, duchesse?
— ^ Non, je vous enlève, au contraire. Mon oncle d'Es-
taing m'a envoyé une cage pleine d'oiseaux des îles. Je
veux vous les montrer... Des merveilles de toutes les
couleurs, avec de petits yeux en perles noires... Et fri-
leux, frileux, presque autant que vous.
— AUpns voir ça, dit le ministre^ Attendez-moi, Jen-
kins. Je reviens. »
Puis , s'apercevant qu'il tenait toujours sa lettre à la
main, il la jeta négligemment dans le tiroir de sa petite
table aux signatures et sortit derrière la duchesse, avec
sonbean sang-froid de mari habitué à ces évolutions. u
LE NABAB. 809
Qael prodigieux ouvrier, quel fabricant de joujoux
Incomparable a pu douer le masque humain de sa sou-^
plesse de ressorts, de son élasticité merveilleuse? Rien
de joli comme cette figure de grand seigneur «urpris
son adultère aux dents, les pommettes enflammées par
des mirages de voluptés promises, et s'apaisant à la
minute dans une sérénité de tendresse conjugale; ma
de plus beau que l'obséquiosité béate, le sourire paterne,
à la Franklin, de Jenkins en présence de la duchesse,
faisant place tout à coup, lorsqu'il se trouva seul, à une
farouche expression de colère et de haine, une pâleur
de crime, la pâleur d'un Gastaing ou d'un Lapomme-
rais roulant ses trahisons ministres.
Un coup d'œil rapide à chacune des deux portes, et
tout de «uite il fut devant le tiroir plein de papiers pré-
cieux, où la petite clef d'or restait à demeure avec une
négligence insolente qui semblait dire: « On n'osera
pas. »
Jenkins losa, lui.
La lettre était là, sur un tas d'autres, la première.
Le grain du papier, trois mots d'adresse jetés d'une
écriture simple et hardie, et puis le parfum, ce parfum
grisant, évocateur, l'haleine même de sa bouche di-
vine... C'était donc vrai, son amour jaloux ne l'avait
pas trompé, ni la gène qu'on éprouvait devant lui depuis
quelque temps, ni les airs cachottiers et rajeunis de
Constance, ni ces bouquets magnifiquement épanouis
dans l'atelier comme à l'ombre mystérieuse d'une
faute... Cet orgueil indomptable se rendait donc enfin?
Mais alors pourquoi pas lui, Jenkins? Lui qui l'aimait
depuis si longtemps, depuis toujours, qui avait dix ans
de moins que l'autre et qui ne grelottait pas, certes I...
Toutes ces pensées lui traversaient la tête , comme des
a04 LE NABAB.
fers de flèche lancés d*un arc infatigable. Et, crlbié,
déchiré, les yeux aveuglés de sang, il restait là, regar-
dant la petite enveloppe satinée et froide qu*il n*osait
pas ouvrir de peur de s'enlever un dernier doute, quand
un bruissement de tenture, qui lui fit viyement rejeter
la. lettre et refermer le tiroir merveilleusement ajusté
de la table de laque, l'avertit que quelqu'un venait
d'entrer.
— Tiens I c'est vous, Jansoulet, comment ètes-vom
là?
— Son Excellence m'a dit de venir l'attendre dans sa
chambre, » répondit le Nabab très-fier d'être introduit
ainsi dans l'intimité des appartements, aune heure sur-
tout où l'on ne recevait pas. Le fait est que le duc com-
mençait à montrer une réelle sympathie à ce sauvage.
Pour plusieurs raisons : d'abord il aimait les audacieux,
les affronteurs, les aventuriers à bonne étoile. N'en
était-il pas un lui-même? Puis le Nabab l'amusait; son
accent, ses manières rondes, sa flatterie un peu brutale
et impudente le reposaient de l'éternel convenu de l'en-
tourage, de ce fléau administratif et courtisanesque
dont il avait horreur, — la phrase, — si grande hor-
reur qu'il n'achevait jamais la période commencée: Le
Nabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois
plein de surprises; avec cela très-beau joueur, perdant
sans sourciller au cercle de la rue Royale des parties
d'écarté à cinq mille francs la fiche. Et si commode
quand on voulait se débarrasser d'un tableau, toujours
prêt à Tacheter, n'importe à quel prix. A ces motifs de
sympathie condescendante était venu se joindre en ces
derniers temps un sentiment de pitié et d'indignation
en face de l'acharnement qu'on mettait à poursuivre ce
malheureux, de cette guerre lâche et sans merci, si
^ LE NÀBAB.< 805
bien menée que ropinion publique, toujours crédule et
le cou tendu pour prendre le vent, commençait à s'in-
Suencer sérieusement. Il faut rendre cette justice à
Mora qu'il n'était pas un suiveur de foule. En voyant ]
dans un coin de la galerie la figure toujours bonasse
mais un peu piteuse et déconfite du Nabab, il s'était
trouvé lâche de le recevoir là et Pavait fait monter dans
sa chambre.
Jenkins et Jansoulet, assez gênés en face l'un de
Tau Ire, échangèrent quelques paroles banales. Leur
grande amitié s'était bien refroidie depuis quelque
temps, Jansoulet ayant refusé net tout nouveau subside
à Toeuvrè de Bethléem, ce qui laissait l'affaire sur les
bras de Tlrlandais, furieux de cette défection, bien plus
lurieux encore à cette minute de n'avoir pu ouvrir la
lettre de Félicia avant l'arrivée de l'intrus. Le Nabab de
son c6té se demandait si le docteur allait assister à la
conversation qu'il désirait avoir avec le duc au sujet
des allusions infâmes dont le Messager le poursuivait,
inquiet aussi de savoir si ces calomnies n'avaient pas
refroidi ce souverain bon vouloir qui lui était si néces-
saire au moment de la vérification. L'accueil reçu dans
la galerie l'avait à demi tranquillisé ; il le fut tout à fait,
quand le duc rentra et vint vers lui, la main tendue:
— Eh bien! mon pauvre Jansoulet, j'espère que
Paris vous fait payer cher la bienvenue. En voilà des
criailleries, et de la haine, et des colères.
— Ah I M. le duc, si vous saviez...
— Je connais..., j'ai lu..., dit le ministre se rapprjo-
chant du feu.
— J'espère bien que Votre Excellence ne croit pas
eesûifamies... D'ailleurs j'ai là... J'apporte la preuve. »
De ses fortes pattes velues, tremblantes d'émotion, il.
26.
LE NABAB.
fouillait dans les papiers d'un énorme portefeuille i
chagrin qu'il tenait sous le bras.
— Laissez.. .laissez... Je suis au eonracitdetoutceia.**
Je sais que volontairement ou non on tous confond atvec
une autre personne, que des considérations de famille...»
Devant TeffE^ement du Nabab, stupéfait de le voir %i
bien renseigné, le duc ne put s'empêcher de sourire:
— Un ministre d'État doit tout savoir... Hais S03rez
tranquille. Vous serez validé quand même. Et une fois
validé...
Jansoulet eut un soupir de soulagement :
*^ Abl monsieur le duc, que tous me faites du bien
m me parlant ainsi. Je commençais à perdre toute con-
fiance... Mes ennemis sont si puissants... Avec çà une
mauvaise chance. Comprenez vous que c'est justement
Le Merquier qui est chargé de faire le rapport sur mon
élection.
— Le Merquier?... diable l...
— Oui, Le Merquier, l'homme d'affaires d'Hemer-
lingue, ce sale cafard qui a converti la baronne , sans
doute parce que sa religion lui défendait d'avoir pour
maîtresse une musulmane.
— Allons, allons, Jansoulet...
— Que voulez- vous, monsieur le duc?... La colère
Vous vient, aussi... Songez à la situation où ces misé-
râbles me mettent. . . Voilà huit jours que je devrais être
validé et qu'ils font exprès de reculer la séanee, parce
qu'ils savent la terrible position dans laquelle je me
trouve, toute ma fortune paralysée, le bey qui attend la
décision de la Chambre pour savoir s'il peut ou non me
détrousser... J'ai quatre-vingts millions là-bas, mon-
sieur le duc, et ici je commence à tirer la langue... J^Qur
peu que cela dure.,.
LE NABAB. Ml
Il «sauya les grosses gouttes de suour qui coulaient
sur ses joues.
— - Eh bien I moi, j*en fais mon affaire de cette valida-
tion, dit le ministre avec une certaine vivacité... Je vais
écrire à Chose de presser son rapport; et quand je de-
vrais me faire porter à la Chambre...
— Votre Excellence est malade? demanda Jansoulet
sur un ton dlntérèt qui n^avait rien de menteur, je vous
jure.
— Non... un peu de faiblesse... Nous manquons de
sang; mais Jenkîns va nous en rendre... N^est-ce pas,
Jeakins?
L'Irlandais, qui n^éeoutait pas, eut un geste vague.
— Tonnerre! Moi qui en ai trop, du sang... }» Et le
Nabab élargissait sa cravate autour de son cou gonflé,
apoplectisé par Témotion, la chaleur delà pièce... «Si je
pouvais vous en céder un peu, monsieur le duc.
— Ce serait un bonheur pour tous deux, fit le mi-
nistre d'État avec une -pâle ironie... Pour vous surtout
qui êtes un violent et qui dans ce moment-ci auriez be-
soin de tant de calme... Prenez garde à cela, Jansoulet.
Méfiez-vous des emballements, des coups de colère où
^l*on voudrait vous pousser... Dites-vous bien maintenant
que vous êtes un homme public, monté sur une estrade,
et dont on voit de loin tous les gestes... Les journaux
vous injurient, ne les lisez pas si vous ne pouvez cacher
Témotion qu'ils vous causent... Ne faites pas ee que j'ai
fait, moi, avec mon aveugle du pont de la Concorde,
œt affreux joueur de clarinette qui me gâte ma vie
depub dix ans à me seriner tout le jour : « De tes fils,
iVorwa...» J'ai tout essayé pour le faire partir de là, l'ar-
gent, les menaces. Rien n'a pu le décider... La police?
Abl bien oui... Avec les idées modernes, ça devient
198 LE NABAB.
toute une affaire de déménager un aveugle de dessus
son pont... Les journaux de l'opposition en parleraient,
les Parisiens en feraient une fable.... Le Savetier et le
Financier.., Le Duc et la Clarinette Il faut que je
me résigne... C'est ma faute, du re3te. Je n'aurais pas
dû montrer à cet homme qu'il m'agaçait... Je suis ^v
que mon supplice est la moitié de sa vie maintenant.
Tous les matins il sort de son bouge avec son chien, son
pliant, son affreuse musique, et se dit : « Allons em-
bêter le duc de Mora.'» Pas un jour il n'y manque, le
misérable... Tenez! si j'entr 'ouvrais seulement la fe-
nêtre, vous entendriez ce déluge de petites notes aigres
par-dessus le bruit de l'eau et d^s voitures... Eh bien !
ce journaliste du J/essa^er c'est votre clarinette, à vous;
si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue, il
ne finira jamais... Là-dessus, mon cher député; je vous
rappelle que vous avez réunion à trois heures dans les
bureaux, et je vous renvoie bien vite à la Chambre.
Puis, se tournant vers Jenkins :
— Vous savez ce que je vous ai demandé, docteur...
Des perles pour après-demain... Et carabinées!...
Jenkins tressaillit, se secoua comme au saut d'iu
rêve :
— C'est entendu, mon cher duc, on va vous donner
du souffle... Oh! mais du souffle... à gagner le grand
prix du Derby. »
Il salua et sortit en riant, un vrai rire de loup aux
dents écartées et toutes blanches. Le Nabab prit congé
à son tour, le cœur plein de gratitude, ma's n'osant
rien en laisser voir à ce sceptique, en qui toute démons-
tration éveillait une méfiance. Et le ministre d'Étal
resté seul, pelotonné devant le feu grésillant et brûlant,
abrité dans la chaleur capitonnée de son luxe, doublée
LE NABAB. 309
ce jour-là par la caresse fiévrense d*un beau soleil de
mai, se remettait à grelotter, à grelotte^ si fort que la
lettre de Félicia, rouverte au bout de s^s doigts blêmes,
et qu'il lisait énamouré, tremblait avec des froissements
soyeux d*étoffe.
C'est une situation bien singulière que celle d'un dé-
puté dans la période qui suit son élection et précède
— comme on dit en jargon parlementaire — la vérifi-
cation des pouvoirs. Un peu l'alternative du nouveau
marié pendant les vingt-quatre heures séparant le ma-
riage à la mairie de sa consécration par l'église. Des
droits dont on ne peut user, un demi-bonheur, des
demi-pouvoirs, la gène de se tenir en deçà ou au delà,
le manque d'assiette précise. On est marié sans Tètre,
député sans en être bien sûr; seulement, pour le dé-
puté, cette incertitude se prolonge des jours et des se-
maines, et comme plus elle dure, plus la validation de-
vient problématique, c'est un supplice pour l'infortuné
représentant à l'essai d'être obligé de venir à la
Chambre, d'occuper une place qu'il ne gardera peut-
être pas, d'entendre des discussions dont il est exposé à
ne pas connaître la fin, de fixer dans ses yeux, dans
ses oreilles le délicieux souvenir des séances parlemen-
taires avec leur houle de fronts chauves ou apoplecti-
ques, leur brouhaha de papier froissé, de cris d'huis-
siers, de couteaux de bois tambourinant sur les tables,
de bavardages particuliers où la voix de l'orateur se
détache en solo tonnant ou timide sur un accompagne-
ment continu.
Cette situation, déjà si énervante, se compliquait
pour le Nabab de ces calomnies d'abord chuchotées,
imprimées maintenant, circulant à des milliers d'exem-
SIO LIS NABAB.
plaices et qui lui Talaieat d*ètre tacitement mis en qua-
rantaine par ses collègues. Les premiers jours il Allait,
Tenait, dans les couloirs, à la bibliothèque, à la buvette,
À la salle des conférencoA, comme les autres, ravi de
poser ses pas dans tous les coins de ce majestueux dé-
dale; mais inconnu de la plupart, renié par quelques
membres du cercle de la rue .Royale qui Tévitaient,
détesté de toute la coterie cléricale dont Le Merqaier
était le chef, et du monde financier hostile à ce milliar-
daire puissant sur la hausse et la baisse comme ces
bateaux de fort tonnage qui déplacent les eaux d'un
port, son isolement ne faisait que s*accentuer en chan-
geant de place, et la même inimitié raccompagnait
partout.
Ses gestes, son allure en gardaient quelque chose de
contraint, une sorte de méfiance hésitante. U^se^Bentait
surveillé. S'il entrait ûn.moment à la buvette , dans cette
grande salle claire ouverte sur les jardins de la prési-
dence, qui lui plaisait parce que là, devant ce large
comptoir de marbre blanc chargé de boissons et de
vivres, les députés perdaient de leurs grands airs impo-
sants, la morgue législative se faisait plus familière,
rappelée au naturel par la nature, il savait quelelende-
main une note railleuse, ofi^ensante, paraîtrait dans le
Messager^ le présentant à ses électeurs comme « xak
humeur de piot » émérite.
Encore une gêne pour lui, ces terribles électeurs.
Ils arrivaient par bandes, envahissaient la salle des
Pas-Perdus, galopaient en tous sens comme de petits
chevreaux ardents et noirs, s'appelant d'un bout à
l'autre de la pièce sonore : « 0 Pél... 0 Tchél... »
humant avec délices Todeur de gouvernement, d'admi-
nistration répandue, faisant des yeux doux aux mi-
LE NABAB. 311
niatre» qui passaient, lés suivant à la piste en reniflant,
comme si de leurs poches vémérables, de leurs porte-
feuilles gonflés quelque prébende aQait tomber; mait
entourant surtout a Houssiou » Jansoulet dé tant de
pétitions exigeantes, de réclamations, de démonstra-
tions', que, pour se débarrasser de ce tumulte gesticulant
sur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui
comme le délégué d*une tribu de Touaregs au milieu
d'Un peuple civilisé, il était obligé d'implorer du regard
quelque huissier di& service, au fait de ces sauvetages et
qui venait tout afiairé lui dire « qu^on l'appelait tout
de suite au huitième bureau. » Si bien que gêné par-
tout, chassé des couloirs, des Pàs-Pbrdus, de la buvette,
le pauvre Nabab avait pris le parti de ne plus quitter
son banc où il se tenait immobile et muet toute la durée
de la séance.
Il avait pourtant un ami à la Chambre, un députénou-
vellement élu dans- les Deux-Sèvres, qu'on appelait
M:. Sarigue, pauvre homme assez semblable à l'animal
itïoflîmsif et disgracié dont il portait le nom, avec son
poil roux et grêle, ses yeux peureux, sa démarche
sautillante dans ses guêtres blanches. Timide à ne
pas dire deux paroles sans bredouiller , presque
aphone^ roulant sans cesse des boules de gomme dans
sa bduche, ce qui achevait d'empâter son discours; on
se demandait ce qu'un infirme pareil était venu faire' à
l'Ass^nblée, quelle ambition féminine en délire avait
poussé vers les emplois publics cet être inapte- à n'im-
porte quelle fonction privée.
Par une ironie amusante du sort, Jansoulet, agité
lui-même de toutes les inquiétudes de sa validation,
était choisi dans le huitième bureau pour faire le rap-
port SUE l'élection des Deux-Sèvres, et M.^ Sarigue
819 LE NABAB.
conscient de son incapacité, plein d'une peur horrible
d*étre renvoyé honteusement dans ses foyers, rôdait
humble et suppliant autou,r de ce grand gaillard tout
crépu dont les omoplatep larges sous une mince et fine
redingote se mouvaient en soufflets de forge, sans se
douter qu*un pauvre être anxieux comme lui se cachait
sous cette enveloppe solide.
En travaillant au rapport de rélection des Deux-Sè-
vres, en dépouillant les protestations nombreuses, les
accusations de manœuvre électorale, repas donnés,
argent répandu, barriques de vin mises en perce à la
porte des mairies, le train habituel d*une, élection de ce
temps-là, Jansoulet frémissait pour son propre compte.
« Mais j*ai fait tout ça, moi... » se disait-il, terrifié, Ahl
H. Sarigue pouvait être tranquille, jamais il n'aurait
mis la main sur un rapporteur mieux intentionné, plus
hidulgent aussi, car le Nabab, prenant en pitié son
patient, sachant par expérience combien cette angoisse
d'attente est pénible, avait hâté la besogne, et l'énorme
portefeuille qu'il portait sous le bras, en sortant de
l'hôtel de Mora, contenait son rapport prêt à être lu au
bureau.
Que ce fût ce premier essai de fonction publique, les
bonnes paroles du duc ou le temps magnifique qu'il fai-
sait dehors, délicieusement ressenti par ce Méridional
aux impressions toutes physiques, habitué à évoluer au
bleu du ciel et à la chaleur du soleil; toujours est-il que
/es huissiers du Corps législatif virent paraître ce jour*
là un Jansoulet superbe et hautain qu'ils ne connais*
salent pas encore. La voiture du gros Hemerlingue, en-
trevue à la grille, recônnaissable à la largeur inusitée
de ses portières, acheva de le remettre en possession
de sa vraie nature d'aplomb et toute en audace. « L'en-
\
LE NABAa; 313
nemi est là... Attention. » En traversant la salle des
Pas-Perdus, il aperçut en effet Thomme . de finance
causant dans un coin avec Le Merquier le rapporteur,
passa tout près d*eux et les regarda d*un air triom-
phant qui fit psnser aux autres: « Qu'est-ce qu'il y a
donc? »
Puis, enchanté de son sang-froid, il se dirigea venk
les bureaux, vastes et hautes salles ouvrant à droite et
à gauche sur un long corridor, et dont les grandes
tables recouvertes de tapis verts, les sièges lourds et
uniformes étaient empreints d'une ennuyeuse solennité.
On arrivait. Des groupes se plaçaient, discutaient, ges-
ticulaient, avec des saints, des poignées de mains, des
renversements de tète», en ombres chinoises sur le fond
lumineux des vitres. Il y avait là des gens qui mar-
chaient le dos courbé, solitaire», comme écrasés ,sous
le poids des pensées qui plissaient leur front. D'autres
se parlaient à l'oreille, se confiant des nouvelles exces-
sivement mystérieuses et de la dernière importance, le
doigt aux lèvres, l'œil écarquillé d'une recommanda-
tion muette. Un bouquet provincial distinguait tout
cela, des variétés d'intonations, violences méridionales,
accents traînards du Centre, cantilènes de Bretagne,
fondus dans la même suffisance imbécile et ventrue;
des redingotes à la mode de Landerneau, des souliers
de montagne, du linge filé dans les domaine^, et des
aplombs de clocher ou de cercles de petite ville, des
expressions locales, des provincialismes introduits brus-
quement dans la langue politique et administrative»
cette phraséologie flasque et incolore qui a inventé a les
questions brûlantes revenant sur Teau » elles a indivi-
dualités sans mandat. »
A voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiez dit les
f T
tl4 LE NÀBAB.
plus grands remueurfi dldées de la terre ; malheurease-
ment ils se transformaient les jours de séance, se te-
naient cois à leur banc, peureux comme des écoliers
tous la férule du maître, riant avec bassesse aux plai-
santeries de rhomme d*esprit qui les prési<lait ou pre*
nant la parole pour des propositions stupéfiantes^ de
ces interruptions àfkire croire que ce n'est pa» s«cde-
ment un type, mais toute une race qu'Henri Ifonnier a
stigmatisée dans son immortel croquis. Deux oa> trois
orateurs pour toute la Chambre, le reste sachant trôs*
bien se camper devant la cheminée d'un salon de pro-
vince, après un excellent repas chez le préfet, pour dirs
d'une voix de nez «l'administration, Mes^eurs... »
ou « le gouvernement de l'empereur...; » mais inca-
pable d'aller plus loin.
D'ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouir par ces
poses, ce bruit de rouet à vide que font les importants;
mais aujourd'hui lui-même se trouvait à Tunisson
général. Pendant qu'assis au milieu de la table verte,
son portefeuille devant lui, ses deux coudes bien étalés
dessus, il lisait le rapport rédigé par de Géry, les mem-
bres du bureau le regardaient émerveillés.
C*était un résumé net, limpide et rapide de leurs tra-
vaux de la quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leurs
idées si bien exprimées qu'ils avaient grand'peine à
les reconnaître. Puis, deux ou trois d'entre eux ayant
trouvé que le rapport était trop favorable, qu'il glissait
trop légèrement sur certaines protestations parvenues
au bureau , le rapporteur prit la parole avec une assu-
rance étonnante, la prolixité, l'abondance des gens de
son pays, démontra qu'un député ne devait étrerespon-
sable que jusqu'à un certain point de l'imprudence de
ses agents électoraux, qu'aucune élection jie résisterait
LE NA£AB. 81»
sans cela à un contrôle un peu minutieux ; et, comme
au fond c'était sa propre cause qu'il plaidait, il y appor-
tait une conviction, une chaleur irrésistible, en ayant
soin de lâcher de temps à autre un de ces longs sub-
stantifs blafards à mille pattes, tels que la commisaioc
les aimait.
Les autres Técoutaient, recueillis, se communiquant
leurs impressions par des hochements de tête, faisan^tt
pour mieux fixer leur attention, des paraphes et des
bonshommes sur leurs cahiers, ce qui allait bien avec
le bruit écolier des couloirs, un murmure de leçons
récitées, et ces tas de moineaux qu'on entendait piailler
sous les croisées dacs une cour dallée, entourée d'ar-
cades, une vraie cour de collège. Le rapport adopté,
on fit venirM. Sarigue pour quelques explications sup-
plémentaires. Il arriva blême, défait, bégayant comme
un criminel sans conviction, et vous auriez ri de voir
de quel air d'autorité et de protection Jansoulet l'en-
eourageait, le rassurait : « Remettez-vous donc, mon
cher collègue... » Mais les membres du S*' bureau ne
riaient pas. C'étaient tous ou presque tous des messieurs
Sarigue dans leur genre, deux ou trois absolument
ramollis, atteints d'aphasie partielle. Tant d'aplomb,
tant d'éloquence les avait enthousiasmés.
Quand Jansoulet sortit du Corps législatif, reconduit
jusqu'à sa voiture par son collègue reconnaissant; il
était environ six heures. Le temps splendide, un beau
soleil couchant sur la Seine toute en or vers le Troca-
déro tenta pour un retour à pied ce plébéien robuste,
à qui les convenances imposaient de monter en voiture
et de mettre des gants, mais qui s*en passait le plus
souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviette
sous le bras, s'engagea sur le pont de la Concorde. De-
flO LE NABAB.
puis le !•' mai, il n'avait pas éprouvé un bicfn-être sem-
blable. Roulant des épaules, le chapeau un peu en
arrière dans l'attitude qu'il avait vu prendre aux hom-
mes politiques excédés, bourrelés d'affaires, laissant
s'évaporer à la fraîcheur de l'air toute la fièvre labo-
rieuse de leur cerveau, comme une usine lâche sa va-
peur a'i ruisseau à la fin d'une journée de travail, il
marchait parmi d'autres silhouettes pareilles à la sienne,
visiblement sorties de ce temple à colonnes qui fait
face à la Madeleine par-*dessus les fontaines monumen-
tales de la placcw Sur leur passage, on se retournait,
on disait : « Voilà des députés... » Et Jansoulet en res-
sentait une joie d'enfant, une joie de peuple faite d'i-
gnorance et de vanité naïvn.
« Demandez le Messager^ édition du soir. »
Cela sortait du kiosque à journaux au coin du pont,
à cette heure rempli de feuilles fraîches en tas que
deux femmes pliaient vivement et qui sentaient bon la
presse humide, les nouvelles récentes, le succès du
jour ou son scandale. Presque tous les députés ache-
taient un numéro, en passant, le parcouraient bien vite
dans l'espoir de trouver leur nom. Jansoulet, lui, eut
peur d'y voir le sien et ne s'arrêta pas. Puis tout de
suite il songea : « Est-ce qu'un homme public ne doit
pas être au-dessus de ces faiblesses? Je suis assez fort
pour tout lire maintenant. » Il revint sur ses pas et prit
un journal comme ses collègues. Il l'ouvrit, très-calme,
droit à la place habituelle des articles de Moêssard.
Justement il y en avait un. Toujours le même titre :
Chinoiseries^ et un Af pour signature:
— Ah I ah I fit l'homme public, ferme et froid comme
un marbre, avec un beau sourire méprisant. La leçon
de Mora tintait encore à ses oreilles, et l'eût-il oubliée
LE NABAB. 117
que Tair de Norma égrené, en petites notes ironiqaes
non loin de là aurait suffi à la lui rappeler. Seulement,
tout calcul fait dans Içs éyénements hâtés de nos exis-
tences, il faut encore compter sur Timprévu ; et e'est
pourquoi le pauvre Nabab sentit tout à coup un flot de
sang TaTCugler, un cri de rage s'étrangler dians la con-
traction subite de sa gorge... Sa mère, sa vieille Fran-
çoise se trouvait mêlée cette fois à Tinfàme plaisanterie
du « bateau de fleurs. » Gomme il visait bien, ce
Moëssard, comme il savait les vraies places sensibles
dans ce cœur si naïvement découvert I
<K Du calme, Jansoulet, du calme... »
Il avait beau se répéter cela sur tous les tons, la co-
lère, une colère folle, cette ivresse de sang qui veut du
sang Tenveloppait. Son premier mouvement fdt d'ar-
rêter une voiture de place pour s'y précipiter, s'arra-
cher à la rue irritante, débarrasser son corps de la
préoccupation de marcher et de se conduire, —
d'arrêter une voiture comme pour un blessé. Hais ce
qui encombrait la place à cette heure de rentrée
générale, c'étaient des centaines de viictorias, de
calèches, de coupés de maître descendant de la gloire
fulgurante de l'Arc-de-Triomphe vers la fraîcheur vio-
lette des Tuileries, précipités l'un sur l'autre dans la
perspective penchée de l'avenue jusqu'au grand carre-
four où les statues immobiles, au front leurs couronnes
de tours et fermes sur leurs piédestaux, les regardaient
se séparer vers le faubourg Saint-Germain, les rues
Royale et de Rivoli.
Jansoulet, son journal à la main, traversait ce tumulte
sans y penser, porté par Thabitude vers le cercle où
il allait tous les jours faire sa partie de six à sept.
Homme public, il Tétait encore; mais agité, parlant
27.
tl6 L& NABAB.
tout haut, balbutiant des jurons et des menaces d-uae
voix subitement redevenue tendre au souvenir de la
vieille bonne femme... L*avoir roulée là-dedans, elle
aussi... Ohl si elle lisait, si elle pouvait comprendre»..
Quel châtiment inventer pour un pareil infâme... U
arrivait à la rue Royale, dû s*engouf!raient avec des ra-
pidités de retour et des éclairs d*essieux, des visions de
femmes voilées, de chevelures d'enfants blonds, des
équipages de toutes sortes rentrant du Bois, apportant
an peu de terre végétale «ur le pavé de Paris^t des ef-
fluves de printemps mêlées à des senteurs de poudre de
riz. En face du ministère de la marine, un phaéton très*
haut sur ses roues légères, ressemblant assez à un grand
faucheux, dont le petit groom cramponné au caisson et
les deux personnes occupant le siège du devant auraient
formé le corps, manqua d*accrocher le trottoir «a tonr-
mant.
Le Nabab leva la tète, étouffa un cri.
A côté d'une fille peinte, en cheveux roux, coiffée
d'un tout petit chapeau aux larges brides, et qui, juchée
sur son coussin de cuir, conduisait le cheval des mains,
des yeux, de toute sa factice personne à la fois raide el
penchée en avant, se tenait, rose et maquillé aussi, fleuri
•ur le même fumier, engraissé aux mêmes vices, Moês-
lard, le joli Moêasard. La fille et le journaliste, et le
plus vendu des deux, ce n'était pas elle encore I Domi-
nant ces femmes allongées dans leurs calèches, ces hom-
mes qui leur faisaient face engloutis sous des volants
de robes, toutes ces poses de fatigue et d'ennui que let
repus étalent en public comme un mépris du plaisir et
de la richesse, ils trônaient insolemment, elle très-fière
de promener l'amant de la reine, et lui sans la moindre
honte à côté de cette créature qui raccrochait les hom-
LE NABAB. ^l^
mes dans les ailées du bout de son fouet, à Tabri, sur
son siège en perchoir, des rafles salutaires de la police.
Peut-être avait-il besoin, pour émoustiller sa royale
maîtresse, de pavaner ainsi sous ses fenêtres en com-
pagnie de Suzanne Bloch, dite Suze la Rousse.
— Hepl... hep doncl
Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines, vrai
cheval de cocotte, se remettait de son écart dans le
droit chemin avec des pas de danse, des grâces sur
place sans avancer. Jansoulet lâcha sa serviette, et
comme s'il avait laissé choir en même temps toute ^sa
gravité, son prestige d'homme public, il fit un bond
terrible et sauta au mors de la. bête, qu.'il maintint .de
ses fortes mains à poils.
Une arrestation rue Royale, et en plein jaur, il fallait
ce Tartare pour oser un coup pareil I
— A bas, dit-il à Moëssard dont la ^figure s'était
plaquée de vert et de jaune en l'apercevant. A bas, tout
de suite...
— Voulez - vous bi^i lâcher mon cheval , espèce
d'enflé t.. .
— Fouette, Suzanne, c'est le Nabab.
Elle ^saya de ramasser les rênes, mais l'animal»
maintenu, se cabra si vivement qu'un peu plus, comme
une fronde, le fragile équipage aurait envoyé au loin
tous ceux qu*il portait. Alors, furieuse d'une de ces rages
de faubourg qui font éclater en ces filles tout le vernis
dé leur luxe et de leur peau, elle cingla le Nabab de deux
coups de fouet qui glissèrent sur le visage tanné et dur,
mais lui communiquèrent une expression féroce, ac-
centuée par le nez court devenu blanc, fendu au bout
comme celui d'un terrier chasseur.
— Destc^ndez, nom de Dieu, ou je chavire tout...
190 LE NABAB.
Dans nn remous de voitures arrêtées faute de circu-
iation possible ou qui tournaient lentement Tobstacle
avec des milliers de prunelles curieuses, parmi des cris
de cochers, des cliquetis de mors, deux poignets de fer
secouaient tout Téquipage...
— Saute... mais saute donc... tu vois bien qu'Q va
nous verser... Quelle poignet
Et la fille regardait Thercule avec intérêt.
A peine Moëssard eut-il mis pied à terre, avant qu'il'
se fût réfugié sur le trottoir où des képis noirs se
hâtaient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la
nuque comme un lapin, et sans souci de ses protesta-
tions, de ses bégaiements effarés :
— Oui, oui, je te rendrai raison, misérable... Mais
avant, je veux te faire ce qu'on fait aux bétes malpro-
pres pour qu'elles n*y rodennent plus...
Et rudement il se mit à le frotter, à le débarbouiller
de son journal qu'il tenait en tampon et dont il Tétouf-
fait, l'aveuglait avec des écorchures où le fard saignait*
On le lui arracha des mains, violet, suffoqué. En se
montant encore un peu, il l'aurait tué.
La lutte finie, rajustant ses manches qui remon-
taient, son linge frobsé, ramassant sa serviette d'où les
papiers de l'élection Sarigue volaient éparpillés jusque
dans le ruisseau, le Nabab répondit aux sergents de
ville qui lui demandaient son nom pour dresser pro-
cès-verbal : <c Bernard Jansoulet , député de la Corse* ii
Homme public t
Alors seulement il se souvint qu'il Tétai L Qui s'en
serait douté à le voir ainsi essoufflé et tète nue comme
un portefaix qui sort d'une rixe, sous les regards avideSi
railleurs à froid, du rassemblement en train de se dis*
perser?
i
XVII
L'APPARITION
Si VOUS voulez de la passion sincère et sans détour
si TOUS voulez des effusions, des tendresses, du rire, de
ce rire des grands bonheurs qui confine aux larmes
par un tout petit mouvement de bouche, et de la belle
folie de jepnesse illuminée d*yeux clairs, transparents
jusqu'au fond des âmes, il y a de tout cela ce matin
dimanche dans une maison que vous connaissez, une
maison neuve, là-bas, tout au bout du vieux faubourg.
La vitrine du rez-de-chaussée est plus brillante que
d'habitude. Plus allègrement que jamais les écriteaux
dansent au-dessus de la porte, et parles fenêtres ou-
vertes montent des cris joyeux, un envolement de
bonheur.
« Reçu, il est reçu... Oh I quelle chance ... Henriette,
Élise, arrivez donc... La pièce de M. Maranne est
reçue, d
Depuis hier, André sait la nouvelle. Gardailhac, le
directeur des Nouveautés, Fa fait venir pour lui appren-
dre qu'on allait monter son drame tout de suite, qu'il
ferait joué lemdis prochain. Us ont passé la soirée à
m LE NABAB.
parler des décors, de la distribution; et, comme en
Centrant du théâtre il était trop tard pour frapper
chez les voisins, Theureux auteur a guetté le jou»*
dans une impatience fiévreuse, puis dès qu'il a en-
tendu marcher au-dessous, les persiennes s'ouvrir en
claquant sur la façade, il est descendu bien vite annon-
cer à ses amis la bonne nouvelle. A présent les voilà
tous réunis, ces demoiselles en gentil déshabillé, les
cheveux tordus à la hâte et M. Joyeuse que l'événe-
ment a surpris en train de faire sa barbe, montrant
sous son bonnet brodé une étonnante figure mi-partie,
un côté. rasé, l'autre non. Mais le plus ému, c'est
André Maranne, car vous savez ce que la réception de
Révolte représente pour lui, ce dont ils sont convenus
avec Bonne Maman. .Le pauvre garçon la regarde
comme pour chercher dans ses yeux un encouragement ;
et les yeux un peu railleurs et bons ont l'air de dire :
« Essayez toujours. Qu'est-ce qu'on risque? » Il
regarde aussi, pour se donner du courage, mademoi-
selle Élise, jolie comme une fleur, ses grands cils
abaissés. Enfin, prenant son parti :
« Monsieur Joyeuse, dit-U d'une voix étranglée, j'ai
une communication très-grave à vous faire. »
M. Joyeuse s'étonne :
« Une communication... Ahl mon Dieu, vous m*ef«
frayez... »
Et, baissant la voix, lui aussi :
« Est-ce qu^ ces demoiselles sont de trop? »
Non. Bonne Maman sait ce dont il s'agit. Made-
moiselle Élise doit aussi s'en douter. Ce sont seulemenl
les enfants... Mademoiselle Henriette et sa sœur sont
priées de se retirer, ce qu'elles font aussitôt, l'une d'un
mir majestueux et vexé, en vrai fille des Saint- Amanà»
LK NABAB. 323
l*aatre, la jeune Chinoise Yaïa, avec une foUe envie de
rire à peine dissimulée.
Alors un grand silence. Piiis ramoureux commence
sa petite histoire.
Je crois hien que mademoiselle Élise se doute en
effet de quelque chose, car dès que le jeune Toisin a
parlé de communication, elle a tiré son « Ansart et
Rendu » de sa poche et s*est plongée précipitamment
dans les aventures d'un tel dit le Hutin, émouvante
lecture qui fait trembler le livre entre ses doigts. Il y
a de quoi trembler certes, devant Tefiarement, la stu-
peur indignée, avec lesquels M*. Joyeuse accueille cette
demande de la main de sa fille :
« Est-ce possible? Gomment cela s'est-il fait? Quel
prodigieux événement 1 Qui se serait jamaiB doute
d'une chose pareille ? »
Et tout à coup le bonhomme part d'un immense
éclat de rire. Eh bieni non, ce n'est pas vrai. Voilà
longtemps qu'il connaît Taffaire, qu'on l'a mis au cou-
rant de tout...
Le père au courant de tootl Bonne Maman les a
donc trahis?... Et devant les regards de reproche qui se
tournent de son côté, la coupable s'avance en souriant:
« Qui, mes amis, c'est moi... Le secret était trop
lourd. Je n'ai pu le garder pour moi seule... Et puis le
père est si bon... On ne peut rien^l^i cacher. »
En pariant ainsi, elle saute au cou du petit [homme
mais la place est assez grande pour deux, et 'quanci
mademoiselle Élise s'y réfugie à son tour, il y a encore
une main tendue, afiectueuse, paternelle, vers celui
que M. Joyeuse considère désormais comme son en-
fant. Étreintes silencieuses, longs regards qui se croi-
sent émus ou passionnés, minutes bienheureuses qu'on
324 LE NABAB.
voudrait reteoir toujours par le bout fragile de leurs
ailes I On cause, on rit doucement en se rappelant
certains détails. M. Joyeuse raconte que le secret lui a
été révélé tout* d*abord par des esprits frappeurs, un
jour qu'il était seul chez André. « Comment vont les
affaires, monsieur Maranne? » demandaient les
esprits, et lui-même a répondu en Tabsence de Ma-
ranne : « Pas trop mal pour la saison, messieurs les
esprits. » Il faut vpir de quel air malicieux le petit
homme répète : « Pas trop mal pour la saison..., »
tandis que mademoiselle Élise, toute confu9« à l'idée
aue c'est avec son père qu'elle correspondait ce jour-là,
disparait sous ses boucles blondes...
Après cette première émotion, les voix posées, on
parle plus sérieusement. U est certain que madame
Joyeuse née de Saint-Amand n*aurait jamais consenti à
ce mariage. André Maranne n'est pas riche, noble
encore moins ; mais le vieux comptable n'a pas, heu-
reusement, les mêmes idées de grandeur que sa femme.
Ils s'aiment, ils sont jeunes, bien portants et honnêtes,
voilà de belles dots constituées et qui ne coûteront pas
lourd d'enregistrement chez le notaire. Le nouveau
ménage s'installera à l'étage au-dessus. On gardera la
photographie, à moins qdeHévolte ne fasse de.« recettes
énormes. (On peut se fler à l'Imaginaire pour cela.) En
tout cas le père sera toujours près d'eux, il a une bonne
place chez son agent de change, quelques expertises à
faire pour le Palais ; pourvu que le petit navire vogue
toujours dans les eaux du grand, tout ira bien, avec
l'aide du flot, du vent et de Téloile.
Une seule question préoccupe M. Joyeuse : € Les pa-
rents d'André consentiront-ils à ce mariage? Comment
le docteur Jenkins, si riche, si célèbre.. »
LE NABAB 335
« Ne parlons pas de cet homme, dit André en pâlis-
sant, c'est un misérable à qui je ne dois rien... qui ne
in*est rien... »
Il s'arrête, un peu gêné de cette explosion de colère
qu*il n'a pas su retenir et ne peut expliquer, et il
reprend avec plus de douceur :
a Ma mère, qui vient me voir quelquefois malgré la
défense qu'on lui a faite, a été la première informée de
nos projets. Elle aime déjà mademoiselle Ëlise, comme
sa Bile. Vous verrez Mademoiselle, comme elle est
bonne, comme elle est belle et charmante. Quel malheur
qu'elle appartienne à un si méchant homme qui la
tyrannise, la torture jusqu'à lui défendre de prononcer
le nom de son fils I »
Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en dit
long sur le gros chagrin qu'il cache au fond de son
cœur. Mais quelle tristesse pourrait tenir devant le
cher visage éclairé de boucles blondes, et la perspective
radieuse de l'avenir? Les graves questions résolues, on
peut rouvrir la porte et rappeler les deux exilées. Pour
ne pas remplir ces petites têtes de pensées au-dessus
de leur âge, on est convenu de ne rien dire du prodi-
gieux événement, de ne rien leur apprendre sinon
qu'il faut s'habiller à la hâte, déjeuner encore plui
vite, pour pouvoir passer l'après-midi au Bois, où
Maranne leur lira sa pièce, en attendant d'aller à Su«
resne^ manger une friture chez Kontzen ; tout un pro-
gramme de délices en l'honneur de la réception de Ré^
volte et d'une autre bonne nouvelle qu'elles sauront
plus tard.
— Ahl vraiment... Quoi donc? demandent d'un air
innocent les deux fillettes.
Mais si vous croyez qu elles ne savent pas de quoi il
LE NABAB.
s*agit, si vous pensez que, lorsque mademoiselle Élise-
i rappait trois coups au plafond, elles s'imaginaient qu
c *6tail spécialement pour s'informer de la clientèle, tous
'■ tes plus ingénus encore que le père Joyeuse.
— C'est bon, c'est bon, Mesdemoiselles... Allez ton*
jonrs vous habUler.
Alors commence un autre refrain :
— Quelle robe f au t*il mettre, Bonne Maman?... La
grise?...
— Bonne Maman, il manque une bride à mon cha~
peau.
— Bonne Maman, ma fille, je n'ai donc plus de cra*
Tate empesée.
Pendant dix minutes , c*est autour de la charmante
aïeule un ya^et-vient, des instances. Chacun a besoin
d'elle, c'est elle qui tient les clefs de tout, distribue le
joli linge blanc fin tuyauté, les mouchoirs brodés, les
gants de toilette, toutes ces richesses qui, sorties des
cartons et des armoires, étalées sur les lits, répandent
dans une maison l'allégresse claire du dimanche.
Les travailleurs, les gens à la tâche la connaissent
seuls cette joie qui revient tous les huit jours consa-
crée par l'habitude d'un peuple. Pour ces prisonnier»
de la semaine, l'almanach aux grilles serrées s'en-
trouvre de distance en distance en espaces lumineux,
en prises d'air rafraîchissantes. C'est le dimanche, le
jour si long aux mondains, aux Parisiens du boulevard
dont il dérange les manies, si triste aux dépatriés sans
famille, et qui constitue pour une foule d'êtres la seule
récompense, le seul but aux efforts désespérés de six
jours de peine. Ni pluie, ni grêle, rien n'y fait, rien ne
les empêchera de sortir, de tirer derrière eux la porte de
râtelier désert, du petit logement étoufl'é. Mais, quand
LE NABAB. d27
le printemps s'en mêle, quand un soleil de mai l'éclaire
€omme ce malin, qu'il peut s'habiller de couleurs heu-
reuses, pour le coup le dimanche est la fête des fêtes.
Si on veut bien le connaître, il faut le voir surtout axa
quartiers laborieux, dans ces rues sombres qu'il illu-
mine, qu'il élargit en fermant les boutiques, en remi-
sant les gros camions de transport, laissant la place
libre pour des rondes d'enfants débarbouillés et parés,
et des parties de volants mêlées aux grands circuits des
hirondelles sous quelque porche du vieux Paris. Il faut
le voir aux faubourgs grouillants, enfiévrés, où dés le
matin on le sent planer, reposant et doux, dans le si-
lence des fabriques, passer avec le bruit des cloches et
ce coup de sifflet aigu des chemins de fer qui met dans
l'horizon, tout autour des banlieues, comme un immense
chant de départ et de délivrance. Alors on le comprend
6t on l'aime.
Dimanche de Paris, dimanche des travailleurs et dm
humbles, je t'ai souvent maudit sans raison, j'ai versé
des flots d'encre injurieuse sur tes joies bruyantes et dé-
bordantes, la poussière des gares pleines db ton bruit
et les omnibus affolés que tu prends d'assaut, sur tes
chansons de guinguette promenées dans des tapissières
pavoisées de robes vertes et roses, tes orgues de Bar-
barie aux mélopées traînant sous le balcon des cours
désertes; mais aujourd'hui, abjurant mes erreurs, je
t*exalte et je te bénis pour tout ce que tu donnes de
joie, de soulagement au labeur courageux et honnête,
pour le rire des enfants qui t'acclament, la fierté des
mères heureuses d'habiller leurs petits eu ton honneur^
pour la dignité que tu conserves aux logis des plus pau-
vres, la nippe glorieuse mise de côté pour toi au fond
de la vieiLe commode écloppée; je te bénis surtout à
8S8 LE NAfiAB.
cause de tout le bonheur que tu apportais en surcroît ce
matin-là dans la grande maison neuve au bout de l'an-
cien faubourg.
Les toilettes terminées, le déjeuner fini, pris sur le
pouce «— et sur le pouce de ces demoiselles vous pensez
ce qu'il peut tenir — on était venu mettre les chapeaux
devant la glace du salon. Bonne Maman jetait son coup
d'œil général, piquait ici une épingle , renouait un ru-
ban là, redressait la cravate paternelle; mais, tandis que
tout ce petit monde piaffait d'impatience, appelé au de-
hors par la beauté du jour, voilà un coup de sonnette
qui retentit et vient troubler la fête.
— Si on n'ouvrait pas?... proposent les enfants.
Et quel soulagement, quel cri de joie en voyant en-
trer l'ami Paul!
— Vite, vite, venez; qu'on vous apprenne la bonne
nouvelle... »
Il le savait bien avant tous que la pièce était reçue.
Il avait eu assez de mal pour la faire lire à Gar-
dailhac, qui, sur la seule vue des « petites lignes, »
comme il appelait les vers, voulait envoyer le manus-
crit à la Levantine et à son masseur, ainsi que cela se
pratiquait pour tous les ours du théâtre. Mais Paul se
^arda de parler de son intervention. Quant à l'autre
événement, celui dont on ne disait mot à cause des en-
fants, il le devina sans peine au bonjour frémissant de
Maranne, dont la blonde crinière se tenait toute droite
sur son front à force d'être relevée à deux mains par le
poëte, comme il faisait toujours dans ses moments de
joie, au maintien un peu embarrassé d'Élise, aux airs
triomphants de M. Joyeuse, qui se redressait dans ses
habits fiais, tout le bonheur des siens écrit sur sa
figure.
LE .NAIÎAÎJ 320
Bonne Maman seule gardait son air paisible d'ha-
bitude ; mais on sentait en elle, dans son empresse-
ment autour de sa sœur, une certaine attention en-
core plus tendre, un soin de la rendre jolie. Et c*était
délicieux ces vingt ans qui en paraient d'autres, sans
envie, sans regret, avec quelque chose du doux renon-
cement d'une mère fêtant le jeune amour de sa fille en
souvenir d'un bonheur passé. Paul voyait cela, il était
même seul à le voir; mais, tout en admirant Aline, il se
demandait avec tristesse s'il y au^it jamais place en ce
cœur maternel pour d'autres affections que celles de la
famille, des préoccupations en dehors du cercle tran-
quille et lumineux où Bonne Maman présidait si genti-
ment le travail du soir.
L'Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle privé
par-dessus le marché de l'ouïe, de la parole, et ne se
conduisant que par des presciences, des divinations, des
facultés nerveuses de malade. C'est pitié vraiment de le
voir errer, tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler
du doigt les appuis où il se guide avec des maladresses
méfiantes d'infirme. Au moment même où il mettait
en doute la sensibilité d'Aline, Paul, annonçant à ses
amis qu'il partait pour un voyage de plusieurs jours,
peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur
subite de la jeune fille , n'entendit pas le cri doulou-
reux échappé de ses lèvres discrètes :
a Vous partez? »
Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet de laisser
son pauvre Nabab au milieu de -sa meute enragée;
pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et
puis ce voyage était indispensable.
« Et la Territoriale^ demanda le vieux comptable
revenant toujours à son idée,.. Où ça en est-il?... Je
3S.
^30 LE NABÂB.
yoi& encore le nom de Jansoulet en tète du conseil
d'administration... Tous ne pouvez donc pas le tirer de
cette caverne d'Ali-Baba?... Brenez garde... prenez
f;arde...
— Ehl je le sais bien, monsieur Joyeuse... Mais»
pour sortir de là avec honneur, il faut de Targeni,
beaucoup d'argent, un nouveau sacrifice de deux on
trois millions; et nous ne les avons pas... C'est juste-
ment pour cela que je vais à Tunis essayer d'arracher
a la rapacité du bey un morceau de cette grande fortune
qu'il détient si injustement... En ce moment, j'ai encore
quelque chance de réussir, tandis que plu&^tard peni^
^tre...
— Partez vite alors, mon cher garçon, et si vous
revenez avec un gros sac, ce que je vous souhaite,
occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez
qu'il suffit d'un actionnaire moins patiept que les autres
pour tout faire sauter, exiger une enquête; et vous
savez, vous, ce qu'elle révélerait, l'enquête... A la*ré-
flexion même, ajouta M. Joyeuse dont le front se plis-
sait, je m'étonne que Hemerlingue, dans sa haine
contre vous^ ne se soit pas procuré en sous-main quel-
ques actions... »
Il fut interrompu par le concert, de malédictions,
4'imprécations que soulevait le nom de Hemerlingue
parmi toute cette jeunesse haïssant le gros banquier
pour le mal qu'il avait fait au père, pour celui qu'il
voulait à ce bon Nabab adoré dans la maison à traveri
Paul de Géry.
«Hemerlingue, sans cœurl... Scélérat I... Méchant
homme I »
Mais, au milieu de tous ces cris, l'Imaginaire continuait
sa supposition du gros baron devenant actionnaire de la
LB NABAB. 881
Territoriale pour pouvoir citer son ennemi devant lei
tribunaux. Et Ton se figure la stupeur d'André Maranne
absolument étranger à toute oette affaire, lorsqu'il vit
M. Joyeuse se tourner vers lia, la face pourpre et gon-
fiée, et le désigner du doigt avec ces mots terriblet :
« Le plus coquin ici, c'e8t encoxa vous. Monsieur.
— Oh! papa, papa... qu'est-ce que tu dis?
— Hein?... Quoi donc?... Ahl pardon, mon char
André... Je me croyais dans le cabinet du juge d'in-
struction, en face de ce drôle... C'est ma maudite
cervelle qui s'emporte toujours au diable au vert... »
Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutes les ctoU
sèes ouvertes, aUa se mêler aux mille bruits de voitures
roulantes et de peuple endimanché remontant l'avenue
des Ternes; et l'auteur d&Itévolte profita de la diver-
sion pour demander si on n'allait pas bientôt se mettre
en route... Il était tard... les bonnes placée seraient
prises dan» le Bois ...
a Au Bois de Boulogne, un dimanche I fit Paul dp
Géry.
— Ohl notre bois n'est pas le vôtre, répondit Aline
en souriant... Venez avec nous, vous verrez. »
Vous est-il arrivé, promeneur solitaire et contem-
platif, de vous coucher à plat- ventre dans le taillis her-
beux d'une forêt, parmi cette végétation particulière
poussée entre les feuilles tombées de l'automne, variée,
multiple, et de laisser vos yeux errer au ras de terre
devant vous? Peu à. peu le sentiment de la hauteur se
perd, les branche» croisées des chênes au-dessus de vos
têtes forment un ciel inaccessible, et vous voyez une
forêt nouvelle s'étendre sous l'autre, ouvrir ses avenues
profondes pénétrées d'une lumière verte et mystérieuse»
Sat LE NABAB.
formées d*arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes
rondes avec des apparences exotiques ou sauvages , des
hampes de cannes à sucre, des grâces roides de pal-
miers, des coupes fines retenant une goutte d*eau, des
girandoles portant de petites lumières jaunes que le
vent souffle en passant. Et le miracle, c'est que, sous
ces ombres légères, vivent des plantes minuscules et
des milliers d'insectes dont Texistence, vue de si près,
vous révèle tous ses mystères. Une fourmi, embarrassée
comme un bûcheron sous le faix, traîne un brin
d*écorce plus gros qu'elle; un scarabée chemine sur une
herbe jetée comme un pont d'un tronc à un autre,
pendant que , sous une haute fougère isolée dans un
rond-point tout velouté de mousse, une petite bête
bleue ou rouge attend, les antennes droites, qu'une
autre bestiole en route là-bas par quelque allée déserte
arrive au rendez-vous sous l'arbre géant. C'est une
petite forêt sous la grande, trop près du sol pour que
celle-ci l'aperçoive, trop humble, trop cachée pour
être atteinte par son grand orchestre de chants et de
tempêtes.
Un phénomène semblable se passe au Bois de Bou-
logne. Derrière ces allées sablées, arrosées et nettes, où
des files de roues tournant lentement autour du lac
tracent tout le jour un sillon sans cesse parcouru, ma-
chinal, derrière cet admirable décor de verdures en
murailles, d'eau captive, de roches fleuries, le vrai
bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces, pousse et re-
pousse, formant des abris impénétrables, traversés de
menus sentiers, de sources bruissantes. Gela, c'est le
bois des petits, le bois des humbles, la petite forêt sous
la grande. Et Paul, qui, de l'aristocratique promenade
[parisienne ne connaissait que les longues avenues, le
LE NABAB. 333
lac ét'ncelant aperçu du fond d'un carrosse ou du haut
d'un break à quatre roues dans la poussière d'un retour
de Longchamps, s'étonnait de voir le coin délicieuse-*
ment abrité où ses amis l'avaient conduit.
G^était au bord d'un étang jeté en miroir sous des
saules, couvert de nénuphars et de lentilles d'eau,
coupé de place en place de larges moires blanches,
rayons tombés, étalés sur la surface luisante, et que de
grandes pattes d'argyronètes rayaient comme avec des
pointes de diamant.
Sur les berges en pente abritées d'une verdure déjà
serrée quoique grêle, on s'était assis pour écouter la
lecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflées
sur l'herbe faisaient penser à quelque Décameron plus
naïf et plus chaste, dans une atmosphère reposée. Pouf
compléter ce bien-être de nature, cet aspect de cam-
pagne lointaine, deux ailes de moulin, dans un écart
de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que de
l'éblouissante vision luxueuse croisée à tous les carre-
fours du bois, il n'arrivait qu'un roulement confus et
perpétuel qu'on finissait par ne plus entendre. La voix
du poète, éloquente et jeune, montait seule dans le
silence, les vers s'envolaient frémissants, répétés tout
bas par d'autres lèvres émues, et c'étaient des approba-
tions étouffées, des frissons aux passages tragiques.
Même on vit Bonne Maman essuyer une grosse larme.
Ce que c'est pourtant que de n'avoir pas de broderie
en main.
La première œuvre I... Révolte était cela pour Andréi
cette première œuvre toujours trop abondante et toufl'ue
dans laquelle l'auteur jette d'abord tout un arriéré
d'idées, d'opinions, pressées comme les féaux au bord
d'une écluse, et qui est souvent la plus riche sinon la
S34 LE NABAB.
meilleure d*an écrivain. Quant an sort qui l'attendait»
nul n'aurait pu le dire; et Tincertitude planant sur la
lecture du drame ajoutait à son émotion celle de chaque
auditeur, les vœux tout de blanc vêtus de mademoiselle
Élise, les hallucinations fantaisistes de M. Joyeuse, et
les souhaits plus positifs d'Aline installant d'avance la
modeste fortune de sa sœur dans le nid, battu des vents
mais envié de la foule, d'un ménage d'artiste.
Ahl si quelqu'un de ces promeneurs tournant pour
la centième fois autour du lac, accablé par la mono-
tonie de son habitude, était venu écarter les branches,
quelle surprise devant ce tableau I Mais se serait-il bien
4outé de tout ce qu'il pouvait tenir de passion, de rêves,
de poésie et d'espérance dans ce petit coin de verdure
guère plus large que l'ombre dentelée d'une fougère
«ur la mousse ?
« Vous aviez raison, je ne connaissais pas leBob^..
disait Paul tout bas à Aline appuyée sur son bras. »
Ils suivaient maintenant une allée étroite et couverte»
et tout en causant marchaient d'un pas très- vif , bien en
avant des autres. Ce n'était pourtant pas la terrasse du
père Eontzen ni ses fritures croustillantes qui les atti-
raient. Non, les beaux vers qu'ils venaient d'entendre
les avaient emportés très-haut, et ils n'étaient pas en-
core redescendus. Us allaient devant eux vers le bout
toujours fuyant du chemin qui s'élargissait à son extré^
mité dans une gloire lumineuse, une poussière de rayons
comme si tout le soleil de cette belle journée les
attendait, tombé à la lisière. Jamais Paul ne s'était
ienti si heureux. Ce bras léger posé sur son bras, ce
pas d'enfant où le sien se guidait, lui auraient rendu
la vie douce et facile autant que cette promenade sur
la mousse d'une allée verte. Il l'eût dit à la jeune fille,
LE NÂBAB. 3^S
plement, comme il le sentait, s'il n*âvait craint d'ef-
faroucher cette confiance d'Aline causée sans doute par
le sentiment dont elle le Bavait possédé pour une autre
et qui semblait écarter d'eux toute pensée d'amour.
Tout à coup, droit devant eux, là^bas sur le fond
clair, un groupe de cavaliers se détacha , d'abord vague
et indistinct, laissant voir un homme et une femme élé-
gamment montés et s'engageant dans l'allée mystérieuse
parmi les bar^-es d'or, les ombres feuillagées, les mille
points de lumière dont le sol était jonché, qu'ils dépla-
çaient en avançant par bonds et qui remontaient sur
eux en ramages du poitrail des chevaux jusqu'au voile
bleu de l'amazone. Gela venait lentement, capricieuse-
ment, et les deux jeunes gens, qui s'étaient engagés
dans lé massif , purent voir passer /tout près d'eux^ avec
des craquements de cuir neuf, un bruit de mors fière-
ment secoués et blancs d'écume comme après une
galopade furieuse, deux bètes superbes portant un
couple humain étroitement uni par le rétrécissement
du sentier ; lui, soutenant d'un bras la taille souple
moulée dans un corsage de drap sombre, elle, la main
à l'épaule du cavalier et sa petite tète en profil perdu
sous le tulle à demi retombé de la voilette — appuyée
dessus tendrement. Cet enlacement amoureux bercé par
l'impatience des montures un peu retenues dans leur
fougue, ce baiser confondant les rênes, cette passion qui
•aurait le bois en chasse, au milieu du jour, avec un
lai mépris de l'opinion auraient suffi à trahir le duc et
Félicia, si l'ensemble fier et charmeur de l'amazone et
Taisance aristocratique de son compagnon, sa pâleur
légèrement colorée par la course et les perles miracu-
leuses de Jenkins, ne les eussent déjà fait reconnaître.
Ce n'était pas extraordinaire de rencontrer Mora au
836 L£ NABAB.
I
Bois un dimanche. Il aimait ainsi que sou maître à M
faire voir aux Parisiens, à entretenir sa popularité dans
tous les publics ; puis, la duchesse ne raccompagnait
jamais ce jour-là et il pouvait tout à son aise faire une
halte dans ce petit chalet de Saint-James connu de
tout Paris, et dont les lycéens se montraient en chucho'
tant les tourelles roses découpées entre les arbres. Mais
il fallait une folle, une affronteuse comme cette Félicia
pour B*afâc&èr ainsi, se perdre de réputation à tout
jornais... Un bruit de terrain battu, de buissons frôlés
diminué par Téloignement, quelques herbes courbées
qui se redressaient, des branches écartées reprenant
leur place, c'était tout ce qui restait de Tapparition.
« Vous avez vu? dit Paul le premier. »
Elle avait vu, et elle avait compris, malgré sa candeur
d'honnêteté, car une rougeur se répandait sur ses
traits, une de ces hontes ressenties pour les fautes de
ceux qu'on aime.
« Pauvre Félicia, » dit-elle tout bas, en plaignant
non-seulement la malheureuse abandonnée qui venait
de passer devant eux, mais aussi celui que cette défec-
tion devait frapper en plein cœur. La vérité est que
Paul de Géry n'avait eu aucune surprise de cette ren-
contre, qui justifiait des soupçons antérieurs et l'éloi-
gnement instinctif éprouvé pour la charmeuse dans
leur dîner des jours précédents. Mais il lui sembla doux
d'être plaint par Aline, de sentir l'apitoiement de cette
voix plus tendre, de ce bras qui s'appuyait davantage.
Gomme les enfants qui font les malades pour la joie des
càlineries maternelles, il laissa la consolatrice s'ingé-
nier autour de son chagrin, lui parler de ses frères, du
Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beau pays,
disait-on. « Il faudra nous écrire souvent, et de longues
I
i.
LE NABAB. 337
leitrJBs, sur les curiosités de la route, Tendroit que vous
habiterez... Car on voit mieux ceux qui sont loin quand
on peut se figurer le milieu où ils vivent. » Tout en
causant, ils arrivaient au bout de Tallée couverte, ter-
minée par une immense clairière dans laquelle se
mouvait le tumulte du Bois, voitures et cavaliers
s'altemant, et la foule à cette distance piétinant dans
une poudre floconneuse qui la massait confusément en
troupeau. Paul ralentit le pas, enhardi par cette der-
nière minute de solitude.
(c Savez-vous à quoi je pense, dit-il en prenant la
main d*Aline; c*est qu*on aurait plaisir à être malbeu-
reux pour se faire consoler par vous. Mais, si précieuse
que me soit votre pitié, je ne puis pourtant vous laisser
vous attendrir sur un mal imaginaire... Non, mon cœur
n*est pas brisé, mais plus vivant, plus fort au contraire.
Et si je vous disais quel miracle Ta préservé, quel talis-
man... »
Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovale entourant
un profil sans ombres, un simple contour au crayon où
elle se reconnut, surprise d'être si jolie, comme reflétée
dans le miroir magique de TAmour. Des larmes lui
vinrent aux yeux sans qu'elle sût pourquoi, une source
ouverte dont le flot battait sa poitrine chaste. Il conti-
nua :
« Ce portrait m'appartient. Il a été fait pour moi...
Cependant, au moment de partir, un scrupule m'est
venu. Je ne veux le tenir que de vous-même... Prenez-le
donc, et si vous trouvez un ami plus digne, quelqu'un
qui vous aime d'un amour plus profond, plus loyal que
le mien, je vous permets de le lui donner. »
Elle s'était remise de son trouble, tCt regardant de
Géry bien en face avec une tendresse sérieuse :
2»
''
LE NÂBÂ6.
« Si je n'écoutais que mon cœur., je n'hésiterais pas
à TOUS répondre; car, si tous m*aîmez comme tous
dites, je crois bien que je tous aime aussi... Hais je ne
suis pas libre, je ne suiç pas seule dans la TÎe... re-
gardez là-bas... »
Elle montrait son père et ses sœurs qui leur fai-
saient signe de loin, se h&taient pour les rejoindre.
« Eh bienl et moi? fit Paul vÎTement... Est-^ee que
je n'ai pas les mêmes deToirs, les mêmes charges?...
Nous sommes comme deux Tcufs chefs de famille...
Ne Toulez-Tous pas aimer les miens autant que j'aime
les TÔtres?...
— Vrai?... C'est Trai? Vous me laisserez aTec eux?...
Je serai Aline pour tous et toujours Bonne Maman
pour tou9 nos enfants?... Oh I alors, dit la chère créa-
ture rayonnante de joie et de lumière, alors Toilà mon
portrait, je tous le domie... Et puis toute mon âme
iTec, et pour toujours... »
XVIII
LES PERLES JENKINt
Environ huit jours après son aventure avec Moës*
isard, complication nouvelle dans le terrible gâchis de
les affaires, Jansoulet en sortant de la Chambre,
on jeudi, se' fit conduire à Thôtel de Mora. Il n'y
était pas retourné depuis Talgarade de la rue Royale^
«et ridée de se trouver en présence du duc faisait
courir sous s6n solide épiderme quelque chose de la
panique qui agite un lycéen montant chez le provi-
seur après une rixe à TÉtude. U fallait pourtant
subir la gène de cette première entrevue. Le bruit cou-
rait par les bureaux que Le Merquier avait terminé son
rapport, chef-d'œuvre de logique et de férocité, con-
cluant à rinvalidation et devant l'emporter haut la
main, à moins que Mora, si puissant à l'Assemblée, ne
vînt lui-même lui donner «son mot d'ordre. Partie sé-
rieuse, comme on voit, et qui enfiévrait les joues du
Nabab, pendant que dans les glaces biseautées de
ion coupé il étudiait sa mine, ses sourires de cour-
tisan, cherchant à se préparer une entréejngénieuse,
un de ses coups d'efi'ronterie bon enfant qui avaient
causé sa fortune chez Ahmed et \e servaient encore
340 LE NABAB.
auprès deTExcellence française, — le tout accompagné
ne battements de cœur et de ces . frissons entre les
épaules qui précèdent, même faites en carrosse doré,
les démarches décisives.
Arrivé à Thôtel par le bord de Teau, il fut très-
étonné de voir que le suisse du quai, comme aux jours
de grande réception, faisait prendre aux voitures
la rue de Lille, afin de laisser une porte libre pour la
sortie. Il songea, ùn^eu troublé: « Qu'est-ce qu'il se
passe? » Peut-être un Concert chez la duchesse, une
vente de charité, quelque fête d'où Mora l'aurait exclu
à cause du scandale de sa dernière aventure. Et ce
trouble s'accrut encore lorsque Jansoulet, après avoir
traversé la cour d'honneur au milieu du fracas des por-
tières refermées, d'un roulement sourd et continu sur
le sable, se trouva — le perron franchi — dans l'im-
mense salon d'antichambre rempli d'une foule qui ne
dépassait aucune des portes intérieures, concentrant
son va-et-vient anxieux autour de la table du suisse où
s'inscrivaient tous les noms célèbres du grand Paris. Il
semblait qu'un coup de vent de désastre eût traversé la
maison, emporté un peu de son calme grandiose,
laissé filtrer dans son bien-être l'inquiétude et le
danger.
« Quel malheur!...
— Ah 1 c'est afi'reux ...
— Et si subitement... »
Les gens se croisaient en échangeant des mots sem-
blables. Jansoulet eut une pensée rapide :
'< Est-ce que le duc est malade ? demanda-t-il à un
domestique.
— Ahl Monsieur... Il va mourir... 11 ne passera pas
la nuit. »
LE NABAB. Ml
«
La toiture du palais s'écroulant sur sa tête ne l'aurait
pas mieux assommé. Il vit tourbillonner des papillons
rouges, chancela et se laissa tomber assis sur une ban*
quette de velours à c6té de la grande cage des singes
qui, surexcités dans tout ce train, suspendus par la
queue, par leurs petites mains au long pouce, s'accro-
chaient en grappe aux barreaux, et curieux, effarés,
venaient assaillir de leurs plus réjouissantes grimaces
de macaques ce gros homme stupéfait, fixant les dalles,
se répétant tout haut à lui-même : « Je suis perdu...
Je suis perdu... »
Le duc se mourait. Gela Tavait pris subitement le
dimanche en revenant du Bois. Il s'était senti atteint
d'intolérables brûlures d'entraitles qui lui dessinaient
comme' au fer rouge toute Fanatomie de son corps,
alternaient avec un froid léthargique et de longs assou-
pissements. Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas
grand*chosen ordonna quelques calmants. Le lende-
main, les douleurs recommencèrent plus fortes et sui-
vies de la même torpeur glaciale, plus accentuée aussi,
comme si la vie s*en allait par secousses violentes,
déracinée. A Ten tour, personne ne s'en émut. « Lende-
main de Saint-James, » disait-on tout bas à Tanticham-
bre, et la belle figure de Jenkins gardait sa sérénité. A
peine si dans ses^ visites du matin il avait parlé à deux
ou trois personnes de Tindisposition du duc, et si légè-
rement qu'on n'y avait pris garde.
Mora lui-même, malgré son extrême faiblesse, bien
qu'il se sentit la tète absolument vide, et comme il
disait, (c pas une idée sous le front, » était loin de b%
douter de la gravité de son état. Le troisième jour seu-
lement, en s'éveillant le matin, la vue d'un simple filet
de &àng qui de sa bouche avait coulé sur sa barbe et
29.
34!» LE NABAB.
Tofeiller rougi, fit tressaillir ce délicat, cdt élégant qui
avait horreur de toutes les misères humaines, surtout
de la maladie, et la voyait arriver sournoisement avee
ses souillures, ses faiblesses et Tabandon de soi-même»
première concession faite à la mort. Monpavon, en-
trant dei:rière Jenkins> surprit le regard subitement
trdublé du grand seigneur en face de la vérité terrible,
et fut en même temps épouvanté des ravages faits en
quelques heures sur le visage émacié de Mora; où
toutes les rides de son âge, soudainement apparues se
mêlaient à des plis de souffrance, à ces dépressions
de muscles qui trahissent de graves lésions intérieures.
Il prit Jenkins à part, pendant qu'on apportait au mon-
dain de quoi faire sa toilette sur son lit, tout ua appa-
reil de cristal et d'argent contrastant avec la pâleur
jaune de la maladie.
« Ah ça! voyons, Jenkins*.. mais le due^ es! très*
mal.
— J'en ai peur..., dit l'Irlandais tout bas.
— Enfin, qu'est-ce qu'il a?
— Ce qu'il cherchait, parbleu! fit l'autre avec une
sorte de fureur... On n'est pas impunément jeune à son
âge. Cette passion lui coûtera cher... »
Quelque mauvais sentiment triomphait en lui qu'il
fit taire aussitôt, et transformé, gonflant sa face comme
s'il avait la tête pleine d'eau, il soupira profondément
en serrant les mains du vieux gentilhomme :
« Pauvre duc... Pauvre duc... Ah! mon ami, je suis
désespéré.
— Prenez garde, Jenkins, dit froidement Monporon
en dégageant ses mains, vous assumez une responsabi-
lité terrible... Comment! le duc est si mal que cela,
ps... ps... ps«.. Voyez personne?... Consultez pas?...»
LB NA£AB. Mt
L'Irlandais leva les bras, comme pour dire : « A quoi
sert? »
L*autre insista. 11 fallait absolament faire appeler
Brisset, Jousselin, Bouchereau, tons left grands.
« Mais voiis allez T^rayer. »
Le Moiipaivon enfl&son poitrail» seule fierté du vieux
coursier fourbu :
«i Mon cber, si vous^ aviez vu Mora et moi dans la
tranchée de Gonstantine... Pss..p&*.. Jamais baissé les
y^uxw.. Connaissons pas la penr«.. Prévenez vos con^
frères, je me charge de l'avertir. ».
La consultation eut lieu dansi la soirée en. grand se-
cret, le duc Tayaut exigé ainsi par une pudeur singu-
lière de son mal, de cette soufirajice qui le découron-
nait, faisait de lui Tégal des autres hommes^ Pareil à
ces rois africains qui se cachent pour mourir aafoAd
de leurs- palais, il aurait voulu. qu!on pût le croire en*
levé, transfiguré, devenu dieu. Pnis' il redoutait par-
dessus tout les apitoiements , les 'condoléances , les
attendrissements dont il savait qu'on allait entourer
son chevet) les larmes parce qu'il les soupçonnait men-
teuses, et que sincères elles lui déplaisaient encore plus
à cause de leur laideur grimaçante.
Il avsdt toujours détesté les scènes, les sentiments
exagérésj tout ce qui pouvait rémouvoir, déranger
l'équilibre harmonieux de sa vie. On le savait autour
de lui, et la consigne était de tenir à distance les dé-
tresses, les grands désespoirs qui d'un bout de la
France à l'autre s'adressaient à Mora comme à un de
ces refuges aUumés dans la nuit des bois, où tous les
errants vont frapper. Non pas qu'il fût dur aux mal-
heureux, peut-être même se sentait-il trop ouvert à la
pitié qu'il regardait comme un sentiment inférieur, ime
Ul LE NABAB.
faiblesse indigne des forts, et, la refusant aux antres,
il la redoutait pour lui-même, pour Tintégrité de son
courage. Personne dans lé palais, excepté Monpavon
et Louis te valet de chambre, ne sut donc ce que Te-
naient faire ces' trois personnages introduits mystérieu-
sement auprès du ministre d*État. La duchesse elle-
même rignora. Séparée de son mari par tout ce que la
haute vie politique et mondaine met de barrières entre
époux dans ces ménages d'exception, elle le croyait
légèrement souffrant, malade surtout d'imagination, et
se doutait si peu d*une catastrophe qu*à Theure même
où les médecins montaient le grand escalier à demi
obscur, à Tautre bout du palais, ses -appartements in-
times s'éclairaient pour une sauterie de demoiselles,
un de ces bals blancs que l'ingéniosité du Paris oisif
commençait à mettre à la mode.
Elle fut, cette consultation, ce qu'elles sont toutes:
solennelle et sinistre. Les médecins n'ont plus leurs
grandes perruques du temps de Molière, mab ils revê-
tent toujours la même gravité de prêtres d'Isis, d'astro-
logues, hérissés de formules cabalistiques avec des
hochements de tête, auxquels il ne manque, pour l'effet
comique, que le bonnet pomtu d'autrefois. Ici la scène
empruntait à son milieu un aspect imposant. Dans la
vaste chambre, transformée, comme agrandie par
rimmobilité du maître, ces graves figures s'avan-
çaient autour du lit, où se concentrait la lumière éclai-
rant dans la blancheur du linge et la pourpre des cour-
tines une tête ravinée, pâlie des lèvres aux yeux,
mais enveloppée de sérénité comme d'un voile «
comme d'un suaire. Les consultants parlaient bas, se
jetaient un regard furtif , un mot barbare, demeuraient
impassibles sans un froncement de sourcil. Mais cette
LE NABAB. 345
expression muette et fermée du médecin et du magis-
trat, cette solennité dont la science et la justice s'en-
tourent pour cacher leur faiblesse ou leur ignorance
n'avaient rien qui pût émouvoir le duc.
Assis sur son lit, il continuait à causer tranquille-
ment, avec ce regard un peu exhaussé dans lequel il
semble que la pensée remonte pour fuir, et Monpavon
lui donnait froidement la réplique, raidi contre son
émotion, prenant de son ami une dernière leçon de
tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait à la
porte conduisant chez la duchesse le spectre de la do-
mesticité silencieuse, chez qui Tindifférence détachée
est un devoir.
L*agité, le fiévreux, c'était Jenkins.
Plein d*un empressement obséquieux pour « ses illus-
tres confrères, » comme il disait la bouche en rond, il
rôdait autour de leur conciliabule, essayait de s*y mê-
ler; mais les confrères le tenaient à distance, lui répon-
daient à peine, avec hauteur, comme Fagon — le Fagon
de Louis XIV — pouvait parler à quelque empirique
appelé au chevet royal. Le vieux Bouchereau surtout
avait des regards de travers pour Tinventeur des perles
Jenkins. Enfin, quand ils eurent bien examiné, inter-
rogé lexxT malade, ils se retirèrent pour délibérer entre
eux dans un petit salon tout en laque, plafonds et murs
luisants et colorés, rempli de bibelots assortis dont jla
futilité contrastait étrangement avec Timportance du
débat.
Minute solennelle, angoisse de Taccifsé attendant la
décision de ses juges, vie, mort, sursis ou grâce!
De sa main blanche et longue, Mora continua à ca-
resser sa moustache d*un geste favori, à parler avec
Monpavon du cercle, du foyer des Variétés, demandant
340 LE ISABÂB.
des nouvelles de la Chambre, où en était Téleetion d«
Nabab, tout cela froidement, sans la moindre alTecta^
tion. Puis, fatigué sans doute ou craignant que son
regard, toujours ramené sur cette tenture en face de .
lui, par laquelle Tarrèt du destin allait sortir tout à
Theure, ne trahit Témotion qui devait être au fond do
ton àme, il appuya sa tète, ferma les yeux et n)B les
rouvrit plus qu*à la rentrée des docteurs. Toujours les
mêmes visages froids et sinistres, vraies physionomies
de juges ayant au bord des lèvres le terrible mot de la
destinée humaine, le mot Final que les tribunaux pro*
noncent sans effroi, mais que les médecins, dont il raille
toute la science, éludent et font comprendre par péri*
phrases.
« Eh bien, Messieurs, que dit la Faculté?... de-
tnanda le malade. »
Il y eut quelques encouragements menteurs et bal*
butiés , des recommandations vagues ; puis les trois
savants se hâtèrent au départ , pressés de sortir, d'é-
chapper à la responsabilité de ce désastre. Monpavon
s'élança derrière eux. Jenkins resta près du lit, atterré
des vérités cruelles* qu'il venait d'entendre pendant la
consultation. Il avait eu beau mettre la main sur son
cœur, citer sa fameuse devise, Bouchereau ne l'avait pas
ménagé. Ce n'était pas le premier client de l'Irlandais
qu'il voyait s'écrouler subitement ainsi ; mais il espérait
bien que la mort de Mora serait aux gens du monde un
avertissement salutaire, et que le préfet de police après
ce grand malheur enverrait le « marchand de cantha-
rides » débiter ses aphrodisiaques de l'autre côté du
détroit.
Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis
ne lui diraient l'issue, vraie de la consultation. Il n'in-
LE NABAB 34T
sista donc pas auprès d'eux, subit ïeur confiDnce jouée,
affecta même de la partager, de croire au mieux qu'ils
lui annonçaient. Mais quand Monpavon rentra, il l'ap-
pela près de son lit, et devant le mensonge visible même
sous la peinture de cette ruine :
« Oh! tu sais, pas de grin;iace... De toi à moi, la
vérité..- Qu'est-ce qu'on dit?... Je suis bien bas, n'est-ce
pas? »
Monpavon espaça sa réponse d'un silence significatif:'
puis brutalement, cyniquement, de peur de s'attendrir
aux paroles :
« F..., mon pauvre Auguste. »
Le duc reçut cela en plein visage sans sourciller.
« Ah I dit>il simplement. »
U effîla sa moustache d'un mouvement machinal;
mais ses traits demeurèrent immobiles. Et tout de suite
■on parti fut pris.
Que le misérable qui meurt à l'hôpital sans asile ni
famille, d'autre nom que le numéro du chevet, accepte
lamort comme une délivrance ou la subisse en dernière
épreuve, que le vieux paysan qui s'endort, tordrf en
deux, cassé, ankilosé, dans son trou de taupe enfumé et
obscur, s'en fille sans regret, qu'il savoure d'avance le
goût de cette terre fraîche qu'il a tant de fois tournée
et retournée, cela se comprend. Et encore combien
parmi ceux-là tiennent à l'existence par leur misère
même, combien qui crient en s'accrochant à lem*s
meubles sordides, à leurs loques : a Je ne veux pas
moorir... » et s'en vont les ongles brisés et saignants de
eet arrachement suprême. Mais ici /ien de semblable.
Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement 1
Dans le premier silence de cette minute effroyable,
pendant qu'il entendait à l'autre bout du palais la ma-
348 L£ MABâB.
sique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait
cet homme à la vie, puissance, honneurs, fortune, toute
cette splendeur dut lui apparaître déjà lointaine et dans
un irrévocable passé. Il faudrait un courage d'une trempe
bien exceptionnelle pour résister à un coup pareil sans
aucune excitation d'amour propre. Personne ne se
trouvait là que l'ami, le médecin, le domestique, trois
intimes, au courant de tous les secrets; les lumières
écartées laissaient le lit dans Tombre, et le mourant
aurait pu se tourner contre la muraille, s'attendrir sur
lui-même sans qu'on le vit. Mais non. Pas une seconde
de faiblesse, ni d'inutiles démonstrations. Sans casser
une branche aux marronniers du jardin, sans faner une
fleur dans le grand escalier du. palais, en amortissant
ses pas sur l'épaisseur des tapis, la Mort venait d*en-
trouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe :
« Arrive. » Et lui, répondait simplement : « Je sois
prêt. » Une vraie sortie d'homme du monde, imprévue,
rapide et discrète.
Homme du monde ! Mora ne fut autre chose que cela.
Circulant dans la vie, masqué, ganté, plastronné, du
plastron de satin blanc des maîtres d'armes les jours de
grand assaut, gardant immaculée et nette sa parure de
combat, sacrifiant tout à cette surface irréprochable qui
lui tenait lieu d'une armure, il s'était improvisé homme
d'État en passant d'un salon sur une scène plus vaste,
et fit en efifet un homme d'État de premier ordre rien
qu'avec ses qualités de mondain, l'art d'écouter et de
sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le
sang-froid. Ce sang-froid ne le quitta pas au suprême
instant.
Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui loi
restait encore, car la noire visiteuse était pressée, et il
LE NABAB. 849
sientait sur sa figure le souffle de la porte qu*elle n*ayait
pas refermée, il ne songea plus qu'à le bien remplir et
à satisfaire toutes les obligations d'une fin comme la
sienne, qui ne doit laisser aucun dévouement sans
récompense ni compromettre aucun ami. Il donna la
liste des quelques personnes qu'il voulait voir et qu'on
envoya chercher tout de suite, fit prévenir son chef de
cabinet, et comme Jenkins trouvait que c'était beau-
coup de fatigue :
« Me garantissez- vous que je me réveillerai demain
matin? J'ai un sursaut de force en ce moment... Lais-
sez-moi en profiter. »
Louis demanda s'il fallait avertir la duchesse. Le duc
écouta, ^vant de répondre, les accords s'envolant du
petit bal par les fenêtres ouvertes, prolongés dans la
nuit sur un archet invisible, puis :
« Attendons encore... J'ai quelque chose à termi-
ner... »
Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour
trier lui-même les lettres à détruire; mais, sentant ses
forces décroître, il appela Monpavon : a Brûle tout, »
lui dit-il d'une voix éteinte, et le voyant s'approcher
de la cheminée où la flamme montait malgré la belle
saison :
« Non... pas ici... U y en a trop... On pourrait
venir. »
Monpavon prit le léger bureau, fit signe au valet de
chambre de l'éclairer. Mais Jenkins s'élança :
« Restez, Louis... le duc peut avoir besoin de vous. »
n s'empara de la lampe ; et marchant avec précaution
tout le long du grand corridor, explorant les salons
d'attente, les galeries dont les cheminées s'encom-
braient de plantes artificielles sans un reste de cendre,
ao
3Ô0 LE NABAB.
ils erraient pareils à des spectres dans \tf silence et la
nuit de Timmense demeure, vivante seulement là-baft
vers la droite où. le plaisir chantait comme on oiseau
sur un toit qui va s'eflbndrer.
« Il n*y a de feu nulle part... Que faire de tout celaî»
M demandaient-ils très-embarrassés. On eût dit deu
voleurs traînant une caisse qu^ils ne savent conmient
forcer. A la fin Monpavon, impatienté, marcha droit à~
une porte, la seule qu'ils n'eussent pas encore ouverte.
-^ Ma foi, tant pisl... Puisque nous ne pouvons pas
les brûler, nous les noierons... Éclairez-moi| Jenkins. »
Et ils entrèrent.
Où étaient-ils?... Saint-Simon racontant la débâcle
dhrne de ces existences souveraines, le désarroi des
cérémonies, des dignités, des grandeurs causé par la
mort et surtout par la mort ^subite, . Saint-Simon seul
aurait pu vous le dire... De ses mains délicates et soi-
gnées, le marquis dé Monpavon pompait. L'autre lui
passait les lettres déchirées, des paquets de lettres, sati-
nées, nuancées, embaumées, parées de chiiTres, d'ar-
moiries, de banderoles à devises, couvertes d'écritures
fines, pressées, griffantes, enlaçantes, persuasives ; et
toutes ces pages légères tournoyaient Tune sur l'autre
dans des tourbillons d'eau qui les froissaient, les souil-
laient^ délayaient leurs encres tendres avant de les
laisser disparaître dans un hoquet d'égout tout au fond
de la sentine immonde.
C'étaient des lettres d'amour et de toutes les sortes,
depuis le billet de l'aventurière : « Je vous ai vu passer
au bois hier, monsieur le due..» » jusqu'aux reproches
aristocratiques de l'avant-dernière maîtresse, et les
plaintes des abandonnées, et la page encore fraîche des
descente confidences. Monpavon connaissait tous eas
LE NABAB. 3&1
mystères, mettait un nom sur chacun d'eux : « Ça, c'est
madame Moor... Tiensl madame d'Athis... » Une con*
fusion de couronnes et dlnitiales, de caprices et de
vieilles habitudes, safis en ce moment par la promis*
cuite, tout' cela s'ehgoufirant dans Taffreux réduit à la
lueur d'une lampe, avec un bruit de déluge intermittent,
s'en allant à Toubli par un chemin honteux. Tout à
coup Jenkins s'arrêta dans sa besogne destructive. Deux
lettres d'un gris de satin frémissaient sous ses doigts...
a Qui ça? demanda Monpavon devant l'écriture
inconnue et le trouble nerveux de l'Irlandais... Ahl doc-
teur, si vous voulez tout lire, nous n'en finirons pas... »
Jenkins, les joues enflammées, ses deux lettres à la
main, était dévoré du désir de les emporter, pour les
savourer à son aise, se martyriser avec délices en les
lisant, peut-être aussi se faire une arme de cette corres-»
pondance contre l'imprudente qui l'avait signée. Mais
la tenue rigoureuse du marquis l'intimidait. Comment
le distraire, l'éloigner? L'occasion s'offrit d'elle-même.
Perdue daps les mêmes feuillets, une page minuscule,
dNme écriture sénile et tremblée, attira la curiosité du
charlatan, qui dit d'un air naïf :
« Ohl ohl voici qui n'a pas l'air d'un billet doux...
Mon duc, au secours, je me noie. La cour des comptes a
mis de nouveau le nez dans mes affaires,,.
— Qu'est-ce que vous lisez donc là?... fit Monpavon
brusquement, en lui arrachant la lettre des mains. Et
tout de suite, grâce à la négligence de Mora laissant
traîner ainsi des lettres aussi intimes, la situation ter-
ribledans laquelle le laissait la mort de son protecteur
lui revint à l'esprit. Dans sa douleur, il n'y avait pas
encore songé. Il se dit qu'au milieu de tous ses prépa-
ratifs de départ, le duc pourrait bien l'oublier ; et, lais-
S5S LE NABAB.
sant Jenkins terminer seul la noyade de la cassette de
don Juan, il revint précipitamment vers la chambre. Au
moment d'entrer, le bruit d'un débat le retint derrière
la portière abaissée. C'était la voix de Louis, larmoyante
comme celle d'un pauvre sous un porche, cherchant à
apitoyer le duc sur sa détresse et demandant la per-
mission de prendre quelques rouleaux d'or qui. traî-
naient dans un tiroir. Ohl quelle réponse rauque,
excédée, à peine intelligible, où l'on sentait l'effort du
malade obligé de se retourner dans son lit, de déta-
cher ses yeux d'un lointain déjà entrevu :
— Oui, oui... prenez... Mais, pour Dieul laissez-moi
dormir... laissez-moi dormir... »
Des tiroirs ouverts, refermés, un souffle haletant et
court... Monpavon n'en entendit pas davantage et revint
sur ses pas sans entrer. La rapacité féroce de ce domes-
tiqué venait d'avertir ses fiertés. Tout plutôt que de
i'avilir à ce point-là.
Ce sommeil que Mora réclamait si instamment, cette
léthargie, pour mieux dire, dura toute une nuit, une
matinée encore avec de vagues réveils traversés de
souffrances atroces, que des soporifiques calmaient
chaque fois. On ne le soignait plus, on ne cherchait qu'à
lui adoucir les derniers instants, à le faire glisser sur
cette terrible dernière marche dont l'effort est si dou*
loureux. Ses yeux s'étaient rouverts pendant ce teinps,
mais déjà obscurcis, fixant dans le vide des ombres
flottantes, des formes indécises, telles qu'un plongeur
en voit trembler au vague de l'eau. Dans l'après-midi
du jeudi, vers trois heures, il se réveilla tout à f?iit et
reconnaissant Monpavon, Cardailhac, deux ou trois
autres intimes, il leur sourit et trahit d'un mot
préoccupation unique :
LE NABAB. 858
« Qa*est-ce qa'on dit de cela dans Paris? »
On en disait bien des choses, diverses et contradic-
toires; mais à coup sûr, on ne parlait que de lui, et la
nouvelle répandue depuis le matin par la ville que
Mora était au plus mal, agitait les rues, les salons, les
cafés, les ateliers, ravivait la question politique dans
les bureaux de journaux, les cercles, jusque dans les
loges de concierge et sur les omnibus, partout où les
feuilles publiques déployées encadraient de commen-
taires ce foudroyant bruit du jour.
Il était, ce Mora, Tincarnation la plus brillante de
TEmpire. Ce qu'on voit de loin dans un édifice, ce n'est
pas sa base solide ou branlante, sa masse architec-
turale, c'est la flèche dorée et fine, brodée, découpée
à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d'oeil. Ce
qu'on voyait de TEmpire en France et dans toute l'Eu-
rope, c'était Mora. Celui-là tombé, le monument se
trouvait démantelé de toute son élégance, fendu de
quelque longue et irréparable lézarde. Et que d'exis-
tences entraînées dans cette chute subite, que de for-
tunes ébranlées par les contre-coups affaiblis du dé-
sastre I Aucune aussi complètement que celle du gros
homme, immobile en bas, sur la banquette de la sin-
gerie.
Pour le Nabab, cette mort, c'était sa mort, la ruine,
la fin de tout. Il le sentait si bien qu'en apprenant, à
son entrée dans l'hMel, l'état désespéré du duc, il
n'avait eu ni apitoiements, ni grimaces d'aucune sorte,
seulement le mot féroce de l'égoïsme humain : « Je
suis perdu. » Et ce mot lui revenait toujours, il le
répétait machinalement chaque fois que toute l'horreur
de sa situation se montrait à lui, par brusques échap-
pées, ainsi qu'il arrive dans ces dangereux orages de
954 LE NABAB.
montagne , quand un éclair subitement projeté illumine
rabtme jusqu'au fond; avec les blessantes anfracttio-
sites des parois et les buissons en escalade pour toutes
les déchirures de la chut^.
Cette clairvoyance rapide qui accompagne les cata-
r.iysmes ne lui faisait grâce d*a,ucun détail. Il voyait
I invalidation presque certaine, à présent que Mora
ne serait plus là pour plaider sa cause, puis les
conséquences de Téchec, la faillite, la misère et quelque
chose de pis, car ces richesses incalculables quand
elles s'écroulent, gardent toujours un peu de Thono-
rabilité d'un homme sous leurs dôcombres. Mais que
de ronces, que d'épines, d'égratignures et de blessures
cruelles avant d'arriver au boui ! Dans huit jours les
billets Schwalbach, c'est-à-dire huit cent mille francs à
payer, l'indemnité de Moôssard, qui voulait cent mille
francs ou demander à la Chambre l'aulorisalion de le
poursuivre en correctionnelle, un procès encore plu»
sinistre intenté par les familles de deux petits martyrs
de Bethléem contre les fondateurs de l'œuvre, et bro-
chant sur le tout les complications de la Caisse terri-
toriale. Un seul espoir, la. démarche de Paul de Géry
auprès du bey, mais si vague, si chimérique, si loin--
tain.
« Ah! je suis perdu... je suis perdu... i^
Dans l'immense salon d'entrée personne ne remar-
quait son trouble- Cette foule de sénateurs, de députés,
de conseillers d'État, toute la haute administration^
allait, venait autour de lui sans le voir, accoudant son
importance inquiète et des conciliabules mystérieux
aux deux cheminées de marbre blanc qui se faisaient
face. Tant d'ambitions désappointées, trompées, pré-
cipitées se croisaient dans cette visite m extremU que
^
LE NABAa
les inquiétudes intimes dominaient toute autre préoccu-
pation.
Les visages, chose étrange, n'exprimaient ni pitié ni
douleur, plutôt une sorte de colère. Tous ces gens
•emMaient en vouloir au duc de sa mort comme d'un
abandon. On entendait des phrases dans ce genre:
« Ce n'est pas étonnant avec une vie pareille! » Et, par
les hautes croisées, ces messieurs se montraient, à
travers le va-et-vient des équipages dans la cour, l'arrêt
de quelque petit coupé en dehors duquel une main
étroitement gantée, avec le frôlement de sa manche de
dentelle sur la portière, tendait une carte pliée au
valet de pied apportant des nouvelles.
De temps en temps un des familiers du pilais, de
ceux que le mourant avait appelés auprès de lui, fai-
sait une apparition dans cette mêlée, donnait un ordre,
puis s'en allait laissant l'expression effarée de sa figure
reflétée sur vingt autres. Jenkins^ un moment se mon-
tra ainsi, la cravate dénouée, le gilet ouvert, les man-
chettes chiffonnées, dans tout le désordre de la bataille
qu'il livrait là-haut contre mie effroyable lutteuse. 11 se
vit tout de suite entouré, pressé de questions. Certes
les ouistitis aplatissant leur nez court au treillis de la
cage, énervés par un tumulte inusité et très-attentifs à
ce qui se passait comme s'ils étaient en train de faire
une étude raisonnée de la grimace humaine, avaient un
magnifique modèle dans le médecin irlandais. Sa dou-
leur était superbe, une belle douleur mâle et forte qui
lui sçrraît les lèvres, faisait haleter sa poitrine^
« L'agonie est commencée, dit-il lugubrement... Ce
n*est plus qu'une affaire d'heures. »
Et comi:ne Jansoulet s'approchait, il s'adressa à lui
d'un ton emphatique :
IM * LB NABAB.
« Ahl, mon ami, quel hommel... Quel couragel... Il
ii*a oublié personne. Tout à Theure encore il me par-
lait de vous.
— Vraiment?
— Ce pauvre Nabab, disait-il, où en est son élec-
tion? »
Et c'était tout. Le duc n*avait rien ajouté de plus.
Jansoulet baissa la tête. Qu'espérait-il donc? N'é-
tait-ce pas assez qu'en un pareil moment, un homme
comme Mora eût pensé à lui?... Il retourna s'asseoir
sur sa banquette, retomba dans son anéantissement
galvanisé par une minute de fol espoir, assista sans y
songer à la désertion presque complète de la vaste
jsalle, et ne s'aperçut qu'il était lé seul et dernier visi-
teur qu'en entendant causer tout haut la valetaille dans
le jour qui tombait :
« Moi, j'en ai assez..., je ne sers plus.
— Moi, je reste avec la duchesse... »
Et ces projets, ces décisions en avance de quelques
heures sur la mort condamnaient le noble duc plus sû-
rement encore que la Faculté.
Le Nabab comprit alors qu'il était temps de se retir^er,
mais auparavant il voulut s'inscrire au registre du
misse. Il s'approcha de la table, se pencha beaucoup
pour y voir clair. La page était pleine. On lui indiqua
un blanc au-dessous d'une toute petite écriture fila-
menteuse comme en tracent les doigts trop gros, et,
quand U eut signé, le ;iom d'Hemerlingue se trouva
dominer le sien, l'écraser, l'enlacer d'un paraph^insi-
dieux. Superstitieux comme un vrai Latin qu'il était, il
fut frappé de ce présage, en emporta l'épouvante avec lui.
Où dînerait-il?.. .Au cercle?... Place Vendôme?.*. Eiy
tendre encore parler de cette mort qui l'obsédait I... Il
LE NABAB. 357
préféra s'en aller au hasard, droit devant lui, comme
tous ceux que tient une idée fixe qu'ils espèrent dissi-
per en marchant. La soirée était tiède, parfumée. 11
suivit les quais, toujours les quais, gagna les arbres du
Cours-la- Reine, puis revint dans ce mélange de fraî-
cheur d'arrosage et d'odeur de poussière fine qui carac-
térise les beaux soirs à Paris. A cette heure mixte tout
était désert. Qa et là des girandoles s'allumaient pour
les concerts, des flambées de gaz sortaient de la ver«
dure. Un bruit de verres et d'assiettes venu d'un res-
taurant lui donna l'idée d'entrer là.
Il avait faim quand même, ce robuste. On le servit
scus une vérandah aux parois vitrées, doublées de
feuillage et donnait de face sur ce grand porche du
Palais de l'Industrie, où le duc, en présence de mille
•v
personnes, l'avait salué député. Le visage fin et aristo-
cratique lui apparut en souvenir sous la nuit de la voûte,
tandis qu'il le voyait aussi là-bas dans la blancheur
funèbre de l'oreiller ; et, tout à coup, en regardant la
carte que le garçon lui présentait, il s'aperçut avec
stupeur qu'elle portait la date du vingt mai... Ainsi un
mois ne s'était pas écoulé depuis l'ouverture de l'Expo-
sition. Il lui semblait qu'il y avait dix ans de cela. Peu
à peu cependant la chaleur du repas lui réconforta le
cœur. Dans le couloir, il entendait des garçons qui par-
iaient'.
« A-t-on des nouvelles de Mora? Il paraît qu'il est
Uès-malade...
— Laisse-donc, va. Il s'en tirera encore... Il n'y a d«
ance que pour ceux-là? »
Et l'espérance est si fort ancrée aux entrailles hu-
maines que, malgré ce que Jansoulet avait vu et en-
tendu, il suffit de ces quelques mots aidés de deux
Bo8 L£ NAB;âB.
houtcilles de bourgogne et de quelques petits verres
pour lai rendre le courage. Après tout, on en avait vo
revenir d*aussi loin. Les médecins exagèrent souvent le
mal pour avoir plus de mérite ensuite à le conjurer.
« Si j'allais voir... » Il revint vers Thôtel, plein d'illu-
sion, faisant appel à cette chance qui Tavait servi tant
de fois dans la vie. Et vraiment Taspect de la princier»
demeure avait de quoi fortifier son espoir. C'était la
physionomie rassurante et tranquille des soirs ordi*
naires, depuis l'avenue éclairée de loin en loin, majes-
tueuse et déserte, jusqu'au perron au pied duquel un
vaste carrosse de forme antique attendait.
Dans l'antichambre, paisible aussi, brûlaient deux
énormes lampes. Un valet de pied dormait dans un
coin, le suisse lisait devant la cheminée. Il regarda le
nouvel arrivant par-dessus ses lunettes, ne lui dit rira,
et Jansoulet n'osa rien demander. Des piles de jour-
naux gisant sur la table avec leurs bandes au nom du
duc semblaient avoir été jetées là comme inutiles. Le
Nabab en ouvrit un, essaya de lire; mais une marche
rapide et glissante , un chuchotement de mélopée loi
firent lever les yeux sur im- vieillard blanc et courbé,
paré de guipures comme un autel, et qui priait en s'en
idlant à grands pas de prêtre, sa longue soutane rouge
déployée en traîne sur le tapis. C'était l'archevêque de
Paris, accompagné de deux assistants. La vision avec
son murmure de bise glacée passa vite devant Jansou-
let, s'engouffra dans le grand carrosse et disparut em-
portant sa dernière espérance.
« Question de convenance, mon cher, fit Monpavon
paraissant tout à coup auprès de lui... Mora est un
épicurien, élevé dans les idées de chose... machin..»
comment donc? Dix-huitième siècle... Mais trèsTmau-
LE NâBAB. 35»
rais pour les masses, si un homme dans sa position. ••
ps, ps, ps,... Ahl c*est notre maître à tous... ps, ps.«.
tenue irréprochable.
— Alors, c'est fini? dit.Jansoulet, atterré... Il n'y a
plus d'espoir... »
Monpavon lui fit signe d'écouter. Une voiture roulait
sourdement dans l'avenue du quai. Le timbre d'arrivée
sonna précipitamment plusieurs coups de suite. Le
marquis comptait à haute voix... «Un, deux, trois,
quatre... » Au cinquième, il -se leva:
« Plus d'espoir maintenant. Voilà l'autre qui arrive,»
dit-il, faisant allusion à la superstition parisienne qui
voulait que cette visite du souvercdn fût toujours fatale
aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient, ou-
vraient les portes à deux battants, formaient la haie,
tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait
du retentissement de sa pique sur les dalles le passage
de deux ombres augustes, que Jansoulet ne fit qu'entre-
voir confusément derrière) la livrée, mais qu'il aperçut
dans une longue perspective de portes ouvertes, gravis-
sant le grand escalier, précédées d'un valet portant un
candélabre. La femme montait droite et fière, enve-
loppée de ses noires mantilles d'espagnole ; l'homme se
tenait à la rampe, plus lent et fatigué^ le collet de son
pardessus clair remontant sur un dos un peu voûté
qu'agitait un sanglot convulsif.
« Allons-nous-en, Nabab. Plus rien à faire ici, dit le
vieux beau, prenant Jansoulet par le bras et l'entraî-
nant dehors. Il s'arrêta sur le seuil, la main haute, fil
on petit salut du bout des gants vers celui qui mourait
là-haut, a Bojou, ché... » Le gesta et l'accent étaient
mondains, irréprochables; mais la voix tremblait
on peu.
36^» LE -NABAB.
Le cercle de U rue Royale, dont les parties sont
renommées, en vit rarement d^aussi terrible que celle
de cette nuit-là. Commencée à onze heures, elle du-
rait encore à cinq heures du matin. Des &c^mmes
énormes roulèrent sur le tapis vert, changeant de
main et de direction, entassées, dispersées, rejointes;
des fortunes s'engloutirent dans cette partie monstre,
à la fin de laquelle le Nabab, qui Tavait mise en train
pour oublier ses terreurs dans les hasards de la chance,
après des alternatives singulières, des sauts de fortune
à faire blanchir les cheveux d'un néophyte, se retira
avec un gain de cinq cent mille francs. On dirait cinq
millions le lendemain sur le boulevard, et chacun
criait au scandale, surtout le Messager y aux trois quarts
rempli d'un article contre certains aventuriers tolérés
dans les cercles et qui causent la ruiiie des plus hono-
rables familles.
Hélas I ce que Jansoulet avait gagné représentait à
peine les premiers billets Schwalbach...
Durant cette partie enragée, dont Mora'était pour-
tant la cause involontaire et comme l'âme, son nom
ne fut pas une fois prononcé. Ni Gardailhac, ni Jenkins
ne parurent. Monpavon avait pris le lit, plus atteint
qu'il ne voulait le laisser croire. On était sans nou-
velles.
« Est-il mort?» se dit Jansoulet en sortant du cercle,
et Tenvie lui vint d'aller voir là-bas avant dé rentrer.
Ce n'était plus l'espérance qui le poussait maintenant,
mais cette sorte de curiosité maladive et nerveuse qui
ramène après un grand incendie les malheureux si-
nistrés, ruinés et sans asile, sur les décombres de leur
maison.
Quoiqu'il fût de très-bonne heure encore, qu une
LE NABAB. 361
rose buée d*aube roulât dans l'air, tout rhbtel était
grand ouvert comme pQur un départ solennel. Les
lampes fumaient toujours sur les cheminées, une pous-
sière flottait. Le Nabab avança dans une solitude
inexplicable d'abandon jusqu'au premier étage où il
entendit enfin une voix connue, celle de Gardailhac,
qui dictait des noms, et le grincement des plumes
sur le papier. L'habile metteur en scène des fêtes du
bey organisait avec la même ardeur les pompes funè-
bres du duc de Mora. Quelle activité I L'Excellence
était morte dans la soirée, dès le matin dix mille lettres
s'imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maisor
savait tenir une plume, s'occupait aux adresses. Sans
traverser ces bureaux improvisés, Jansoulet arrivait
au salon d'attente si peuplé d'ordinaire, aujourd'hui
tous ses fauteuils vides. Au milieu, sur une table, le
chapeau^ la canne et les gants de M. le duc, toujours
préparés pour les sorties imprévues de façon à éviter
même le souci d'un ordre. Les objets que nous portons
gardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau
rappelait celle des moustaches, les gants clairs étaient
prêts à serrer le jonc chinois souple et solide, tout l'en-
semble frémissait et vivait comme si le duc allait pa-
raître , éteindre la main en causant . prendre cela et
sortir.
Ohl non, M. le duc n'allait pas sortir... Jansoulet
n'eut qu à s'approcher de la porte de la chambre
entre-bâillée,pour voir sur le lit élevé de trois marches
— toujours l'estrade même après la mort — une
forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli,
transformé par la barbe poussée toute grise en une
nuit; contre le chevet en pente, agenouillée, afiledsséâ
dans l^s draperies blanches,' une femme dont les
•et LB NABAll.
cheveux blonds ruisselaient abandonnés, prêts à tom-
ber sous les ciseaux de Téternel veuvage, puis un
prêtre, une religieuse, recueillis dans cette atmosphère
de la veillée mortuaire où se mêlent la fatigue des
nuits blanches et les chuchotements de la prière et de
l*ombre.
Cette chambre où tant d'ambitions avaient senti
grandir leurs ailes, où s'agitèrent tant d'espoirs et de
déconvenues, était tout à Tapaisement de la mort qui
passe. Pas un bruit, pas un soupir. Seulement, malgré
rheure matinale, là-bas, vers le pont de la Concorde,
une petite clarinette aigre et vive dominait le roule-
ment des premières voitures ; mais sa raillerie éner-
vante était désormais perdue pour celui qui dormait là,
montrant au Nabab épouvanté Tirnage de son propre
destin, froidi, décoloré, prêt pour la tombe. '
D'autres que Jansoukt Tont vue plus lugubre encore,
cette pièce mortuaire. Les fenêtres grandes ouvertes.
La nuit et le vent du jardin entrant librement dant
nU; grand courant d'air .^ Une forme sur un tréteau :
le corps qu'on venait d'embaumer. La tête creuse,
remplie d'une éponge^ la cervelle dans un baquet. Le
poids de cette cervelle d'homme d'État était vraiment
extraordinaire. Elle pesait... elle pesait... Les jour-
naux du temps ont dit le chiffre. Mais qui s'en souvient
aujourd'hui?
n
\
Ltt PUNÊRAiLLtt
« Ke plenre pas, ma fée, tu m'enlèves tout mon cou-
rage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tu
n'auras plus ton aflreux démon... Tu vas retourner à
Fontainebleau soigner tes poules... Les dix mille franes
de Brahim serviront à t 'installer... Et puis, n'aie pas
peur, une fois là-bas, je t'enverrai de l'argent. Puisque
ee bey veut avoir de ma sculpture, on va lui faire payer
)a façon, tu penses... Je reviendrai riche, riche... Qui
sait? Peut-être sultane...
— Oui, tu seras sultane... mais mol, je serai morte,
et je ne te verrai plus »
Et la bonne Grenmitz désespérée se serrait dans an
coin du fiacre pour qu'on ne la vit pas pleurer.
Félicîa quittait Paris. Elle essayait de fuir l'horrible
tristesse, l'écœurement sinistre où la mort de More
venait de la plonger. Quel coup terrible pour l'or-
gueilleuse fille! L'ennui, le dépit, l'avaient jetée dans
les bras de cet homme; fierté, pudeur, elle lui avait
tout donné, et voilà qu'il emportait tout, la laissant
fanée pour la vie, veuve sans larmes, sans deuil, sans
X!\
•W tE NABAB.
dignité. Deux ou trois Tisites à Saint-James, quelques
soirées au fond d'une baignoire de petit tliéâtre derrière
'e grillage où se clottre le plaisir défendu et honteux,
c'étaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison
de deux semaines, cette faute sans amour où son
orgueil même n'avait pu se satisfaire par l'éclat d'un
beau scandale. La souillure inutile et ineffaçable, la
chute bête en plein ruisseau d'une femme qui ne sait
pas marcher, et que gêne pour se relever l'ironique
pitié des passants.
Un instant elle pensa au suicide, puis l'idée qu*on
Tattribuerait à un désespoir de cœur l'arrêta. Elle vit
d'avance l'attendrissement sciilimental des salons, la
sotte figure que ferait sa prétendue passion au miiieu
des innombrables bonnes fortunes du duc, et les
violettes de Parme effeuillées par les jolis Moêssard du
journalisme sur sa tombe creusée si proche de Tautre.
Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellement
lointains qu'ils dépaysent jusqu'aux pensées. Malheu-
reusement l'argent manquait. Alors elle se souvint
qu'au lendemain de son grand succès à l'Exposition, le
vieux Brahim-Bey était venu la voir, lui faire au nom
de son maître des propositions magnifiques pour
de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit
non, à ce moment-là, sans se laisser tenter par des
prix orientaux, une hospitalité splendide, la plus belle
cour du Bardo comme atelier avec son pourtour d'ar-
cades en dentelle. Mais à présent elle voulait bien. Elle
n'eut qu'un signe à faire, le marché fut tout dô suite
conclu, et après un échange de dépêches, un emballage
h&tif et la maison fermée, elle prit le chemin de la gare
eomme pour une absence de huit jours, étonnée elle-
même de sa prompte décision, flattée dans tous les
LB NAfiAd. 365
•
e6té8 aventureux et artistiques de sa nature par 1 es-
poir d'une vie nouvelle sous un climat inconnu.
Le yacht de plaisance du bey devait l'attend re à
Gênes; et d'avance, fermant les yeux dans le fiacre qui
remmenait, elle voyait les pierres blanches d'un port
•italien enserrant une mer irisée où le soleil avait déjà
des lueurs d'Orient, où tout chantait, jusqu'au gonQe-
ment des voiles sur le bleu. Justement ce jour-là Paris
était boueux, uniformément gris, inondé d'une de ces
pluies continues qui semblent faites pour lui seul, être
montées en nuages de son fleuve, dcwpes fumées, de son
haleine de monstre, et redescendues en ruissellement
de ses toits, de ses gouttières, des innombrables fenêtres
de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce triste
Paris, et son impatience fiévreuse s*en prenait au co-
cher qui ne marchait pas, aux chevaux, deux vraies
rosses de fiacre, à un encombrement inexplicable de
voitures, d'omnibus refoulés aux abords du pont de la
Concorde.
« Msds allez donc, cocher, allez donc...
— Je ne peux pas, Madame..., c'est l'enterrement. »
Elle mit la tête à la portière et la retira tout de suite,
épouvantée. Une haie de soldats marchant le fusil ren-
versé, une confusion de casques, de coiffures soulevées
au-dessus des fronts sur le passage d'un interminable
cortège. C'était l'enterrement de Mora qui défilait...
« Ne restez pas là... Faites le tour..., cria-t-elle au
4x>cher... »
La voiture vira péniblement, s'arrachant à regret
à ce spectacle superbe que Paris attendait depuis
quatre jours, remonta les avenues, prit la rue Montai-
gne, et, de son petit trot rechigné et lambin déboucha
à la Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici, l'en
SI.
866 LK NABÂ3.
combrement était plus fort, plus compacte. Dans la
pluie brumeuse, les vitraux de régllse illuminés, la
retentissement sourd des chants funèbres sous les ten-
tures noires prodiguées où disparaissait même la fonna
du temple grec, remplissaient toute la place de Toffice
an célébration, tandis que la plus grande partie de
rimmsnse convoi se pressait encore dans Fa rue Royale,
jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant la
défunt à cette grille du Corps législatif qu*îl avait si
souvent franchie. Au delà de la Madeleine, la chaasséa
des boulevards s'ouvrait toute vide, élargie, entre deux
haies de soldats, Tarme au pied, contenant les curieux
sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins
feifflés, et les balcons, malgré la. pluie, débordant de
corps penchés en avant dans la direction de i'égfîse,
comme pour un passage de bœuf gras ou une rentrée
de troupes victorieuses. Paris, affamé de spectacles,
s*en fait indifféremment avec tout, aussi bien la guerre
civile que Tenterrement d'un homme d'État...
Il fallut que le fiacre revint encore sur ses pas, fit on
nouveau détour, et l'on se figure la mauvaise humeur
du cocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans
Tâme et furieux dé se priver d'une si belle représenta-
tion. Alors commença par les rues désertes et silen-
cieuses, toute la vie de Paris s'étant portée dans la
grande artère du boulevard, une course capricieuse et
désordonnée, un trimballement insensé de fiacre à
l'heure, touchant aux points extrêmes du faubourg
Saint-Martin, du faubourg Saint-Denis, redescendant
vers la centra et retrouvant toujours à bout de cir-
cuits et de nises le même obstacle embusqué , le
même attroupement, quelque tronçon du noir A-
filé entrevu dans l'écartement d'une rue, se déroulant
LE NABAB. Wi
lentement sous la pluie au son des tambours voilés, son
mat et lourd comme celui de la terre s'ébouljant dans
an trou.
Quel supplice pour Félicial C'étaient sa faute et son
remords qui traversaient Paris dans cette pompe solen-
nelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu'aux
nuages; et Torgueilleuse fille se révoltait contre cet
affront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de
la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie,
tandis que la vieille Grenmitz, croyant à son chagrin la
voyant si nerveuse, s'efforçait de la consoler, pleurait
elle-même sur leur séparation, et, se cachant aussi,
laissait toute la portière du fiacre au grand sloughi
algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes
despotiquement appuyées avec une raideur héraidiquev
Enfin, après mille détours interminables, le fiacre s'ar-
rêta tout à coup, s'ébranla encore péniblement au mi-
lieu de cris, et d'injures, puis ballotté^ soulevé, les
bagages de son faite menaçant son équilibre, il finit
par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l'ancre.
«Bon Dîeul que de monde I... murmura la Grenmitz,
terrifiée. »
Félicia sortit de sa torpeur :
« Où sommes-nous donc?»
Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d'une pluie à fins
léseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, une
place s'étendait, un carrefour immense comblé par un
0céan humain s'écoulant de toutes les voies aboutis-
tantes^ immobilisé là autour d-'une haute colonne de
bronze qui dominait cette houle comme le mât gigan^
tesque d'un navire sombré. Des cavaliers par esca*
dfons, le sabre au poing,, des canons en batleriei
s'espaçaient au bord d'une travée libre, tout un appji-
368 LE NABAB
rei] farouche attendant celui qui devait passer tout à
rheure, peut-être pour essayer de le reprendre, l'en»
lever de vive force à Tennemi formidable qui Temme*
naît. Hélas I Toutes les charges de cavalerie, toutes les
canonnades n*y pouvaient plus rien. Le prisonnier s*en
allait solidement garrotté , défendu p^r une triple mu-
raille de bois dur^ de métal et de velours inaccessible à
la mitraille, et ce n'était pas de ces soldats qu'il pou-
vait espérer sa délivrance.
« Allez-vous-en.. . je ne veux pas reste là, » ditFélicia
furieuse, attrapant le cariick mouillé du cocher, prise
d'une terreur folle à l'idée du cauchemar qui la pour-
suivait, dç ce qu'elle entendait venir dans un affreux
roulement encore lointain, plus proche de minute en
minute. Mais, au premier mouvement des roues, les
cris, les huées recommencèrent. Pensant qu'on le lais-
serait franchir la place, le cocher avait pénétré à grand -
peine jusqu'aux premiers rangs de la foule maintenant
refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage.
Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester là,
supporter ces haleines de peuple et d'alcool, ces regards
curieux allumés d'avancé pour un spectacle exception-
nel, et dévisageant la belle voyageuse qui décampait
avec « que ça de malles 1 » et un toutou de cette taille
pour défenseur. La Grenmitz avait une peur horrible;
Félicia, elle, ne songeait qu'à une chose, c'est qu'il
allait passer devant elle, qu'elle serait au premier rang
pour le voir.
Tout à coup un grand cri : « Le voilai » puis le
silence se fit sur toute la place débarrassée de troif
lourdes heures d'attente.
Il arrivait.
Le premier mouvement de Félicia Ait de baisser H
J
LE NiBAB. 369
Store de son côté, du côté où le défilé allait avoir lieu.
Mais, au roulepaent tout proche des tambours, prise
d'une rage nerveuse de ne pouvoir échapper à cetts
obsession, peut-être aussi gag;néeparla malsaine eu*
riosité environnante, elle fit s£tater le store brusque-
ment, et sa petite tète ardente et pâle »e campa sur sew
deux poings à la portière :
« Tiens I tu veux... Je te regarde... »
C'était ce qu'on peut voir de plus beau comme funé*>
railles, les honneurs suprêmes rendus dans tout leur
vain apparat aussi sonore, aussi creux que Taccompa-
gnement rhythmé des peaux d'âne tendues de crêpe.
D'abord les surplis blancs du clergé entrevus dans 1^
deuil des cinq premiers carrosses ; ensuite, traînés par
six chevaux noirs, vrais chevaux de TÉrèbe, aussi noirs,
aussi lents, aussi pesants que son flot, s'avançait le char
funèbre, tout empanaché, frangé, brodé d'argent, de
larmes lourdes, de couronnes héraldiques surmontant
des M gigantesques, initiales fatidiques qui semblaient
celles de la Mort elle-même, la Mort duchesse décorée
des huit fleurons.
Tant de baldaquins et de massives tentures dissimu-
laient la vulgaire carcasse du corbillard, qu'il frémis-
sait, se balançait à chaque pas, de la base au faîte
comme écrasé par la majesté de son mort. Sur le cer-
cueil, l'épée, l'habit, le chapeau brodé, défroque de
parade qui n'avait jamais servi, reluisaient d'or et de
nacre dans la chapelle sombré des tentures parmi l'é-
clat des fleurs nouvelles qui disaient la date printa-
nière malgré la mau^saderie du ciel. A dix pas de dis-
tance, les gens de la maison du duc ; puis derrière,
dans un isolement majestueux, l'offlcier en manteau
portant les pièces d'honneur, véritable étalage de tous
\
\
J70 LE NABAB.
les ordres du monde entier, croix, rubans multicolores,
qui débordaient du couisin de velours noir à crépines
d*argent.
Le maftre des cérémonies venait ensuite devant le
bureau du Corps législatif, une douzaine de députés
désignés par le sort, ayant au milieu d'eux la grande
taille du Nabab dans Tétrenne du costume officiel,
comme si Tironique fortune avait voulu donner au re-
présentant à Tessai un avant-goût de toutes les joies
parlementaires. Les amis du défunt, qui suivaient, for-
maient un groupe assez restreint, singulièrement bien
choisi pour mettre à nu le superficiel et le vide de cette
existence de grand personnage réduite à Tintimité d'un
directeur de théâtre trois fois failli, d'un marchand de
tableaux enrichi par l'usure, d'un gentilhomme tarée!
de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jus-
que-là'tout le monde allait à pied et tôte nue; à peiae
dans le bureau parlementaire quelques calottes de soie
noire qu'on avait mises timidement en approchant des
quartiers populeux. Après, commençaient les voitures.
A la mort d'un grand homme de guerre, il est d'usage
de faire suivre le convoi par le cheval favori du héros,
ion cheval de bataille, obligé de régler au pas ra-
lenti du cortège cette allure fringante qui dégage des
odeurs de poudre et des flamboiements d'élendards.
Ici le grand coupé de Mora, ce « huit-ressorts » qui
le portait aux assemblées mondaines ou politiques,
tenait la place de ce compagnon des victoires, ses pan-
neaux tendus de noir, ses lanternes enveloppées de
longs crêpes légers flottant jusqu'à terre avec je ne sais
quelle grâce féminine ondulante. C'était une nouvelle
mode funéraire, ces lanternes voilées, le suprême
« chic » du deuil ; et il seyait bien à ce dandy de donner
LE NABAB. 371
ane dernière leçon d^^légance aux Parisiens accourus
à ses obsèques comme à un Longchamps de la mort.
Encore trois maîtres de cérémonie, puis venait l'im-
passible pompe officielle, toujours la même pour les
mariages,, les décès, les baptêmes, l'ouverture des Par-
lenients ou les .réceptions de souverains, l'interminable
cortège des carrosses de gala, ôtlncelants, larges glaces,
livj^ées voyantes chamarrées de dorures, qui passaient
an milieu du peuple ébloui auquel ils rappelaient les
contes de fées, les.attelages de Gendrilion, en soulevant
de ces « Ohl » d'admiration qui montent et s'épanouis-
sent avec lesfuséesy les soirs des feux d'artifice. Et dans
la foule il se trouvait toujours un sergent de ville com-
plaisant, un petit bourgeois érudit et flâneur, à l'afTCil
des cérémonies publiques, pour nommer à haute voix
tous les gens des voitures à mesure qu'elles défilaient
avec .leurs escortes réglementaires de dragons, cuiras-
siers ou gardes de Paris.
D'abord les repré«entants de l'empereur, de rimpé-
ratrîce, de toute la famille impériale; après, dans un
ordre hiérarchique savamment élaboré et auquel la
moindre infraction aurait pu causer de graves conflits
entre les différents corps de l'État, les membres du con-
seil privé, les maréchaux, les amiraux, le grand chan-
celier de la Légion d'honneur, ensuite le Sénat, le Corps
législatif, le Conseil d'État, toute l'organisiition justi-
cière et universitaire dont les costumes, les hermines,
les coiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris,
quelque chose de pompeux et de suranné, dépaysé dans
.l'époque sceptique de la blouse et de l'habit noir.
Félicia, pour ne pas penser, attachait volontairement
ses yeux à ce défilé monotone d'une longueur exaspé-
rante ; et peu à peu une torpeur lui venait, comtne iA
LE NABAB.
de pluie sur le guéridon d'nn salon eo-
:ût feuilleté an album colorié, une histoire
officiel depuis les temps les plus reculés
tours. Tous ces gêna, vus de profil, im-
"oits derrière les larges panneaux de glace
la physionomie de personnages d'eulumi-
ia au bord des banquettes pour qu'on ns
3 leurs broderies d'or, de leurs palmes, de
de leurs soutaches, mannequins voués à la
la foule et s'y exposant d'un air IndifTérent
icet... C'était là le caractère très-particu-
ùnérulies. On la sentait partout, sur les
uts les cœurs, aussi bien parmi tous ces
s dont la plupart avaient connu le duc de
it, que dans les rangs à pied entre son cor-
coupé, l'intimité étroite ou le service de
. IndifTérent et même joyeux, le gros mi-
résident du conseil, qui, de sa poigne ro-
ie& fendre le bois des tribunes, tenait soii-
ordons du poêle, avait l'air de le tirer en
)ressé que les chevaux et le corbillard de
six pieds de terre l'ennemi de vingt ans,
1, l'obstacle à toutes les ambitions. Les
dignitaires n'avançaient pas avec cette
r de cheval de remonte, mais les longues
lent dans leurs mains excédées ou dis-
b mollesse significative. Indifférents les
profession. IndilTérents les gens de ser-
'appelait jamais que u chose, u et qu'il
et, comme des choses. Indifférent M. Louis,
! dernier jour de servitude, esclave devenu
*ez riche pour payer sa rançon. Même
JLE NABAB. 873
chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré. Pour-
tant (pielques-uns lui étaient très-attachés. Mais Gar-
dailhac surveillait trop Tordre et la marche de la
cérémonie pour se livrer au moindre attendrissemel^S
d*ailleui:s en dehors de sa nature. Le vieux Mo:;Davon»
frappé au cœur, aurait trouvé d*une tenue déploiaMe
tout à fait indigne de son illustre ami la moindre flexion
de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Ses yeux
restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les
Pompes funèbres fournissent les larmes des grands
deuUs, brodées d*argent sur drap noir. Quelqu^un pleu-
rait cependant, là-bas, parmi les membres du bureau;
mais celui-là s'attendrissait bien naïvement sur lui-
même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette
pompe, il lui semblait qu'il enterrait toute sa fortune,
toutes ses ambitions, de gloire et de dignité. Et c'était
encore une variété d'indifférence.
Dans le public le contentement d'un beau spectacle,
cette joie de faire d'un jour de semaine un dimanche
dominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des
boulevards , les spectateurs des balcons auraient pres-
que applaudi; ici, dans les quartiers populeux, l'irrévé-
rence se manifestait encore plus franchement. Des bla-
gues, des mots de voyou sur 4e mort et ses frasques que
tout Paris connaissait, des rires soulevés par les grands
chapeaux des rabbins, la «touche » du conseil des
prud'hommes, se croisaient dans l'air entre deux rou-
lements de tambour. Les pieds dans l'eau, en blouse,
en bourgeron, la casquette levée par habitude, la mi-
»ère, le travail forcé, Je chômage et la grève, regar-
daient passer en ricanant cet habitant d'une autre
sphère, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs,
et qui jamais peut-être de son vivant n'avait abordé
12
374 LE NABA».
celte exlrémité de ville* Mais voilà. Pour arriver là-
haut où tout le monde va, il faut prendre la route de
tout le monde, le faubourg Saint-Antoine, là rue de la
Roquette, jusqu'à cette grande porte d'octroi si large-
ment ouverte sur rinflni. Et dame l cela «e'mLle Lon de
voir que des seigneurs comme Mora,. des ducs, des
ministres, remontent tous le même chemin pour la
même destination. Cette égalité dans la mort console
de bien des injustices de la vie. Demain, le pain sem-
blera moins cher, le vin meilleur, Toutil moins lourd,
quand on pourra se dire en se levant : a Tout de
môme, ce vieux Mora, il y est venu comme les an-
tres l.«. »
Le défilé continuait toujours , plus fatigant encore
que lugubre. A présent c'étaient des sociétés chorales,
les députations de Tarmée, de la marine, officiers de
toutes armes, se pressant en troupeau devant une lon-
gue iûle de véhicules vides, voitures de deuil, voitures
de maîtres alignées là pour l'étiquette; puis les troupes
suivaient à leur tour, et dans le faubourg sordide,
cette longue rue de la Roquette déjà fourmillante à
perte de vue, s'engoufTrait toute une armée, fantassins,
dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueule
en Tair, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les
Titres, mais ne parvenant pas à couvrir le ronflement
des tambours, ronflement sinistre et sauvage qui rap'
pelait rimagination de Félicia vers ces funéraîllis de
Négous africains où des milliers de victimes immolées
accompagnent Tàme d'un prince pour qu'elle ne s*en
aille pas seule au royaume des esprits, et Lui faisait
penser que peut-être cette pompeuse et interminable
snite allait descendre et disparaître dans la fosse sur«
bnmaine assez grande pour la contenir toute.
LE NABAB. a75
«... Maintenant et è Fheure de notre mort. Àfnsi
$9it^, » marmnra l'a Crenmitz pendant que le fiacre
8*ébr8Biait sur la place éclaîrcie où la Liberté toute en
or semblait prendre là-haat dans Tespace une magique
envolée; et'(rette prière de la Tieîlle danseuse fut peut-
être la seule note émue et sincère soulevée sur l*im-
même pareonrs des fimérailles.
Tous les discours sont finis, trois longs discours aussi
glacials que le careau o&' le mort vient de descendre,
trois déclamations- officielles qui ont surtout fourni aux
orateoTS Foccasîon de faire parler bien haut leur dé-
vouement aux intérêts de la Dynastie. Quinze fois les
eanons oat frappé les échos nombreux du cimetière,
agité les couronnes de jais et d'immortelles, les ex-
votos légers pendus aux angl«s des entourages, et tan-
dis qu*une buée rougeàtre flotte et roule dans une
odeur de poudre à travers la ville des morts , monte et
se mêle lentement aux fumées d'usine du quartier plé-
béien, {Innombrable assemblée se disperse aussi, dis-
séminée par le9 rues en pente, les hauts escaliers tout
blancs dans ht verdure, avec un murmure confus, un
ruissellement de flots sur les roches. Robes pourpres,
robes noires; habits bleus et verts, aiguillettes d'or,
fines épées qu'on assure de la main en marchant, se
bâtent de rejoindre les voitures. On échange de grandi
saints, des sourires discrets , pendant que les carrosses
de deuil dégringolent les allées au galop, montrent
des alignements de cochers noirs, le dos arrondi, le
chapeau en bataille, le carrick flottant au vent de la
course.
L'impression générale, c'est le débarras d'une longue
et fatigante figuration, an empressement légitime à
re Ll NABAB.
aller quitter le harnais administratif, les costumes de
cérémonie, à déboucler les ceinturons, les hausse-cols
et las rabats, à détendre les physionomies qui, elles
aussi, portaient des entraves.
Lourd et court, traînant péniblement' ses jambes
enflées , Hemerlingue se dépêchait vers la sortie , ré-
sistant aux offres qu*on lui faisait de monter dans les
voitures, sachant bien que la sienne seule était à la
mesure de son éléphantiasis,
« Baron, baron, par ici... U y a une place pour voni.
— Non, merci. Je marche pour me dégourdir, n
Et 9 afin d'éviter ces propositions qui à la longue la
gênaient, il prit une allée transversale presque déserte,
trop déserte même, car à peine y fut-il engagé que la
baron le regretta. Depuis son entrée dans le cimetière,
il n*avait qu'une préoccupation, la peur de se trouver
face à face avec Jansoulet dont il connaissait la vio-
lence, et qui pourrait bien oublier la majesté du lieu,
renouveler en plein Père-Lachaise le scandale de la me
Royale. Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il
avait vu la grosse tête de Tancien copain émerger da
cette quantité de types incolores dont Tassistance était
pleine et se diriger vers lui, le chercher avec le désir
d'une rencontre. Encore là-bas, da^s la^ grande allée,
on aurait eu du monde en cas de malheur, tandii
qu'ici... Brr... C'est cette inquiétude qui lui faisait
forcer son pas court, son haleine soufflante; mais en
vain. Gomme il S€^ retournait dans sa peur d'être suiTÎ,
les hautes et robustes épaules du Nabab apparurent à
l'entrée de l'allée. Impossible au poussah de Sç» faufiler
dans l'étroit écart des tombes si serrées que la place y
manque aux agenouillements. Le sol gras et détrempé
glissait, s'enfonçait soua ses pieds. C prit le parti de
LS NABAB. m
mexcher d'un air indifférent, comptant qae l'autre ne
le reconnaîtrait peut-être pas. Mais une voix éraillée el
puissante cria derrière lui :
« Lazare I »
Il s'appelait Lazare, ce richard. Il né répondit pas,
essaya de rejoindre un groupe d'officiers qui marchait
devant lui, très*-loin*
« Lazare! Oh! Lazare! »
Gomme autrefois sur le quai de Marseille... Il Ait
tenté de s'arrêter sous le coup d'une ancienne habi-
tude, puis le souvenir de ses infamies, de tout le mal
qu'il avait fait au Nabah, qu'il était en train de lui faire
encore, lui revint tout à coup avec une peur horrible
poussée au paroxysme, lorsqu'une main de fer brus*
quement le harponna. Une sueur «de lâcheté courut par
tous ses membres avachis, son visage jaunit encore,
ses yeux clignotèrent au vent de la formidable claque
qu'il attendait venir, tandis que ses gros bras se le-
vaient instinctivement pour parer le coup.
« Oh I n'aie pas peur... Je ne te veux pas de mal, dit
Jansoulet tristement... Seulement le viens te demander
de ne plus m'en faire. »
Il s'arrêta pour respirer. Le banquier, stupide, effaré,
ouvrait ses yeux ronds de chouette devant cette émo-
tion suffocante.
« Écoute, Lazare, c'est toi qui es le plus fort à cette
fuerre que nous nous faisons depuis si longtemps...
Je suis à terre, j'y suis, là... Les épaules ont touché...
Maintenant, sois généreux, épargne ton vieux copain.
Fais-moi grâce, voyons, fais-moi grâce... »
Tout tremblait en ce Méridional effondré, amolli par
les démonstrations de la cérémonie funèbre. Hemer-
lingue, en face de lui, n'était guère plus vaillant. Cette
n.
Wm LE NABAB.
mnsiqiie noire, cette tombe ouverte, let dlscoars, fa
canonnade et cette ^hau te philosophie de la mort inéyi-
table, tout cela lur avait remaé les entrs^iries, à ce gros
baron. La voix de son ancien camarade acheva de
réveiller ce qui restait d*hamam dans ce paquet de
gélatine.
Son vieux copain I G*était la preflnfère foi» diepxns <&
ans, depuis la brouille, qu*il le revoyait de si près. Que
et choses lui rappelaient ces trait» basanés, ces fbrtes
failles si mal tailtées pour !*habtt brodé I La couver-
tare de laine mince et trouée, dans la<[uei1e ils se rov-
lôenlj tous deux pour dormir sur le pont du Sinaî, la
ration partagëo' fraternellement, les courses dkns Jm
campagne brûlée de Marseille où Ton volait de gros
o%non8 qu'on mangeait crus au revers d*un fossé, les
rêves, les projet», fes sous nm en commun , et quand
la fortune commença à leur sourire, les farce» qu%
«vaient faites ensemble, les bons petits soupers fins où
Ton se disait tout, tes coudes sur la tahFe.
Gomment peutn^n en arriver è se brouiller quand
on so connaît si bien, quand on a vécu comme deux
jumeaux pendus à une maigre et forte nourrice , là
misère, partagé son lait aigri et ses rudes caresses!
Ces pensée», longues à analyser, traversaient comme
an éclair Tesprit d'Hemerlingue. Presque instinctive-
ment il laissa» tomber sa main lourde dans celle que loi
tendait le Nabab. Quelque chose d'animal s'émut es
eux, plus fort que leur rancune, et ces deux hommes
qui, depuis dix ans essayaient de se ruiner, de se dés-
honorer, se mirent à causer à cceur ouvert.
Généralement, entre amis qui se retrouvent, les pre*
mières effusions passées, on reste muet, comme si Ton
n'avait plus rien à se conter, tandis qu'au contraire
V
il
\
LE NABAB. 97t
e%9t Taboncfaitce des choses, lear afflux précipité qui
les empêche- de sortir. Les deux copains en. étaient là ;
mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquîw
4an9 la crainte de le voir a*échapper, résister aa bon
mouvement qu*il venait de provoquer en lui :
« Tu n*es pas pressé, n*est-ce pas?... Nous pouvons
nom promener un moment, si tn veux... Il ne pleut
plu», il fait bon... on a vingt an» de moins.
— Ovi, ça fait plaisir, ditHemerling^e...; seulement
je ne peux pasmaircher longtemps..., mes jambes sont
lourdes...
— C'est vrai, tes pauvre» jambes... Tiens, voilà un
bane, Ià^-bas. Allons nous asseoir. Appuie^-toi sur moi,
BOtt vieux. »
Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le con^
Ausaîl jusqu'à un dt» ce» bancs espacés contre les tom-
be», eu se reposent ces deuilis inconsolabiés qui font dh
ometière leur promenadb' et leur séjour habituels. Il
lÏHiallait, te couvait du regard, le plaignait de son
infirmité, et, par vn courant tout natureF dan» un
pareil endroit, ils en arrfvaient à causer die teurs san-
tés, de Tftge qui venait. L'un était hydropique, l'autre
sigéf aux eonpi» âe sang. Tous deux se soignaient par
les perle» J^enkiins, un remède dangereux, à preuve
Mora si vite enlevé.
<« Mon pauvre duc! dit Jansoulet.
— Une grande perte: pour le pays , fit le banquier
é\in' afir pénétré. »
Et le Nabab naïvement :
« I^nnr moi surtout, pour moi, car slt avait véra...
Ifrl- tu as d^e^b chance, tu as de la chance. »
Craignant de l'avoir blessé, il ajouta bien vite :
« Et puis voilà, tu es fort, très-fort, y)
[
880 LE NàBAB.
Le baron le regarda en clignant de rœil, et si drftle»*
ment, qne.ses petits cils noirs disparurent dans sa
graisse jaune.
« Non, dit-il, ce n*est pas moi qui suis fort... C'est
Marie.
— Marie?
*- Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle a quitté
son nom de Yamina pour celui de Marie. C'est ça, une
Traie femme. Elle connaît la banque mieux que moi,
et Paris et les afiTaires. C'est elle qui mène tout à la
maison.
— Tu es bienheureux, soupira Jansoulet. »
Sa tristesse en disait long sur ce qui manquait i
mademoiselle Afchin. Puis» après un silence, le baron
reprit : /
K Elle t'en veut beaucoup Marie, tu sais... Elle ne sera
pas contente d'apprendre que nous nous sommes parlé. »
Il fronçait son gros Sourcil , comme s'il regrettait
leur réconciliation, à la pensée de la scène conjugale
qu'elle lui vaudrait. Jansoulet bégaya :
« Je ne lui ai rien fait pourtant...
— Allons , allons , vous n'avez pas été bien gentils
pour elle... Pense à l'affront qu'elle a subi lors de notre
visite de noces... Ta femme nous faisant dire qu'elle
ne recevait pas les anciennes esclaves... Gomme si
notre amitié ne devait pas être plus forte qu'un pré-
Jugé... Les femmes n'oublient pas ces choses-là.
— Mais je n*y suis pour rien, moi, mon vieux. Ta
sais comme ces Afchin sont fiers. »
Il n^était pas fier, lui, le pauvre homme. Il avait mm
mine si piteuse, si suppliante devant le sourcil froncé
de son ami, que celui-ci en eut pitié. Décidément , 1^
cimetière Tattendrissait, ce baron.
^
V'
LE NABAB. ôm
« Écoute, Bernard, il n'y a qu'une chose qui
compte... Si tu veux que nous soyons camarades
comme autrefois, que ces poignées de mains que noue
avons éciiangées ne soient pas perdues, il faut obtenir
de ma femme qu'elle se réconcilie avec vous... Sans
cela rien de fait..« Lorsque mademoiselle Afchin nous a
refusé sa porte, tu l'as laissée faire, n'est-ce pas?...
Moi de même, si Marie me disait en rentrant : « Je ne
veux pas que vous soyez amis.... » toutes mes protes-
tations ne m'empêcheraient pas de te flanquer par-
dessus bord. Car il n'y a pas d'amitié qui tienne. Ce qui
est encore meilleur gue tout* c'est d'avoir la paix chei
soi.
— Mais alors, comment faire? demanda le Nabab
épouvanté.
— Je m'en vab te le dire... La baronne est chez elle
tous les samedis. Viens avec ta femme, lui faire une
visite après-demain. Vous trouverez à la maison la
meilleure société de Paris. On ne parlera pas du passé.
Ces dames causeront chiffons et toilettes, se diront ce
que les femmes se disent. Et puis ce sera une affaira
finie. Nous redeviendrons amis comme autrefois; et
puisque tu es dans la nasse, eh bieni on t'en tirera.
— Tu crois? C'est que j'y suis terriblement, dit l'autre
avec un hochement de tète. »
De nouveau les prunelles narquoises d'Hemerlingue
disparurent entre ses joues comme deux mouches dam
du beurre :
« Dame, oui... J'ai joué serré. Toi tu ne manques
pas d'adresse... Le coup des quinze millions prêtés
au bey, c'était trouvé, ça... Ah I tu as du toupet; seule-^
ment tu tiens mal jLes cartes. On voit ton jeu. »
' Ils avaient jusqu'ici parlé à demi-voix, impressionnéU
Itt LE N:àBà6.
par la silence de la grande nécropole; mai» peu à peu
les intérêts hamains haussaient le ton au milieu niéflM
die letir néant étalé sur tontes ces pierres plates char-
gées de dates et de chiffres, comme si la inort n*était
qn^une affaire de temps et de calcul, le résultat Yooln
d^n problème.
Bemerlingue jouissait de Toir son ami si humble, l«i
donnait des conseils sur ses affaires qa'îl avait Tair de
connaître à fond. Selon lui le IVabab pouvait encore
très-bien s*en tirer. Tout dépendait ée la validatkm,
d*une carte à retourner. Il s'agissait de la reloorner
bonne. Mais JansouIeC n*avait plus confiance. En per-
dant Mora, il avait tout perdu.
« Tu perds Mora, mais tu me retrovves. Çà se vaut,
dit le banquier tranquillement.
— Non,vois-tu, c'est impossible... Il est trop tard... Le
Alerquier a fini son rapport. II est effroyable, paraliMI.
— Eh bien I s'U a fini son rapport, il faui qu^'il «a
fasse un autre moins méchant.
— Comment cela?
Le baron le regarda stupéfait :
« Ah çal mais tu baisses, voyons... En donnant centy
deux cent, trois cent mille francs, s'il le faut...
— T songes-tu?... Le Merquier, cet homme intègre..,
« Ma conscience, » comme on l'appelle... »
Cette fois le rire dUemerlingue éclata avee une
expansion extraordinaire, roula jusqu'au fond ctes
mausolées voisins peu habitués à tant d'irrespect.
« Ma conscience, » un homme intègre... Ah! tu
m'amuses... Tu ne sais donc pas qu'elle est à moi,
cette conscience, et que... »
Il s'arrêta, regarda derrière lui, un peu troublé d'un
bruit qu'il entendait :
LE NABAB. 383
i
,G*étaièx Técho de son rire renvoyé du fond d 'un
eaveau, cbinme si <cette idée de la conscience de Le
Herquier égiiyait même les morts,
« Si nona tnarchibns un peu, dit-il, il commence à
fnre frais sur ce banc. »
Alors, toul en marchant entre les tcnnbes, il lui expli-
qua av0c unt certaine fatm4é pédante qu^en France les
pots-de-Tin jouaient un rôle aussi important qu*en
Orient. Seulement on y mettait plus de façons qae là-
kas. On se servait de caobe^-pots... « Ainsi voilà Le
Merqoier, n*est-ce pas 7... Au lieu de lui donner ton
argent tout à trac dans une grande bourse comme à
un séraskier, on s'arrange. Il aime les tableaux, cet
homme. Il es4 toujours en trafic avec Scbwalbach, qui
se sert de lui pour amorcer la cUentèle catholique...
Eh In&i I on lui offre une toâe, un souvenir à accrocha'
sur un panneau 4e son cabinet. Le tout est d*y mettn
le prix... Du reste, tu verras, le te conduirai chez Im,
moi. Je te mcMitrerai comme ça' se pratique. »
Et tout heureux de rémerveillement du Nabab, q«i
pour le flatter exagérait encore sa stupeur^ écarquillaît
ses yeux d*un air admiratif, le banquier élargissait sa
leçon, en faisait un vrai cours de philosophie parisienne
elt mondaine.
« Yois-tu, copain, ce dont il faut surtout s'occuper
à Paris, c'est de garder les apparences... Il n'y a que
cela qui compte... les apparences I... Toi tu ne t'en in-
quiètes pas assez. Tu t'en vas là-dedans^ le gilel débou-
tonné, bon enfant, racontant tes affaires, tel qaetues...
Tu te promènes comme à Tunis dans les bazars, dans
les souks. C'est pour cela que tu t'es fait rouler^ mon
brave Bernard. »
T
I
«
884 LE NAI^AB. /
Il s'arrêta pour souffler, n'en pouvant plus. C'était
eu une heure beaucoup plus de pas et de parles qu'U
n'en dépensait pendant toute une année. Ilsi s'aperçu-
rent alors que le hasard de leur marche et de leur
conversation les avait ramenés vers la sépulture des
Mora, en haut d'un terre-plein découvert d'où l'on
voyait, au-dessus d'un millier de toits serrés, Mont-
martre, les buttes Ghaumont moutonner dans le loin-
tain en hautes vagues. Avec la colline du Père-Lachaise
cela figurait bien ces trois ondulations se suivant à
égale distance, dont se compose chaque élan de la
mer à l'heure du flux. Dans les plis de ces abîmes, des
lumières clignotaient déjà, comme des falots de barque,
à travers les buées violettes qui montaient; des chemi-
nées s'élançaient ainsi que des mâts ou des tuyaux de
steamers soufflant leur fumée; et roulant tout cela
dans son mouvement ondulé, l'océan parisien, en trois
bonds chaque fois diminués, semblait l'apporter au
noir rivage. Le ciel s'étaiJL largement éclairci comme il
arrive souvent à la fin des jours de pluie, un ciel
immense, nuancé de teintes d'aurore, sur lequel le
tombeau familial des Mora dressait quatre figures allé-
goriques, implorantes, recueillies, pensives, dont le
jour mourant grandissait les attitudes. Rien n'était
resté là des discours, des condoléances officielles. Le
flol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le
seuil maculé de plâtre rappelaient seulement l'inhu-
mation récente.
Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de
toute sa pesanteur métallique. Désormais, l'ancien mi*
nistre d'État restait seul, bien seul, dans l'ombre de sa
nuit, plus épaisse que celle qui montait alors du bas du
jardin, envahissant les allées tournantes, les escaliers, la
^ LE NABAB. 385
base des colonnes, pyramides, cryptes de font genre
dont le faite était plus lent à mourir. Des terrassiers,
lont blancs de cette blancheur crayeuse des os dessé-
chés, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des
deuils furtifs, s'arrachant à regret aux larmes et à la
prière, glissaient le long des massifs et les frôlaient
d*un vol silencieux d*oiseaux de nuit, tandis qu'aux
extrémités du Père-Lachaise des voix s'élevaient, appels
mélancoliques annonçant fermeture. La journée du
cimetière était finie. La ville des morts, rendue à la na-
ture, devenait un bois immense aux carrefours marqués
de croix. Au fond d'un vallon, une maison de garde
allumait ses vitres. Un frémissement courait, se perdait
en chuchotements au bout des allées confuses.
<c Allons-nous-en... » se dirent les deux copains im-
pressionnés peu à peu de ce crépuscule plus froid
qu'ailleurs; mais avant de s'éloigner, Hemerlingue,
poursuivant sa pensée, montra le monument ailé des
quatre coins par les draperies, les mains tendues de
ses sculptures :
— Tiens I C'est celui-là qui s'y entendait à garder les
apparences. »
Jansoulet lui prit le bras pour l'aider à la descente :
« Ahl oui, il était fort... Mais toi, tu es encore plus
fort que tous,... disait-il avec sa terrible intonation
gasconne. »
Hemerlingue ne protesta pas.
« C'est à ma femme que je le dois... Aussi je t'en-
gage à faire ta paix avec elle, parce que sans ça...
— Ohl n'aie pas peur... nous viendrons samedi...
mais tu me conduiras chez Le Merquier. »
Et pendant que les deux silhouettes, l'une haute,
carrée^ J'Aiïtre massive et courte disparaissaient dans
w
I' JbO LE NABAB.
les détours du grand labyrinthe, pendant que la Yoix
de Jansoulet guidant son ami : « par ici« mon vi^ix...
appuie*toi bien, » se perdait insensiblement, un rayon
égaré du couchant éclairait derrière eux, sur le terre-
pléin, le buste expressif et colossal, au large front sont
les cheveux longs et relevés, à la lèvre puissante et
ironique, de Balzac qui les regardait...
XX
[
LA tailONNE HIMBIIUNMIC
Tout au bout de la longue voûte sous laquelle se
trouyaient les bureaux d'Hemerlingue et fils, noir tunnel
que le père Joyeuse avait pendant dix ans pavoisé et
illuminé de ses rêves, un escalier monumental à rampe
en 1er ouvragé, un escalier du vieux Paris, montait
vert la gauche aux salons de réception de la baronne
prenant jour sur la cour juste au-dessus de la caisse, si
bien que, pendant la belle saison, lorsque tout reste
ouvert, le tintement des pièces d'or, le fracas des piles
d^éeus écroulées sur les comptoirs, un peu adouci par
les hautes et moelleuses tentures des fenêtres, faisait
un accompagnement mercantile aux conversations su-
itH-rées par le catholicisme mondain.
Gela donnait tout de suite la physionomie de ce saldn
ttoo moins étrange que ceUe qui en faisait les honneurs,
mêlant un vague bouquet de sacristie aux agitations de
la Bourse et à la mondanité la plus raffinée, éléments
hétérogène» qui se croisaient, se rencontraient là sans
cesse, mais restaient séparés, comme la Seine sépare le
noble faubourg catholique sous le patronage duquel
s'était opérée Téclatante conversion de la musulmane
/
f
J
388 LE MABAB:
et les quartiers financiers ou ;Hemerlingue avaiu sa
▼ie et ses relations. La société ievantine, assez nom-
breuse à Paris, composée en grande partie de Juifs
allemands, banquiers ou commissionnaires, qui, aprèi
avoir fait en Orient des fortunes colossales, trafiquent
encore ici pour n*en pas perfire Tbabitude, se montrait
assidue aux jours de la barohne. Les Tunisiens de pas-
sage ne manquaient jamais de venir voir la femme du
grand banquier en faveur/ et le vieux colonel Brahim,
le chargé d'affaires du bey, avec sa bouche flasque et ses
yeux éraillés, faisait sùn somme tous les samedis an
coin du même divan,
« Votre salon senft le roussi, ma petite fille, disait en
riant la vieille pzincesse de Dions à la nouvelle Marie
que maître Le Merquier et elle avaient tenue sur les
fonts baptismaux ; mais là présence^ de ces nombreux
hérétiques, Juifs, musulmans et même renégats, de ces
grosses femmes couperosées, fagotées, chargées d'or,
de pendeloques, des « vrais paquets, » n'empêchait pas
le faubourg Saint-Germain de visiter, d'entourer, de
surveiller la jeune catéchumène, le joujou de ces nobles
dames, une poupée bien souple, bien docile que Ton
montrait, que Ton promenait, dont on citait les naïve-
tés évangéliqnes, piquantes surtout par le contraste du
passé. Peut-être, se glissait-il au fond du cœur de ces
aimables patronnesses l'espoir de rencontrer dans ce
monde retour d'Orient quelque nouvelle conversion à
faire, l'occasion de remplir encore l'aristocratique cha*
pelle des Missions du spectacle si émouvant d'un de ces
baptêmes d'adultes qui vous transportent aux premiers
temps de lafoi, là-bas, vers les rives du Jourdain, et sont
bientôt suivis de la première communion, du renou-
vellementj de la confirmation, tous prétextes pour la
LB NABAB. 889
marraine d'accompagner sa filleule, de guider cette
|eune àme, d'assister aux transports naïfs d'une croyance
neuve, et aussi d'arborer des toilettes variées, nuancées
à l'éclat ou au sentiment de la cérémonie. Mais il n'ar-
rive pas communément qu'un haut baron financier
amène à Paris une esclave arménienne dont il a fait sa
légitime épouse.
Esclave ! C'était cela la tare dans ce passé de femme
d'Orient, jadis achetée au bazar d'Ândrinople pour le
compte de l'empereur du Maroc, puis, à la mort de
l'empereur et à la dispersion de son harem, vendue au
jeune bey Ahmed. Hemerlingue l'avait épousée à sa
sortie de ce nouveau sérail, mais sans pouvoir la faire
accepter à Tunis , où aucune femme , Mauresque,
Turque, Européenne, ne consentit à traiter une an-
cienne esclave d'égale à égale, par un préjugé asser
semblable à celui qui sépare la créole de la quarteronne
la mieux déguisée. Il y a là une répugnance invincible
que le ménage Hemerlingue retrouva jusque dans Paris,
où les colonies étrangères se constituent en petits cercles
remplis de susceptibilités et de traditions locales. Ya-
mina passa ainsi deux ou trois ans dans une solitude
complète dont elle sut bien utiliser tous les rancœurs et
les loisirs, car c'était une femme ambitieuse, d'une vo-
lonté, d'un entêtement extraordinaires. Elle apprit à
fond la langue française, dit adieu pour toujours à ses
vestes brodées et à ses pantalons de soie rose, sut assou-
plir sa taille et sa démarche aux toilettes européennes,
à l'embarras des longues jupes, puis, un soir d'opéra,
montra aux Parisiens émerveillés la silhouette encore
un peu sauvage, mais fine, élégante, et si originale
d'une musulmane décolletée par Léonard.
Le sacrifice de 'a reUgion suivit de près celui du cos-
.33.
MO LE NABAB.
tume. Depnis longtemps madame Bemerlingn» ava^it
renoncé à toute pratique mahométane, quand maltoe
Le Merquier, Tintîme du ménage et son ckéron» à
Pi^ris, leur démontra qu*une conversion solennelle* ée
la baronne lui ovYriralt les portes de eette partie du
monde parisien dont Taccès semble être devenu dm pt»
en plus difficile, à mesure que la société s^ést démoné-
tisée tout autour. Le ftiubourg Saint-Germain un« fois
conquis, tout le reste suivrait. Et, en efTet^ lorsqu 'après
le retentissement dU' baptême, on sut que les plus gra^mis
noms de France ne dédaignaient pas de se rencontrer
aux samedis de la baronne Hemerlingue, les dames ®â-
genheim, Fuemberg, Garaïscakî, Maurice Trott, toutes
épouses de fez millionnaires et célèbres sur les marchés
de Tunis, renonçant à leurs préventions, sollicitèrent
d*ètre admises chez Tancienne esclave. Seule, madame
Jansoulet, nouvellement débarquée avec un stock <il-
dées orientales encombrantes dans son esprit, comme
son narghilé, ses œufà d'autruche, tout le bibelot tuni-
sien Tétait dans ^n intérieur, protesta contre ce qu'elle
appelait une inconvenance, une lâcheté, et déclara
qu'elle ne mettrait jamais les pieds chez « ça. » Il se fit
aussitôt chez les dames Gûgenheîm, Caraïâcaki, et
autres paquets, un.petit mouvement rétrograde, comme
il arrive à Paris chaque fois qu'autour d'une position
irrégulière en train de se régulariser quelque résistance
tenace entraîne des regrets et des défections. On s'était
trop avancé pour se retirer, mais on tint à faire mîèui
-ontir le prix de sa bienveillance, le sacrifice de ses
préjugés; et la baronne Marie comprit très-bien la
nuance rien que dans le ton protecteur des Levantines
la traitant de « ma chère enfant... ma bonne petite, »
avce une hauteur un peu méDrisante. Dès lors sa
f .
LB NABAB. m
haine contre les Jansoulet ne connut plus de bornes,
one haine de sérail compliquée et féroce, avec Tétran-
glement su bout et la noyade silencieuse, un peu plus
difficile à pratiquer à Pariis que sur les rives du lac d*El*-
Baheira, mais dont elle préparait déjA le sac solide
terminé en garrot.
Cet acharnement expliqué et connu, on se figure
quelle surprise, quelle agitation dans ce coin de société
exotique, quand* la nouvelle se répandit que, non-seizle-
ment la grosse Afchin — comme rappelaient ces dames
— consentait à voir la baronne, mais qu'elle d'evait lui
faire la première visite à son prochain samedi. Pensex
que ni les Fuernberg, ni les Trott ne voulurent ma»-
qaer une pareille fête. La baronne, de son côté, fit to«i
pour donner le plus d*éclat possible à cette réparation
lolennelle, écrivit, visita, se remua si bien que, malgré
la saison déjà très-avancée, madame Jansoulet, en arri-
vant vers quatre heures à Thôtel du faubourg SainiK
Honoré, aurait pu voir devant la haute porte cintrée^ à
côté de la discrète livrée feuille morte de la princesse
de Dions et de beaucoup de blasons authentiques, les
armes parlantes, prétentieuses, les roues multicolores
d'tine foule d'équipages financiers et les grands laquais
poudrés des Garaïscaki.
En haut, dans les salons de réception, même assem-
blage bizarre* et glorieux. C'était un va-et-vient sur les
tapis des deux premières pièces désertes, un passage
de froissements soyeux, jusqu'au boudoir où la baronne
se tenait, partageant ses attentions, ses cajoleries entre
les deux camps bien distincts; d'un côté, des toilettes
•ombres, d^apparence modeste, d'une recherche appré-
ciable seulement aux yeux exercés, de l'autre, un prin-
temps tapageur h couleurs vives, corsages opulents,
1
tt» .s NABAB.
diamants prodigués, écharpes flottantes, modes d'ex-
portation où Ton sentait comme un regret de climat
plus chaud et de vie luxeuse étalée. De grands coups
d'éventails par ici, des chuchotements discrets par là
Très^peu d'hommes, quelques jeunes gens bien pen-
sants, muets, immobiles, suçant la pomme de leurs
cannes, deux ou trois figures de schumaker, debout
derrière le large dos de leurs épouses, parlant la tète
basse compie s'ils proposaient des objets de contre-
bande ; dans un coin, la belle barbe patriarcale et Iç
camaii violet d'un évèque orthodoxe d'Arménie.
La baronne, pour essayer de rallier ces diversités
mondaines, pour garder son salon plein jusqu'à la
fameuse entrevue, se déplaçait continuellement, tenait
tète à dix conversations différentes, élevant sa voix har-
monieuse et veloutée au diapason gazouillant qui dis-
tingue les Orientales, enlaçante et câline, l'esprit souple
comme la taille, abordant tous les sujets, et mêlant
ainsi qu'il convient la mode et les sermons de charité,
les théâtres et les ventes, la faiseuse et le confesseur.
Un grand charme personnel se joignait à cette science
acquise de la maîtresse de maison, science visible jusque
dans sa mise toute noire et très-simple qui faisait res-
sortir sa pâleur de cloître, ses yeux de houri, ses che-
veux brillants et nattés, séparés sur un front étroit et
pur ; un front, dont la bouche trop mincp accentuait le
mystère, fermant aux curieux tout le passé varié et
déjà si rempli de cette ancienne cadine, qui n'avait pas
d'âge, ignorait elle-même la date de sa naissance, ne se
souvenait pas d'avoir été enfant.
Évidemment si la puissance absolue du mal, très-rare
chez les femmes que leur nature physique impression-
nable livre à tant dô courants divers, pouvait tenir daai
i
<«
LE NADAB. Z99
ane âme, c*était bien dans celle de cette esclave faite
aux concessions et aux bassesses, révoltde, mais pa«
iiente, et maîtresse d'elle-même comme toutes celles
que rhabitude d*un voile abaissé sur les yeux a accou-
tumées à mentir sans danger ni scrupule.
En ce moment personne n'aurait pu se douter de Tan-
goisse qui Tagitait, à la voir agenouillée devant la prin-
cesse, vieille bonne femme sans façon, de qui la Fuern-
berg disait tout le temps : a Si c'est une princesse, çal »
« Oh I je vous en prie, ma marraine, ne vous en ailes
pas encore. »
Elle JL'enveloppait de toutes sortes de câlineries, do
grâces, de petites mines, sans lui avouer, bien entendu,
qu'elle tenait à la garder jusqu'à Tarrivée de Jansoulet
pour la faire servir à son triomphe.
« C'est que, disait la bonne dame en montrant le
majestueux Arménien, silencieux et grave, son chapeau
à glands sur les genoux, j'ai à conduire ce pauvre mon-
seigneur au Grand Samt- Christophe pour acheter des
médailles. Il ne s'en tirerait pas sans moi.
— Si, si, je v«ux... Il faut... Encore quelques mi-
nutes. >>
Et la baronne jetait un regard furtif vers l'antique et
somptueux cartel accroché dans un angle du salon.
Déjà cinq heures, et la grosse Afchin n'arrivait pad.
Les Levantines commençaient à rire derrière leurs éven-
tails. Heureusement on venait de servir du thé, des vins
d'Espagne, une foule de pâtisseries turques délicieuses
qu'on ne trouvait que là et dont les recettes rapportées
par la cadine se conservent dans les harems comme
certains secrets de confiserie raffinée dans nos couvents.
Cela fit une diversion. Le gros Hemerlingue qui, le
-^iftiedi, sortait de temps en temps de son bureau pour
LE NABAB.
▼enir saluer C6§ (famés, buvait un verre de madère près
de la petite, table de service, en causant avec Maurice
Trott, Tancien baigneur de Saïd-Pacha, quand sa
femme s*approcba de lui^ toujours douce et paisible. U
•avait quelle colère devait recouvrir ce calme impéné-
trable, et lui demanda tost bas., timidemieni :
« Personne?
— Personne... Yoa» voyei à quel aflront tous m*esr \
posez. ». "
Elle souriait, las yeux à demi*baissés, en lui enlevant j
du bout de Tongle une miette de gâteau restée dans sas |
longs favoris noirs; mais set petites narines transpa- I
vantes ^missaient avec une éloquence terrible. !
« Obi elle viendra... disait le banquier, la bouche <
pleine. Je suis sûr qu^elle viendra... »
Un frôlement d'étoffes, de traîne déployée dans la
pièce à côté, fit se retourner vivement la baronne, k la
grande joie du coin des «paquets » qui surveillait toi:U,
ce n'était pas celle qu'on attendait.
Elle ne ressemblait guère à mademoiselle Afchin,
eette grande blonde élégante, aux traits fatigués, à la
toilette irréprochable, digne en tout de porter un nom
aussi célèbre que celui du docteur Jenkins. Depuis
deux ou trois mois, la belle madame Jenkins avait
beaucoup changé, beaucoup vieilli. 11 y a comme cela
dans la vie de la femme restée longtemps jeune une
période où les années, qui ont passé par-dessus sa tèta
sans Teffleurer d'une ride, s'inscrivent brutalement
toutes ensemble en marques ineiïaçahles. On ne dit plus
on la voyant : « Qu'elle est belle I » mais a Elle a dû être
bien belle... » Et cette cruelle façon de parler au passé,
de rejeter dans le lointain ce qui hier était un fait visi*
ble» constitue un commencement de vieillesse et dere-
LE NABAB. 396
traite, un déplacement de tous les triomphes en souve-
nirs. Était-ce la déception de voir arriver la femme 4q
docteur à la place de madame Jansoulet, ou le discrédit
que la mort du duc de Mora avait jeté sur le médecin à
la mode devait-il rejaillir sur celle qui portait son nom?
Il y avait un peu de ces deux causes, et peut-^tre d'une
autre, dans le froid accueil que la baronne fit à ma-
dame Jenkîns. Un bonjour léger du bout des lèvre»,
quelques paroles à la hâte, et elle retourna vers le noble
bataillon qui grignotait à belles dents. Le salon s'était
animé sous Taction des vins d'Espagne. On ne chucho-
tait plus, on causait. Les lampes apportées donnaient
on nouvel éclat à la réunion, mais annonçaient qu'elle
était bien près de finir, quelques personnes désintéres-
sées du grand événement s'étant déjà dirigées vers la
porte. Et les Jatisoulet n'arrivaient pas.
Tout à coup une marche robuste, pressée. Le Na-
bab parut, tout seul, sanglé dans sa redingote noire,
correctement cravaté et ganté, mais la figure boulevei^
sée, Toeil hagard, frémissant encore de la scène terrible
dont il sortait.
Elle n'avait pas voulu venir.
Le matin, il avait prévenu les femmes de chambre
d'apprêter madame pour trois heiires, ainsi qu'il faisait
chaque fois qu'il emmenait la Levantine avec lui, qu"!!
trouvait nécessaire de déplacer cette indolente personne
qui, ne pouvant même accepter une responsabilité quel-
conque, laissait les autres penser, décider, agir pour
elle ; du reste allant volontiers oti Ton voulait, une fois
partie. Et c'est sur cette facilité qu'il comptait pour l'en-
traîner chez Hèmerlingue. Mais lorsqu'après le déjeuner
Jansoulet habillé, superbe, suant pour entrer dans ses
gants, fit demander si madame serait bientôt prête, on
590 LE NABAB.
lui répondit que madame ne sorteut pas. Le cas était
grave, si grave que, laissant là tous les intermé^
diaires de valets et de servantes, qu'ils se dépêchaient
dans leurs entretiens conjugaux, il monta Tescalier
qaatre à quatre et entra comme un coup de mistral
dans les appartements capitonnés de la Levantine
Elle était encore au lit, revêtue de cette grande tuni-
que ouverte en soie de deux couleurs que les Maures-
ques appellent une djebba, et de leur petit bonnet
brodé d'or d*où s*échappait sa belle crinière noire et
k)urde, tout emmêlée autour de sa face lunaire em-
flammée par le repas qu'elle venait de finir. Les man*
cbes de la djebba relevées laissaient voir deux bras
énormes, déformés, chargés de bracelets, de longues
chaînettes errant sur un fouillis de petits miroirs, de
chapelets rouges, de boites de senteurs, de pipes mi-
croscopiques, d'étuis à cigarettes, l'étalage puéril et
bimbelotier d'une couchette de Mauresque à son lever.
La chambre, où flottait la fumée opiacée et capiteuse
du tabac turc, présentait le même désordre. Des né-
gresses allaient, venaient, desservant lentement le
café de leur maîtresse, la gazelle favorite lappait le
fond d'une tasse que eon museau fin renversait sur le
tapis, tandis qu'assis au pied du lit avec une familiarité
touchante, le sombre Gabassu lisait à haute voix à
madame un drame en vers qu'on allait jouer prochai-
nement chez Cardailhac. La Levantine était stupéfiée
par cette lecture, absolument ahurie :
« Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans son épais
accent de Flamande, je ne sais pas à quoi songe notre
directeur... Je suis en train de lire cette pièce de Ré^
volte dont il s'est toqué... Mais c'est crevant. Ga n'a
jamais élé du théâtre.
'A
LE NABAB. 307
— Je me moqae bien du théâtre, ûi Jansonlet fdrienx
malgré tout son respect pou/ la fille des Afchin. Gom-,
menti yous n'êtes pas encore habillée?... On ne vont
a donc pas dit que nous sortions? »
On le lui avait dit, mais elle s*étàit mise à lire cette
béte de pièce. Et de son air endormi:
(c. Nous sortirons demain.
— Demain I G*est impossible... On nous Sllend au-
jourd'hui même... Une visite très-importante»
— Où donc cela? »
n hésita une seconde, puii:
« Chez Hemerliugue. »
Elle leva sur lui ses gros yeux , p^vuadée qu'il voulait
rire. Alors il lui raconta sa rencontre avec le baron aux
funérailles de Mora et la convention qu'ils avaient
faite ensemble.
« Allez-y si vous voules, dit-elle froidement; mais
vous me connaissez bien peu si vous croyei que moi»
une demoiselle Afchin, je mettrai jamais les pieds chei
eette esclave. »
Prudemment, Gabassu, voyant la tournure du débat,
avait disparu dans une piboe voisine, les cinq cahiers de
Révolte empilés sous son bras.
« Allons, dit le Nabab à sa femme, je vois bien que
vous ne connaissez pas la terrible position où je me
trouve... Écoutez alors... »
Sans se soucier des filles de chambre ni des né-
gresses, avec cette souveraine indifiérence deTOriental
pour la domesticité, il se mit à faire le tableau de sa
grande détresse, la fortune saisie là-bas, ici le crédit
perdu, toute sa vie en suspens devant l'arrêt de la
Chambre, TinDuence des Hemerlingue sur l'avocat rap-
{KNrteur, et le sacrifice obligatoire en ce moment de
M LE NâBAB.
twit wnotir-propre à des intérêts si puissants. B partait
krec chaleur, pressé de la convaiTKîre, de l'-eYitrailwer.
Ibis elle lai répondit simpVemefit : « J-e n'irai pas, •
lomme s'il se fbt agi d'tine 'cotir^e 'S&ns importance, )iii
peu trop longue pour sa fatigfi«.
Lui, tout frémissant :
« Voyons, ce n'est pas possible que vous disfez ime
ibose pareille. Songez qu^il y 'va de ma fortune, de
Tavenir de nos enfants, du nom que vous portez...
Tout est en jeu pour cette démarche que votti n« pou-
vez refuser de faire. »
D aurait pu parler ainsi pendant des l^eures, il se
ferait toujours buté à Fa même obstination fermée, iné-
krwilable. Une demoheile AMim ne <d«vmt pas visfter
«Hé ^sclai!«.
a Eh I Madame, dit-il violemment, cette «esdave Vfsxà
m^ffùx que vous. Psr son intellige^iroe elle a 'décuplé
k fortune 4e won i&ari, tiuarAis que v^us, sxl oen-
tomire... •»
Depuis douze ans qu'ils étaient mariés, }a*nsouM
e«aît pour la première fois lever la tête «n f«ce -de^a
f^tne. Eut-il honte de cemme^e 'lèse-*majestô, tua
comprît-il qu'une phrase jifarciille . sillait creuser ^m
aÉ^hne infranclâssable? Maïs ft 'oiïa4>if ea de tcmwaiffiitl&tt
s'Hgenooillaiievajnit le lît très-bas, «avierc 'Oe«:te tendresst
rieuse que l'on emploie pour faii^ Mcnfteftdre lutsem mx
e^ftints :
K Ma petite Maftba, j^ t'en prie... lève-toi, hab^le-
lr>i... C'est pour toi-wrême'q«e je te le 'dewvffwde, pom
ton luxe, pour ton bien-être... Que ♦deviendrais-tu ^
parim caprice, un méchant «coup de tète, i>ous alliom
oeus trouver réduits à la misère? »
€e mot de misère ne rq[>résentalt alMolument rten à
LS NABAlJL 399
la LtyaniiBe.. Ont pouvait en parler devant elle commd
delà mort devant les. tout petits. Elle ne s'en émouvait
pas, ne sachant pas e^e que &*é(lait. Parfaitement eii<-
tétée d*aiU«ur» à rester au lit dans sa djebba;. car pouir
bien affirmer sa décision, elle ajluma une nouvelle
cigairelte à celle qui venait de Hnir» et pendant que le
pauvre Nabah entourait sa k petite femme chérie »^
d'excoses^ de prières, de supplications, lui prometiaat
un diadème de perles cent fois plus beau que le sien ai
elle voulait venir, elle regardait okonler au plafond
peint la fumiée assoupissante, s'en enveloppait conuM
â*un imperturbable calme. A la fin, devant ce refus^ ce
mutisme, ce front où U sentait la barre d'uo entêtement
ebetiné, Jaasoulet débrida sa colètre« 80 redressa, de
toute sa hauteur :
« Allons^ dit-il, }e le veux*.. »
n se tourna vers les négresses:
« Habillez votre m ai tresse > tout de suite..^.. »
Et le rustre qu'il était au fond» le fils du cloutier mé*
ridional se retrouvant dans cette crise qui le remuail
tout entier» il rejeta les courtines d'un geste brutal et
méprisant» envoyant à terre les innombrables fanfre*
luches qu^elles portaient, et forçant la Levantine demi-
nue à bondir sur ses pieds avec une promptitude éton-
nante chez cette massive personne. Elle rugit sous
Toutrage, serra les plis de sa dalmatique contre son
buste de nabote, envoya son petit bonnet de travexi
dans ses cheveux écroulés» et se mit à invectiver son
mari.
« Jamais, tu m*entends bien, jamais... tu m*y traî-
nerais plutôt che^ cette... »
L'ordure sortait à ûot de ses lèvres lourdes, comme
d'une bouche d'égout« Jansoulet pouvait se croire dane
100 LE NABAB.
un des affreux bouges du port de Marseille, assistant à
une querelle de fille et de nervi, ou encore à quelque
dispute en plein air entre Génoises, Msdtaises et Pro-
vençales glanant sur le quai autour des sacs de blé
qa*on décbarge et s*injuriant à quatre pattes dans des
tourbillons de poussière d*or. G*était bien la Levantine
de port de mer, l'enfant gâtée, abandonnée, qui le soir,
de sa terrasse, ou du fond de sa gondole, a entendu les
matelots s'injurier dans toutes les langues des mers
latines et qui a tout retenu. Le malheureux la regardait,
effaré, atterré de ce qu'elle le forçait d'entendre, de sa
grotesque personne écumant et râlant ;
a Non, je n'irai pas... non, je n'irai pas. »
Et c'était la mère de ses enfants, une demoiselle
Af chin I
Soudain, à la pensée que son sort était entre les
mains de cette femme, qu'il ne lui en coûterait qu'une
robe â mettre pour le sauver, et que l'heure fuyait,
que bientôt il ne serait plus temps, une bouffée
de crime lui monta au cerveau, décomposa tous
ses traits. Il marcha droit sur elle, les mains ouvertes
et crispées d'un air si terrible que la fille Afchin,
épouvantée, se précipita en appelant vers la porte par
où le masseur venait de sortir :
« Aristide 1... »
Ce cri, cette voix, cette intimité de sa femme avec le
subalterne... Jansoulet s'arrêta, dégrisé de sa colère,
puis avec un geste de dégoût s'élança dehors, en jetant
les portes, plus pressé encore de fuir le malheur et
l'horreur qu'il devinait dans sa maison que d'sdler
ehercher là-bas le secours qu'on lui avait promis.
Un quart d'heure après, il faisait son entrée chex
Hemerlingue, envoyait en entrant un geste désolé au
LE NAUaB. 401
banquier, et s'approchait de la baronne en balbutiant
la phrase toute faite qu*il avait entendu répéter si sou-
vent, le soir de son bal... « Sa femme très-souffrante...
désespérée dé n'avoir pu... » JBille ne lui laissa pas le
temps d'achever, se leva lentement, se déroula fine et
longue couleuvre dans les draperies biaisées de sa robe
étroite, dit sans le regarder avec son accent corrigé :
« Ohiy^ savais.../^ savais... » puis changea de place
et ne s'occupa plus de lui. Il essaya de s'approcher
d'Hemerlingue , mais celui-ci semblait très- absorbé
dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s'as-
seoir près de madame Jenkins dont l'isolement tint
compagnie au sien. Mais, tout en causant avec la pauvre
femme, aussi languissante qu'il était lui-même préoc-
cupé, il regardait la baronne faire les honneurs de
ce sfidon, si confortable auprès de ses grandes halles
dorées.
On partait. Madame Hemerlingue reconduisait quel-
ques-unes de ces dames, tendait son front à la vieille
princesse, s'inclinait sous la bénédiction de l'évèque
Arménien, saluait d*un sourire les jeunes gandins à
cannes, trouvait pour chacun l'adieu qu'il fallait avec
une aisance parfaite; et le malheureux ne pouvait
i'empècher de comparer cette esclave orientale si Pa-
risienne, si distinguée au milieu de la société la plus
exquise du monde, avec l'autre là-bas, TEuropéenne
avachie par l'Orient, abrutie de tabac turc et bouffie
d'oisiveté. Ses ambitions, son orgueil de mari étaient
déçus, humiliés dans cette union dont il voyait main-
tenant le danger et le vide, dernière cruauté du destin
qui lui enlevait même le refuge du bonheur intime
contre toutes ses déconvenues publiques.
Peu à peu le salon se dégarnissait. Les Levantines
LE NABAB.
disparaissaient Tune après Taulre, laissant chaque ioiB
un vidç immense à leur place. Madame Jenktns éisail
partie, il ne restait plus que deux ou trois éames m^
connues de Jansouiet, entre lesquelles la maîtresse é^
la maison semblait s*abriter de lui. Mais Hemerlin^iM
était libre, et le Nabab le rejoignît au moment okïï
s*esquivait furtivement du côté de ses bureaux ^nâ»
au même étage, en face les appartements. JansouJel
ic»rtit avec lui, oubliant dans son trouble de saluer la
baronne ; et une fois sur le palier décoré en anticham-
bre, le gros Hemerlingae, très-froid, très-réservé tant
qn'il 8*était senti sous rœil de sa femme, reptit une
figure un peu plus ouverte. ^
« G*est très-facheux, dit-il à Toix basse comme »'3
eraignait d'être entâadu. que madame Jabseutet n'ait
paa voulu venir. »
Jansouiet lui répondit par un mouvement de ^éset*
poir et de farouche impuissance.
« Fâcheux... fâcheux... répétait Tautre en souiflaal
el cherchant sa clef dans sa poche.
-— Toyons, vieux, dit le Nabab en lui prenant la
main, ce n'est pas une raison parce que nos femmes ne
s'entendent pas... Ça n'empêche pas de rester cama^
rades... Quelle bonne causette, hein? l'autre jour...
— Sans doute... disait le baron, se dégageant povr
ouvrir là porte qui glissa sans bruit, montrant le haal
cabinet de travail dont la lampe brûlait solitaire devaal
Ténorme fauteuil vide... Allons, adieu, je te quitte...
J'ai mon courrier à fermer.
— Ya didouj Mouet... ' fit le pauvre Nabab essa3raBl
de plaisanter, et se servant du patois laifir pour rap*
1. Hé, diâ doi^c. Monsieur...
peler au ^enx eopain tous les bons souvenirs remués
FayftDl'TeiUe... Ça tient toujours notre visite à Le Met-
qnier... Le tableau que noua devons lui offrir» tn attta
bieii«.« Quel jour veux-tu?
— Ahl oui, Le Merquier... G*est vrai... Eh Uenl
nais prochainement... Je t'écrirai...
«* Bien sùr?.^ Tu sais qu» c'est presaé.^..
— Oui, oui» je t'écrirai... Adieu. »
Elle gros homme referma sa porte vivemant amms
•*il avait peur que sa femme arrivât.
•
Deux jours après, le Nabab recevait qu mot d*He^
aMrtingue, presque indéchiffrable sous ces petites
pftttes de mouches compliquées d'abréviations plusos
moins commerciales derrière lesquelles l'ex-cantiniar
dissimulait son manque abM>la d'of thograph» :
Mouchl anci eam/
Je ne puis décid/ faccomj chez Le Merqf, Tropi'afffmn
et momj, D^ttiltj vj serf mieux seuh pour eausj. Kos^jf
tarrémf. On tattj. Rf Cassette^ ton» les matj deB àiù.
A toi cor I
Hem/.
Ait-dessons, en post-scrîptum, une écriture très-ftM
aassi, mais plus nette, avait écrit très-lisiblement :
« UntableaureUgienXy autant que possible/,,. »
Que penser de cette lettre? Y avait-il bonne voloftté
réelle ou défaite polie? En tout cas l'hésitation n'était
plus permise. Le temps brûlait. Jansoulet fit donc mi
effort courageux, car Le Merquier Tiotimidait beaucoup,
•i se rendit chez lui un matin.
Notre étrange Paria, dans sa population et
KM LB NABAB.
aspects, semble une carte d*échantillon du monde
entier. On trouve dans le Marais des rues étroites à
vieilles portes brodées, vermiculées, à pignons avan-
çants, à balcons en moucharabies qui vous font penser
à Tantique Hsidelberg. Le faubourg Saint-Honoré dans
sa partie large autour de Téglise russe aux minarets
blancs, aux boules d*or, évoque un quartier de Moscou.
Sur Montmartre je sais un coin pittoresque et encom-
bré qui est de rAlger pur. Des petits hôtels bas et *^
nets, derrière leur entrée à plaque de cuivre et leur
jardin particulier, s*alignent en rues anglaises entre
Neuilly et les Champs-Elysées; tandis que tout le
ehevet de Saint-Sulpice, la rue Pérou, la rue Cassette,
paisibles dans Tombre des grosses tours, inégalement
pavées, aux portes à marteau, semblent détachées
d'une ville provinciale et religieuse ; Tours ou Orléans
par exemple, dans le quartier de la cathédrale et de
Tévèché, où de grands arbres dépassant les murs se
bercent au bruit des cloches et des répons.
C*est là, dans le voisinage du cercle catholique dont
tt venait d'être nommé président honoraire, qu'habitait
M* Le Merquier, avocat, député de Lyon, homme d'af-
faires de toutes les grandes communautés de France,
et que Hemerlingue, par une pensée bien profonde
ehez ce gros homme, avait chargé des intérêts de sa
maison. .>
Bn arrivant vers neuf heures devant un ancien hôtel
dont le rez-de-chaussée se trouvait occupé par une
librairie religieuse endormie dans son odeur de sacris-
tie et de papier grossier à imprimer des miracles, en
montant ce large escalier blanchi à la chaux comme
celui d'un couvent, Jansoulet se sentit pénétré par cette
atmosphère provinciale et catholique où revivaient
À
1
i
LE NÂBAB. 405
pour lui les souvenirs d'un passé méridional, des im-
pressions d'enfance encore intactes et fraîches grâce à
aon long dépaysement, et que le fils de Françoise n'a-
vait eu, depuis son arrivée à Paris, ni le temps ni l'oc-
casion de renier. L'hypocrisie mondaine devant lui avait
revêtu toutes ses formes, essayé tous ses masques,
excepté celui de l'intégrité religieuse. Aussi se refusait-
il à croire à la vénalité d'un homme vivant en un pareil
milieu. Introduit dans l'antichambre de l'avocat, vaste
parloir aux rideaux de mousseline empesés fin comme
des surplis, ayant pour seul ornement, au-dessus de la
porte, une grande et belle copie du Christ mort, du
Tintoret, son incertitude et son trouble se changèrent
en conviction indignée. Ce n'était pas possible. On
l'avait trompé sur Le Merquier. Il y avait là sûrement
une médisance audacieuse, comme Paris est si léger à
en répandre ; ou peut-être lui tendait-on un de ces pièges
féroces contre lesquels il ne faisait que trébucher depuis
six mois. Non, cette conscience farouche renommée au
Palais et à la Chambre, ce personnage austère et froid
ne pouvait être traité comme ces gros pachas ventrus,
à la ceinture lâché, aux manches flottantes si commodes
pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s'expo-
ser à un refus scandaleux, à la révolte légitime de
l'honneur méconnu, que d'essayer de tels moyens de
corruption.
Le Nabab se disait cela, assis sur le banc de chêne
qui courait autour de la salle, ^ustré par les robes de
serge et le drap rugueux des soutanes. Malgré l'heure
matinale, plusieurs personnes attendaient ainsi que lui.
Un dominicain se promenant à grands pas, figure ascé-
tique et sereine, deux bonnes sœurs enfoncées sous la
cornette égrenant de longs chapelets qui leur mesu-
/
41» LE NABAB.
raient }*attente| des prêtres du diocèse lyonnais recoa-
naissables à la forme ùe leur» chapeaux , pub d'autres
gens de mine recueillie et sévère installés devant ta
gprande table en bois noir qu^i tenait le milieu de lapièee
et feuilletant quelques-uns de ces journaux édifiants q.fii
s'impriment sur la colline de Fourvières» ÏÉcko At
Purgatoire, le Rosier de Marier et donnent en prime mm.
abonnés d*un an des indulgences pontificeJos^ des ré-^
missions de peines futures. Quelques mots à voix baaea»
une toux étouffée, le léger susurrement de la prièie des
bonnes sœurs rappelaient à Janseulet la sensation ecxft*
fuse et lointaine d'heures d'attente dans un eoln dis
TégKse de son village, autour du confessionaal, anx
approches des grandes fêtes.
Enfin, son tour vint de passer, et s'il aviait pu lui
rester encore un doute sur M* Le Merquier^ il ne douta
plus en voyant ce grand cabinet simple et sévirst^
— un peu plus orné cependant que l'antieharabre, —
dans lequel Tavocat encadrait raustérité de ses principes
et de sa maigre personne, longue, voûtée, étroite aux
épaules, serrée par un éternel habil noir trop court de
manches et d'où sortaient deux poignets noirs, carrés
et plats, deux bâtons d'encre de Chine hiéroglyphes de
grosses veines. Le député clérical avait, dans le teîiil
blafard du Lyonnais moisi entre ses deux rivières, une
certaine vie d'expression qu'il devait à son regard à^n^
Ue, tantôt étincelant mais impénétrable derrière le
verre de ses lunettes, le plus souvent vif, méfiant al
noir par-dessus ces mêmes lunettes, et cerné de Tooibvs
rentrante que donne à l'arcade sourcilière Tcnil IsvAf
la tête basse.
Après un accueil presque cordial en comparaison du
firoid salut que les deux collègues échangeaient à la
LE .NABAB. 4ff}
Chambre, un « je f^oas attendais, )> où se glissait peut-
Mre une intention, l'avocat montra au Nabab le fau-
teuil près de son bureau, signifia au domestique béai
etiout de noir vétn, non point « deserrer la haire avec
la discipline, » mais de ne plus 'venir que quand on le
flomierait, rangea quelques papiers épars, après quoi,
mè jamtyes croisées Tune sur l'autre, s'enfonçant dans
«OU fauteuil avec le namassement de l'homme qui se
dii^ose à écouter, qui devient tout oreilles, il mit son
menton dans da main et resta là, les yeux fixés sur un
grand rideau de reps vert tombant jusqifà terre en face
de lui.
L'instant était décisif, la situation embarrassante,
fiais Jansoulet n'hésita pas. C'était une de ses préten-
lions, À (9e pauvre Nabab, que de se connaître en
homines «us^i bi«en que Mora. Et ce flair, qui, disait*il,
9Èt levait Jamais trompé. Invertissait qu'il se trouvait
Hk ce moment devant une honnêteté rigide et inébran-
lable, «ne conscieivee en pierre dure à l'épreuve du pic
et de la poudre. « Ma conscience I i) Il changea donc
toliîiement son programme, jeta les ruses, les sous-en-
tendus>où s'empiètrait sa franbhe^et vaillante nature, et
la tète ha4i<be, i^e icesur découvert, tint À cet h^Mmète
homnie un ^ng<age qull était tmi pour comprendre.
« We voa» 'élonnie* pas, mon «ciier collègue, — sa Teix
tremblait, mais eMe^kssuna liràent^t dans la conviction
de sa déf0i»$e, *^ ne«vaas é Uni nez pas si je suis venu
y0HS trouver ici au lieu ided«nia<r»der simplement à être
entendu fwir ietroisiièiineibiureiu. Les explications que
j'ai à vous' fiMflrnir sont d'une «ature tellement déli-
cate et coii'Mdenlld'k qu'ilm'eât été ini'possi'b^e 'de les
donner idans an Meu pui)iic« devant mes codlègaes as-
seiiiMés. »
106 LE NABAB.
M* Le Merquier, par-dessus ses lunettes^ regarda le
rideau d'un air effaré. Évidemment la conversaiioD
prenait un tour imprévu.
« Le fond de la question je ne Taborde pas, reprit le
Nabab... Votre rapport, j'en suis sûr, est impartial et
loyal, tel que votre conscience a dû vous le dicter. Seu-
lement il a couru sur mon compte d'écœurantes calom-
nies auxquelles je n*ai pas répondu et qui ont peut-être
influencé l'opinion du bureau. C'est à ce sujet que je
veux vous parler. Je sais la confiance dont vos collé*
gués vous honorent, M. Le Merquier, et que, lorsque
je vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que
j'aie besoin d'étaler ma tristesse devant tous... Youi
connaissez l'accusation. Je parle dé la plus terrible, de
la plus ignoble. Il y en a tant qu'on pourrait s'y trom-
per... Mes ennemis ont donné des noms, des dates, des
adresses... Eh bieni je vous apporte les preuves de
mon innocence. Je les découvre devant vous, devant
vous seul ; car j'ai de graves raisons pour tenir toute
cette affaire secrète. » *
Il montra alors à l'avocat une attestation du consulat
de Tunis, que pendant vingt ans il n'avait quitté la
principauté que deux fois, la première pour aller re-
trouver son père mourant au Bourg-Saint-Andéol, la
seconde pom* faire avec le bey une visite de trois
jours à son château de Saint-Romans.
« Ck)mment se fcdt-ii qu'avec un document aussi po-
sitif entre les mains je n'aie pas cité mes insulteurs
devant les tribunaux pour les démentir et les confon-
dre?... Hélas 1 Monsieur, il y a dcms les familles des
solidarités cruelles... J'ai eu un frère, un pauvre être,
faible et gâté, qui a roulé longtemps dans la boue de
Paris, y a laissé son intelligence et son honneur •••
LE NABAB. 409
Est-il descendu à ce degré d'abjection où Ton m'a mis
en son nom?... Je n*ai pas osé m'en convaincre... Ce
que j*affirme, c'est que mon pauvre père, qui en savait
plus que personne à la maison là-dessus, m'a dit tout
bas en mourant : « Bernard, c'est Tainé qui me tue...
Je meurs de honte, mon enfant. »
Il fit une pause nécessaire à son émotion suffoquée»
puis :
«Mon père est mort, M* Le Merquier, mais ma
mère vit toujours, et c'est pour elle, pour son repos»
que j'ai reculé, que je recule encore devant le reten-
tissement de ma justification. Ea somme, jusqu'à pré-
sent, les souillures qui m'ont atteint n'ont pu rejaillir
jusqu'à elle. Cela ne sort pas d'un certain monde,
d'une presse spéciale, dont la bonne femme est à
mille lieues... Mais les tribunaux, un procès, c'est
notre malheur promené d'un bout de la Frcmce à
l'autre, les articles du Messager reproduits par tous les
journaux, même ceux du petit pays qu'habite ma mère.
La calomnie ma défense, ses deux enfants couverts de
honte du même coup, le nom — seule fierté de la
vieille paysanne — à tout jamais sali... Ce serait trop
pour elle. Il y aurait de quoi lavtuer. Et vrai, je trouve
que c'est assez d'un... Voilà pourquoi j'ai eu le cou-
rage de me taire, de lasser, si je le pouvais, mes
ennemis par le silence. Mais j'ai besoin d'un répondant
vis-à-vis de la Chambre. Je veux lui 6ter le droit de me
repousser pour des motifs déshonorants, et puisqu'elle
vous a choisi pour rapporteur» je suis venu tout vous
dire comme à un confesseur, à un prêtre, en vous
priant de ne rien divulguer de cette conversation, même
dans l'intérêt de ma cause... Je ne vous demande que
eela» mon cher collègues tme discrétion absolue; pour
Uto LE NABAB.
le reste, je m*en r^)porte à ^otre justice el t mtve
loyauté. »
U-»e levait,al]ait partir, etLe M erqui'er ne boitçeaîtpas,
inlerpoçeeiit toajoars la ton tare >rerte devant lui^ouxiim
8*ii y cherchait Tinspiration de sa réponse... Emûm. :
« Il sera fait comoie vois le désirei, mon cher cotiè^
gve. €ette confidence restera entre nous... Vonu ne
m*avez rien dit, je n*ai rien entendu. »
Le Nabab enoore tout enOamtoé de «011 éhm qui
appelait — semblait-il—- une réponse cordiale, ^m
poignée de main frémissante, se sentit saisi d'un étraag^
miiatse. Otte froideur, ce regard «bsent ie géaûent
teUemeTit qu'il gagnait déjÀ Im porte avec le gauebe
laint des îxnpertuns. Mais l'autre le retînt :
«c Attendez dewc, mon (â»er collègue,,. Gomme wqb
èles pressé tie me qulUier.., Eooore <fQelques instanJla,
}e ^nras en prie... Je snis trop hearean de iB^eatretenir
a^c un homme tel que vous. D'autant que nona
avons plus d'un lien commua... N<rtre ami Hemerlia-
gue m'a dit que voue v^tis occupiez beaucoup de tar
Keaax^ vous aussi. »
^nsovlet tressaiNit. Cesdeux metts : « ffememngoe*^.
liaMeaux » ee rei>contraiit «Amib Ha même plir«se et ei
itM!»pii»ément, lui rend;aMnt tiius ses d^outes^ toutes ^sea
perpleK«4^s. Il ne ee livra pas encore cependant et
\9à&9tL Le Merqnier poseor 'kes mots rim devant Tauthe en
tMajA le t^ernain pour «es avances tnébucharytea,.. On
;t savait beauco4iip parlé de la gaferie de -son honorable
> ()]légc»e.., «R SeraÂt-oe indiscret de eoUidl^er la faveur
»! "être a^l mis 4. ., ?
— H GonnmeTit donci mais je serais trop honoré, » ^
^« Nabab chatouillé daiïs le point le plus sensible —
P«roe qu'a Avait été le ph» coûteux — de sa vanilé;
fE NABAB. 4ft
et, regardant autour de lui les murs du eabhiet, il
ajouta d'ujR ton eonnaîsseur: <c Yous aussi, YOits possè-
des (^pietques beaux morceaux... »
^-> Oh t fît Tautre modestement, à peine qnelques
toiles... C'est si cher aujoard'huti, la peinture... c^est mi
gott si oméreux à satisfaire, une irraie passion de luxe...
Une passion de nabab, dit-il en souriant, avec un coup
#œil furtif par-dessus ses lunettes. »
C'étaient deux joueurs prudents face à faee ; Jansoo-
let seulement un peu dérouté dans cette situation nou-
velle, où il lui fallait se garer, lui qui ne savait que ks
coups d'audace.
« Quand je pense, murmura Tavocat, que j*aî mis
dix ans à meubler ces murs, et qu'il me reste encore
tout ce panneau à remplir... »
En effet, à Tendroit le plus apparent de la haute
eloison s'étalait Une place vide, évacuée plutôt, car un
gros clou doré près du plafond montrait la trace visible,
presque grossière, du piège tendu au pauvre naïf, qui
s'y laissa prendre sottement.
« Mon cher monsieur Le Merquier, dit-il d'une voix
engageante et bon enfant, j'ai justement une vierge
du Tintoret à la mesure de votre panneau... »
Impossible de rien lire dans les yeux de l'avocat ré-
fugiés cette fois sous leur abri miroitant.
« Permettez-moi de l'accrocher là, en face de votre
table... Cela vous donnera l'occasion de penser quel-
quefois à moi..»
— Et d'atténuer les sévérités de mon rapport, n'est-
ce pas, Monsieur? s'écria Le Merquier, formidable et
debout; la main sur la sonnette... J'ai vu bien des im-
pudeurs dans ma vie, jamais rien de pareil à celle-là. ••
Des olTres semblables à moi, chez moi!...
Oi LC NABAB.
— Mais, mon cher collègue, je vous jure..*
— Reconduisez... » ditravocat au domestique patibo**
laire qui venait d'entrer; et du milieu de son cabine
dont la porte restait ouverte, devant tout le parloir où
Les patenôtres se taisaient, il poursuivit Jansoulet —
qui tendajt le dos et se hâtait en balbutiant vers la
sortie — de ces paroles foudroyantes :
a C'est l'honneur de toute la Chambre que vous
venez d'outrager dans ma personne. Monsieur... Nos
collègues en seront informés aujourd'hui même; et, ce
grief de plus se joignant à d'autres, vous apprendrez à
vos dépens que Paris n'est pas l'Orient et qu'on n'y
pratique pas, comme là-bas, le marchandage et le
trafic honteux de la conscience humaine. »
Puis, après avoir chassé le vendeur du temple,
rhomme juste referma sa porte, et s'approchant do
mystérieux rideau vert, dit d'un ton qui sortait dou-
cereux (le sa feinte colère :
c Est-ce bien celn, baron n<^ Marie? »
1 1
: t
XXl
Là StANCE
de matfû-là, par exception, il n'y avait pas eu de
grand déjeuner au n<» 32 de la place Vendôme. Aussi
vous auriez vu vers une heure la panse majestueuse df
M. Barreau s'épanouir en blancheur à Tentrée du porche,
parmi quatre ou cinq marmitons coiffés de leurs bar«
rettes, tout autant de palefreniers en béret écossais,
groupe impossmt qui donnait à la maison somptueuse
Taspect d'un hôtel de voyageurs, dont le personnel
aurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui com-
plétait la ressemblance, c'était le fiacre arrêté devant
la porte et le cocher en train de descendre une malle en
cuir de forme antique, pendant qu'une grande vieille,
embéguinée de jaune, la taille droite dans un petit
chàle vert, sautait légèrement sur le trottoir, un panier
au bras, regardait le numéro avec beaucoup d'atten-
tion, puifli s'approchait de la valetaille pour demander
si c'était bien là que demeurait M. Bernard Jansoulet.
« C'est ici, lui répondit -on... Mais il n'y est pas.
— Ça ne fait rien, dit la vieille très-naturellement. »
Elle revint vers le cocher, fit poser sa malle sous le
porche, et paya, non sans renfoncer ensuite son porte-
as.
^1^ LKMABAB.
nlonnaie dans sa poche, d'un geste qui en disait long
sur les méfiances de la province.
Depuis que Jansoulet* était député de la Corse, on
avait tant vu débarquer chez lui de ces t3'pes exotiques
et étranges, que les domestiques ne s'étonnèrent pai
trop devant cette femme au teint brûlé, aux yeux chaiv
bonnes et ardents, ressemblant bien sous sa coiffe sévère
à une vraie Corse, à quelque vieille vocératrice arrivée
tout droit du maquis, mais se distinguant des insulairet
fraîchement débarqués par l'aisance et la tranquillité
de ses manières.
« Comme çà, le maître n'est pas là?... dit-elle avec
une intonation qui s'adressait bien plus aux gens d^une
ferme, d'un mas de son pays, qu'à la valetaille insolente
.d*ane grande maison parisienne.
— Non... le maître n'est pas là.
-^ Et les enfants?
— Ils prennent leur leçon... Yons ne pouvez pas les
voir.
— Et madame?
— Elle dort... On n*entre pas dans sa chambre avant
trois heures. »
Cela parut l'étonner un peu, la brave femme, qu*on
pût rester au lit si tard; mais le sûr instinct, qui à
défaut d'éducation guide les natures distinguées, l'am-
pècha de rien dire devant les domestiques, et, ioat ds
luite, elle demanda à parler à Paul de Géry.
« Il est en voyage...
— Bompain Jean-Baptiste, alors?
— A la séance, avec monsieur... »
Son gros sourcil gris se fronça :
« C'est égal... montez ma malle tout de même. »
Et, avec un petit frisement d'œil malicieux, une ùfirié,
j
LE NABAB. 4U
une revanche des regards iusolents posés sur ellu, elle
ajouta :
(( Je suis la maman. ».
Marmitons et palefreniers s*écartèrent respectoensd-
onent. M. Barreau souUva sou bonnet :
« Je me disais bien que j'avais vu madame quelque
part.
— G*est ce que je me disais aussi, mon garçon, ré*
pondit la mère Jansoulet à qui le souvenir des tristes
fêtes du bey venait de donner un frisson au cœur. »
Mon garçon t.. . à M. Barreau, à un homme de cette
iniportance. .. Yoilà qui la mettait tout de suite très-
haut dans Testime de tout ce monde-là.
Ahl les grandeurs et les splendeurs ne l'ébTouîssaient
guère, la courageuse vieille. Ce n*était pas une mère
Boby d*opéra-comique s*extasiant sur les dorures et les
beaux affiquets; et, dans le grand escalier qu'elle mon-
tait derrière sa malle, les corbeilles de ûeurs à tous les
étages, les lampadaires soutenus par des statues de
bronze ne Tempôchèrent pas de remarquer qull y avait
un doigt de poussière sur la rampe et des déchirures
au tapis. On la conduisit aux appartements du second,
réservés à la Levantine et aux enfants, et là, dans une
salle servant de Hngerie, qui devait être voisine du
eabinet d'études, car on entendait un murmure de voix
enfantines, elle attendit toute seule, son panier sur les
genoux, le retour de son Bernard, peut-être le réveil de
sa bru, ou lagrande joie d'embrasser ses petits-fils. Rien
mieux que ce qu'elle voyait autour d'elle ne pouvait
lui donner une idée du désordre d'un intérieur livré aux
domestiques, où manquent la surveillance dé la femme
et son activité prévoyante. Dans de vastes armoires,
toutes ouvertes, le linge s'amoncelait pêle-mêle en piles
416 LB NABAB.
évenirées, irrégulières, dégringolantes, les draps de
batiste, les serviées de Saxe tamponnés, chiffonnés, et
les serrures empêchées de fonctionner par quelque bro*
derie en déroute, que personne ne se donnait la peine
de relever. Pourtant il passait bien des servantes dans
cette lingerie, des négresses en madras jaune qui tiraient
de là en hâte une serviette , un tablier , marchaient
à même ces richesses domestiques répandues, traî-
naient jusqu'au bout de la pièce sur leurs pieds plats
des ruches de dentelles décousues d'un grand jupon
qu'une fllle de chambre avait jeté, le dé d'un côté, les
ciseaux de l'autre , comme un ouvrage prêt à re*
prendre.
L'artisane demi-rustique qu*êtait restée la mère da
millionnaire Jansoulet se trouvait choquée ici dans le
respect, la tendresse, les douces manies qu'inspire à la
provinciale l'armoire au linge remplie pièce à pièce'
jusqu'au faite, pleine des reliques du passé pauvre, et
dont le contenu s'augmente et s'afBne peu à peu, pre-
mier effort de l'aisance, de la richesse apparente d'un
logis. Encore celle-là tenait la quenouille du matin au
soir, et si la ménagère s'indignait, la fUçuse aurait
pleuré comme devant une profanation. A la fin, n'y
tenant plus, elle se leva, quitta sa pose observatrice et
patiente ; et courbée, active, son petit chàle vert déplacé
à chaque mouvement, se mit à ramasser, détirer, plier
soigneusement ce linge magnifique, comme elle faisait
sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu'elle se donnait
la fête d'iine grande lessive, occupant vingt journa-
lières, les mannes débordant de blancheurs flottantes
et les draps claquant au vent. du matin sur les longues
cordes à sécher. Elle était au plus fort de cette occupa-
tion qui lui aurait fait oublier le voyage, Paris, jusqu'à
m-J-
LE NABAB. 4n
l'endroit où elle se trouvait, quand un homme replet,
trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette de velourf
dessinant une encolure de taureau, fit son entrée daiA
la lingerie.
« Tél... Cabassu...
— Vous ici, madame Françoise... En voilà une sur-
prise,* dit le masseur, écarquillant ses gros yeux de
giaour de pendule
— Mais oui, mo i brave Cabassu, c'est moi... Je viens
d'arriver.,. Et, comme tu vois, je suis déjà à l'ouvrage.
Ça me saignait Tàme de voir tout ce gâchiE^.
— Vous êtes donc venue pour la séance?
— Quelle séance?
— Mais la grande séance du Corps législatif... C'est
aujourd'hui...
— Ma foi, non. Qu'est-ce que tu veux que cela puisse
me faire?... Je n'y comprendrais rien à cette chose-là...
Non, je suis venue parce que j'avais envie de connaître
mes petits Jansoulet, et puis que je commençais à être
inquiète. Voilà plusieurs fois que j'écrivais sans recevoir
de réponse. J'ai eu peur qu'il y eût un enfant malade,
que Bernard fût mal dans ses affaires, t(^utes sortes de
mauvaises idées. Il m'a pris un gros chagrin noir, et je
suis partie... Us vont tous bien ici, a ce qu'on m'a
dit?...
— Mais oui, madame Françoise... Grâce à Dieu, tout
le monde se porte à merveille.
— Et Bernard?... Son commerce?... Ça marche
comme il veut?...
— Ohl vous savez, on a toujours ses petits tracas
dans la vie de ce monde.. .; finalement, je crois qu'il n'a
pas à se plaindre... Mais j'y songe, vous devez avoir
faim... Je vas vous faire servir quelque chose. »
418 LE NABAS.
n allait sonaner, à Taise et chez lui bien plus, qae la
vieille mère. Elle le retint :
« Non, noa, je n*ai besoin de rien. Il m» reste eneov»
des provisions du voyage. »
Sur le bord de la table elle posait deux figues, une
eroûte de pain, tirées de son panier, p«iis, iout en man-
geant :
« Et toi, petit, tes affaires?... Tu m*as Tair jk)liiiieni
requinqué depuis la dernière fois qitê ta e» venu au
Bourg... Quel linge, quels efletsl... Dans quelle partie
es-tu donc?.
— Professeur de massage... répondit Aristide gra-
vement.
— Profcsseor, toi?... dit-elle a^ec wa étonnement
respectueux; mais elle n'osa lui demander ce qu*il^
enseignait, et Gabassu, que ces questions en^barras-
saient un peu, se hâta de passer à un autre sujet :
— Si j'allais cbereher les enfants... On ne heitr a done
pas dit que leur grand'mère était là?...
— C'est moi qui n*ai pas voulu les déranger de lear
travail... Mois je crois que la classe est unie maintenant.
Écoute... »
On entendait derrière la porte cette impatience pié-
tinante des écoliers qui vont sortir, avides d'espace el
d'air; et la vieille savourait ce joli train qui doublait
son désir maternel, mais Tempôcbait de rien faire pour
en bâter le contentement... Enfin, la porte s'ouvrit...
Le précepteur parut d'abord, un abbé au nez pointa,
aux fortes pommettes, que nous avons vu figurer aux
déjeuners d'apparat d'autrefois. Brouillé avec son
évéque, l'ambitieux desservant avait quitté le diocèse
où il exerçait, et, dans sa position précaire d'irrégulier
in clergé, — car le clergé a ta bohème, lui aussi — » le
L£ NAfiAB. 4l«
traavait henrenx dlnstiuire les petits Jan80ii1et,récett-
ment expulsés de Bourdaloue. De cet aîr soieimel,
arrogant, accablé de responsabilités, que devaient avoir
les grands préJats chargés de l'éducation des Dauphins
de France, il précédait trois petits bonsh«>iB mes friséa,
gantés, à chapeaux ohlongs, en Vestons courts, avee
des sacs de cu4r en sautorr et de grands bas l*ougeir
Biontant jusqiu'au milieu de leurs petites jamfees mai-
giiolies d enfants grandissants, la tenue du parfait vél#-
dpédiste «41 imomeiiiit de monter en selle.
« Mes enfants, dit Gabassu, le familier de la maîsoii,
▼oilà madame Jaasoulei, votre grand'attfèfe, qui est
▼aiHie à Paris exprès pour vous i^r. »
Os s'arrêtèrent très-étoniié&, en rang de taille, exa*
mîmnit oe vieux visage orevassé entre les ëarhes jaunes
de sa coifTe, cette mise étmnge,, d'une skapliicité in-
connue; etr^étonaetnentdeleurgrand'imère répondait
an tkttr, do«Lblé d'une décon venue inavrante et de 4a
gène ressentie en face de ces petits messieurs gourmés
et dédaigneux Autant que les niiarquis, les «comtes, les
préfets en tournée que «on fils lui «a»enait à Saint*
Aomana. SMiri'inj<iy»aionde leur précepteur « deealuer
leur vénérable aïeuïe, » ils vinrent à tour de rôle lui
donoBT ces petites peignées de mains à bras «trop courts,
doQ«t ils a>mieQt tant 4isto*ibué dans les mansardes.; «et
leDuitest qoe^caHehonoe femme à ia figure terreuseï,
MiK baiKies propres maïs bien simples, leur rappelait
les visites de charité du eollége Bourdaloue. Ils .sen-
taient d'eux à elle le ra^me inconnu, la même distance,
qu'aucun souveosiir, .que nulle parole de leurs parents
n*était ^mais venue combler. L'abbé comprit celte
gène eA ae lança, pour ia dissiper, dans une allocution
débitée de œtA» voix de goiige, avec ces gestes^virn-
420 LE NABAB.
lents, familiers à ceux qui croient toujours avoir au-
dessous d*eux les dix marches de hauteur d'une
chaire : >
« Eh bienl Madame, le voilà venu le jour, le grand
jour où M. Jansoulet va confondre ses ennemis. Cwifan-
dantur hostes met, quia injuste iniquitatem fecerunt in me,
parce qu'Us m'ont injustement persécuté. »
La vieille s'inclina religieusement devant le latin de
de l'Église qui passait; mais sa figure prit une expres-
sion vague d'inquiétude à cette idée d'ennemis et de
persécutions.
« Ces ennemis sont puissants et nombreux, ma nohle
dame, mab ne nous alarmons pas outre mesure. Ayons
confiance aux décrets du ciel et à la justice de notre
cause. Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera pas ébran-
lée. In medio ejus non commovebitur. »
Un nègre gigantesque, tout galonné d'or neuf, l'in-
terrompit, en annonçant que les vélocipèdes étaient
prêts, pour la leçon quotidienne sur la terrasse
des Tuileries. Avant de partir, les enfants secouè-
rent encore solennellement la main ridée et caillouteuse
de leur aïeule qui les regardait partir, stupéfaite et le
cœur serré, quand tout à coup, par un adorable mou-
vement spontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se
retourna vivement, bouscula le grarïd nègre, et vint se
jeter, la tête en avant, comme un petit buffle, dans les
jupes de la mère Jansoulet qu'il serra à bras le corps
en lui tendant son front lisse éclaboussé de bouclei
brunes, avec la bonne grâce de l'enfant qui oBie sa
caresse comme une fleur. Peut-être celui-là, plus prdi
du nid et de ses tiédeurs, des girons qui bercent et des
nourrices aux chansons patoises, avait-il senti venir
▼ers son petit cœur les effluves maternelles dont le pri<
LE NABAB. 491
fait la Levantine. La vieille « Grand » frissonna toute,
à la Buq)rise de cette étreinte instinctive :
« Ohl mon petit... mon petit... dit-elle en saisissant
la grosse petite tête soyeuse et frisée qui lui en rappe-
lait une autre, et elle Tembrassa éperdument. Puis,
Tenfant se dégagea, se sauva sans rien dire, les cheveux
mouillés de larmes chaudes.
Restée seule avec Gabassu, la mère^ que ce baiser avait
réconfortée, demanda quelques explications sur les pa-
roles du prêtre. Son fils avait donc beaucoup d'ennemis?
(c Ohl disait Gabassu, ce p'est pas étonnant, dam
sa position...
— Mais enfin qu'est-ce que c*est que ce grand jour,
cette séance dont vous me parlez tous?
— Eh bé 1 oui... G'est aujourd'hui qu'on va savoir si
Bernard sera ou non député.
— Gomment?... il ne l'est donc pas encore?... Et moi
qui l'ai dit partout dans le pays^ moi qui ait tout illu-
miné Saint-Roman» il y a un mois... C'est donc un
mensonge qu'on m'a fait faire. »
Le masseur eut beaucoup de peine à lui expliquer les
fonhalités parlementaires de la validation des pouvoirs.
Elle n'écoutait que. d'une oreille, arpentant la lingerie
avec fièvre.
a C'est là qu'il est mon Bernard, en ce moment?
— Oui, Madame.
— Et les femmes, est-ce qu'elles peuvent y entrer à
eatte Chambre?... Alors pourquoi donc que la sienne
n'y est pas?... Car, enfin, je comprends bien que c'est
une grande affaire pour lui... Il aurait bçsoin, un jour
eomme aujourd'hui^ de sentir tous ceux qu'il aime à
son côté... Tiens, sais-tu, mon garçon, tu vas m'y con-
duire, à sa séaufiA— Est-ce due c'est loin?
LE NABAB.
— Non, toirt près d'ici... Seuleroept, ce doit être déjà
commencé. Et puis, ajouta le Giaour un peugôoé, c*esl
llkeore où madame a besoin de moi.
— Ah I... Est-ce que tu lui enseignes <cette dîne dont
ta es professeur? Gomiaent dis- tu ça?...
— Le massage... Ça bous YÎeni des anciens... Juste-
ment, la voilà qui sonne. Oa va venir me chercher.
Toulez-yous que je Tavertisse que vous êtes ici?
— l^on, non, j'aime bien mieuK aller là-bas tout de
«Dite.
— Mais vous n'avez pas de caarte pour entrer?
— Bah! je dirai que je suis la mère de iansoulei,
et ^e je viens pour ^^ntendre juger mon fils. »
Pauvre mère I eJie ne croyait pas si bien dire.
« Atten/les dionc, madame F^nçoise. Je vais voiu
donner quelqu'un pour vous conduire, u moins.
— Oh I tu sais, moi^ ladomestiquaille, je n*ai jamais
pn m^y fah-e. J'ai une langue, il y a du monde par ke
mes. Je trouverai bien mon chemin, m
Il tenta un dernier effort, sans laisser moir todite sa
pensée «
« Prenez garde. Ses ennemis «vont parler contre tad à
ia Chaanivre. Yeos allez eatenére des choses qo! ydbs
feront de la peine. »
Ohl Im beau saorire de croynnee et de fierté nater-
nelles avec lesquelles elle répondit :
« Est-oe que j« ne sais pas mieux qu'eux tons eetpie
vaut mon enfant? F.st-ce que rien pourrait me le faine
méconnaître? Il faudrait que je sois une dèfe ingrate
•k>rà. Allons^ COQ 1 »
Et secouant leiTiblement ses coiffes, elle partit.
Le buste droit, la tête haute, la vieille s'en allaita
brusques enjambées, soos les grandes arcades qa'
kE NABAB. 493
f
lui avait dît de suivre, un peu troublée par le roule-
ment incessant des voitures et par Toisiveté de sa marche
que n'accompagnait plus le mouvement de cette fidèle
quenouille, qui ne Tavait jamais quittée depuis cin-
quante ans. Toutes ees idées d'inimitiés, de persécor*
tions, les paroles 'mystérieuses du prêtre, les restric-
tions de Cabassu ragitaient^reflray aient. Elle y trouvait
l'explication des pressentiments qui s'étaient emparéis
d'elle au point de l'arracher à ses habitudes, à ses de^
voirs,. à la surveillance du château et de son malade.
Da reste, chose singulière, depuis que la fortune avaii
jeté sur son fils et sur elle cette chape d'or aux plia
lourds, la mère JansouLet ne s'y était pas encore faite
et s'attendait toujours à la subite disparition de ces
splendeurs... Qui sait si la déblâcle n'allait pas com-
mencer cette fois?.. Et subitement, an travers de cet
sombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de
tout à l'heure, du tout petit se frottant à ses Jupes dft
droguet, amenait sur ses lèvres ridées le gonilemenl
d'un sourire tendre; et ravie, elle murmurait dans aoa
patois :
« Oh I de ce petit, pourtant... »
Une place magnifique, immense, éblouissante, deux
gerbes d'eau envolées en poussière d'argent, puis un
grand pont de pierre et tout au bout une maison carrée
avec des statues devant, une grilie où stalionnaieni
des voitures, du monde qui entrait, des sergents de
ville attroupés. C'était là... Elle écarta la foule brave-
ment et marcha jusqu'à une haute porte vitrée.
« Votre carte, ma bonne femme? »
La bonne femme n'avait pas dé carte, mais elle dit
simplifient à un de ces huissiers à revarA rouges qjû
gardaient l'entrée :
4M LB NABAB.
« Je suis la mère de Bernard Jansoulet... Je viens
pour la séance de mon garçon. »
C'était bien la séance de son garçon en effet; cardans
cette fouie assiégeant les portes, dans celle qui remplis-
sait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais, le
même nom se chuchotait accompagné de sourires et de
racontars. On s'attendait à un grand scandale, à des
révélations terribles du rapporteur qui amèneraient
sans doute quelque violence du barbare acculé ; et Ton
se pressait là comme pour une première représentation
ou les plaîdoieries d'une cause célèbre. La vieille mère
n'aurait pu certainement se faire entendre au milieu
de cette afiluence, si la traînée d'or, laissée par le
Nabab partout où il passait, et marquant sa trace
royale, ne lui avait facilité tous les chemins. Elle allait
donc derrière un. huissier ^^e service dans cet enchevê-
trement de couloirs, de portes battantes, de salles nues
et sonores, emplies d'un bourdonnement qui circulait
avec l'air du bâtiment, sortait de ses murailles, comme
si les pierres elles-mêmes imprégnées de « parlotage »
joignaient des échos anciens à ceux de toutes ces voix.
En traversant un corridor elle vit un petit homme
brun, qui gesticulait et criait aux gens de service:
« Vous direz à moussiou Jansoulet que c'est moi que
te souiâ le maire de Sarlazaccio, que z'ai été con-
damné à cinq mois de prison pour loui. . . Ça méritait
bien oune carte pour la séance, corps de Dieul »
Cinq mois de prison à cause de son fils... Pourquoi
cela?... Très-inquiète, elle arrivait enfin, les oreilles
sifflantes, en haut d'un palier où des inscriptions diffé'
rentes « tribune du Sénat, du corps ttiplomatique, de$
députés » surmontaient des petites portes d'hôtel garni
ou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir
I
LE /lABAB. 435
d*abord que quatre ou cinq rangs de banquettes char-
gées de monde, puis en face, bien loin, séparées d'elle
par un vaste espace clair, d'autres tribunes pareille-
ment remplies, elle s'accotait tout debout au pourtour,
étonnée d'être là, éblouie^ abasourdie. Une bouffée
d'air chaud qui lui venait dans la figure, un brouhaha de
voix nlontantes l'attiraient dans la pente de l'estrade,
vers l'espèce de gouffre ouvert au milieu du grand vais-
seau, et où son fils devait être. Oh I qu'elle aurait voulu
le voir... Alors en s'amincissant encore, en jouant de
ses coudes pointus et durs comme son fuseau, elle se
glissa, se faufila entre le mur et les banquettes, sans
prendre garde aux petits courroux qu'elle éveillait, au
dédain des femmes en toilette dont elle chiffonnait les
dentelles , les parures printanîères. Car l'assemblée
était toute élégante, mondaine. La mère Jansoulet re-
connaissait même, à son plastron inflexible, à son nez
aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Ro-
mans, qui portait si bien son nom d'oiseau de luxe;
mais lui, ne la regardait pas. Avancée ainsi de quelques
rangs, elle fut arrêtée par un dos' d'homme assis ,
un dos énorme qui barrait tout,, l'empêchait d'aller
plus loin. Heureusement que de là, en se penchant
un peu, .elle apercevait presque toute la salle ; et ces
gradins en demi-cercle où se pressaient les députés,
la tenture verte des murailles, cette chaire dans le fond
occupée par un homme chauve, à l'air sévère, lui fai-
saient l'effet, sous le jour studieux et gris tombant de
haut, d'une classe qui va commencer et que précèdent
le bavardage, le déplacement d'écoliers dissipés.
Une chose la frappa, l'insistance des regards à ne se
tourner que d'un côté, à chercher le même point atti-
rant; et comme elle suivait ce courant dp. curiosité qui
ic.
M LE NABAB.
entràtnaît rassemblée tout entière, aussi bien la salle que
Les tribunes, elle vit que ce qu'on regardait ainsi, c'était
son ûls.
Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dans quel-
ques anjciennes églises, au fond du cbœùr, à mi-
hauteur dans la crypte, une logette en pierre, où le
lépreux était admis à écouter Toffice, m.ontrant à La
fouie curieuse et craintive sa sombre silhouette de fauve
accroupie contre les meurtrières pratiquées au mur.
Françoise. se souvenait très- Luen d'avoir vu, au village
où elle avait été nourrie, le « ladre, » efTroi de son en-
fance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre,
perdu dans l'ombre et la réprobation... En voyant son
fils assis, la tète dans ses mains^ seul, tout en haut, à
part des autres, ce souvenir lui revint à l'esprit. « On
dirait le ladre, » murmura la paysanne. E2t c'était bien
un lépreux, en eiïet, ce pauvre Nabab, à qui ses mil-
lions rapportés d'Orient innigaient en ce moment
comme une terrible et mystérieuse maladie exotique.
Par hasard le banc où il avait choisi sa place s'éclair-
cissait de plusieurs vides causés par des congés ou des
morts récentes; et .tandis que les autres députés com-
muniquaient entre eux, riaient, se faisaient des signes,
lui se tenait silencieux, isolé, signalé à l'attention de
toute la Chambre, attention que la mère Jansoulet de-
vinait malveillante , ironique, et qui la brûlait aa
passage. Gomment lui faire savoir qu'elle était là,
près de lui, qu'un cœur fidèle battait non loin du sien?
il évitait de se tourner vers cetle tribune. On eût dit
qu'il la sentait hostile, qu'il craignait d'y voir des
choses attristantes... Soudain, à un coup de sonnette
venu de l'estrade présidentielle, un tressaillement cou-
rut par rassemblée, toutes les têtes se penchèrent dans
4
LE NABAB. 4S7
cet élancement attentif qui immobilise le? traits de
la face, et un homme maigre à lunettes, subitement
dressé parmi tant de gens assis, ce qui lui donnait déjà
l'autorité de Tattitude, dit en oayrant le cahier qu'il
tenait à la main :
« Messieurs, je riens au nom de votre troisième bii«
neau, vous proposer d'annuler Télection de la deuxième
circonscription du département de la Corse. »
Dans le grand silence qui suivit cette phrase que 11
mère Jansouiet ne comprit pas, le gros poussah asût ,
devant elle se mit à soufQer violemment, et tout à
coup, au premier rang de la tribune, un délicieux vi-.
sage de femme se retourna vers lui, pour lui adressa
un signe rapide d'intelligence et de contentement. Front
pâle, lèvres minces, sourcils trop noirs dans le blaiic
encadrement du chapeau, cela fît dans les yeux de la
bonne vieille, sans qu'elle sût pourquoi, l'efltet doulou-
reux du premier éclair quand l'orage commence et que
rappréhension de la foudre suit le vif échange des
fluides.
Le Merquier lisait son rapport. La voix lente, bla-
farde, monotone, l'accent lyonnais, traînard et mou, où
la longue taille de l'avocat se berçait par un mouve-
ment de tête et d'épaules presque animal, faisaient un
singulier contraste à la netteté féroce du réquisitoire.
D'abord un rapide exposé des irrégularités électorales^
Jamais le suffrage universel n'avait été traité avec ce
sans-façon primitif et barbare. A Sarlazaccio, où le con-
current de Jansouiet paraissait devoir remporter, l'urne
est détruite pendant la nuit précédant le dépouillement,
Uème aventure ou à peu près à Lévie, à Saint-André,
à Avabessa. Et ce sont l6s maires eux-mêmes qui com-
mettent ces attentats, emportent les urnes à leurs do-
iSS LE i^ÀBAB.
miciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins de
vote sous le couvert de leur autorité municipale. Nul
respect de la loi. Partout la frauda, Tintrigue, même la
violence. A Galcatoggio, un homme armé s'est tenu
tout le temps de Télection à la fenêtre d'une auberge,
Tescopette au poing , juste en face de la mairie ; et
chaque fois qu*un partisan de Sébastiani, Tadversaire
de Jansoulet, se montrait sur la place, Thomme le met-
tait en joue : « Si tu entres, je te Èrûlel » D'ailleurs,
quand on voit des commissaires de police, des juges de
paix, des vérificateurs de poids et mesures ne pas
craindre de s'improviser agents électoraux, d'efifrayer,
d'entraîner la population soumise à toutes ces petites
influences locales si tyranniques, n'est-ce pas la preuve
d'une licence effrénée? Jusqu'à des prêtres, de saints
pasteurs égarés par leur zèle pour le tronc des pauvres
et l'entretien de leur église indigente^ qui ont prêché
une mission véritable en faveur de l'élection Jansoulet.
Mais une influence encore plus puissante, quoique moins
respectable, a été mise en jeu pour la bonne cause,
l'influence des bandits. « Oui, des bandits, Messieurs,
je ne ris pas. » Et là-dessus une esquisse à grands traits
du banditisme corse en général et de la famille Piedi-
griggio en particulier...
La Chambre, très-attentive, écoutait avec une cer-
taine inquiétude. En somme, c'était un candidat officie)
dont 011 signalait ainsi les agissements, et ces étranges
mœurs électorales appartensdent à ce pays privilégié,
be^cea^ de la famille impériale, si étroitement lié aui
destinées de la dynastie, qu'une attaque à la Corse sem-
blail remonter jusqu'au souverain. Mais quand on vit,
au banc du gouvernement, le nouveau ministre d'État,
successeur et ennemi de Morà, tout joyeux de l'échec
J
LE NABAB. 429
êmyé à une créature du défunt, sourire complaisam-
ment au cruel persifflage de Le Merquier, aussitôt toute
gêne disparut, et le sourire ministériel, répété sur troia
cents bouches, s'agrandit bientôt eh un rire à peine
contenu, ce rire des foules dominées par une férule quel-
conque et que la moindre approbation du maître fait
éclater. Dans les tribunes peu gâtées d'ordinaire sur le
pittoresque, et que ces histoires de bandits amusaient
comme un vrai roman, c'était une joie générale, une
animation radieuse de tous ces visages de femmes,
heureux de pouvoir paraître jolis sans manquer à la
solennité de l'endroit. De petits chapeaux clairs frémir,
salent de toute leur aigrette fleurie, des bras ronds cer-
clés d'or s'accoudaient pour mieux écouter. Le grave
Le Merquier avait apporté à la séance la distraction
d'un spectacle, la petite note comique permise aux
concerts de charité pour amadouer les profanes.
Impassible et très-froid au milieu de son succès, il
continuait à lire de sa voix morne et pénétrante comme
une pluie lyonnaise :
« Maintenant, Messieurs, on se demande comment
un étranger, un Provençal retour d'Orient, ignorant
des intérêts et des besoins de cette lie où on ne l'avait
jamais vu avant les élections, le vrai type de ce que le»
Corses appellent dédaigneusement un continental, com«
ment cet homme a pu susciter un pareil enthousiasme,
un dévouement poussé jusqu'au crime, jusqu'à la pro-
fanation. C'est sa richesse qui nous répondra, son or
funeste jeté à la face des électeurs, fourré de force dans
leurs poches avec un cynisme effronté dont nous avons
mille preuves. » Alors l'interminable série d**» dénon-
dations : « Je soussigné Groce (Antoine), atteste dans
riiitérêl de la vérité que le commissaire de police Nardi,
430 LE NABAB.
venu chez nous un soir, m'a dit : — Écoute, Groce
(Antoine)... je te jure sur le feu de cette lampe que, si
tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquante francs de-
main matin. » Et cet autre : « Je soussigné Lavezzi
(Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris,
dix-sept francs que m'offrait le maire de Pozzo-Negro
pour voter contre mon cousin Sebastiani... » Il est pro-
i^able que, pour trois francs de plus, Lavezzi (Jacques-
Alphonse) aurait dévoré son mépris en silence. Mais la
Chambre n'y regardait pas de si près.
L'indignation la soulevait, cette chambre Incorrap-
tible. Elle grondait, elle s'agitait sur ses moelleuses i)an-
quettes de velours rouge, poussait des clameurs. C'é-
taient des « oh! » de stupéfaction, des yeux en accent
circonflexe, de brusques révoltes en .arrière ou des allais-
sements consternés, découragés, comme en cause par-
fois le spectacle de la dégradation humaine. Etremarquez
que la plupart de ces députés s'étaient servis des mêmes
manœuvres électorales, qu'il y avait là les héros de ces
fameux « rastels, » de ces ripailles en plein vent pro-
menant en triomphe des veaux pavoises, enrubannés,
comme à des kermesses de Gargantua. Ceux-là juste-
ment criaient plus fort que les autres, se tournaient,
furieux, vers le banc solitaire et élevé où le pauvre
lépreux écoutait, immobile , la tête dans ses mains.
Pourtant, au milieu du haro général, une voix s'élevait
en sa faveur, mais sourde, inexercée, moins une parole
qu'un bredouillement sympathique à travers lequel on
distinguait vaguement : « Grands services rendus à 1%
population corse... Travaux considérables... Caisse
territoriale. »
Celui qui bégayait ainsi était un tout petit homme
en guêtres blanches, tête d'albinos, aux poils rares»
LE NABAB. IM
hériBsés par touffes. Mais rinterrnption de ce maladroit
ami ne put que fournir à Le Merquier une transition
rapide -et toute naturelle. Un sourire hideux écarta se&
lèvres molles : « L'honorable M. Sarigue nous parle d«
la Caisse territoriale ^ nous allons pouvoir lui répondre. »
L^antre Paganetti semblait lui être, en effet très-
familier. En quelques phrases nettes et vives, il pro-
jeta la lumière jusqu*au fond du sombre repaire, en
montra tous les pièges, tous les gouffres, les détours,
les chausses-trappes, comme un guide secouant sa
torche au-dessus des oubliettes de quelque sinistre in^
pace. Il parla des fausses carrières, des chemins de ter
en tracé, des paquebots chimériques disparus dans leur
propre fumée. L^atfreux désert de Taverna ne fut pas
oublié, ni la vieille îorre génoise, servant de bureau à
Tagence maritime. Mais ce qui réjouit surtout ta
Chambre,, ce fut le récit d^une cérémonie picaresque
organisée par le gouverneur pour la percée d'un tunnel -
à travers le Monte-ilotondo, travail gigantesque tou-
jours en projet, remis d'année en année, demandant
des millions d'argent, des milliers de bras, et qu''on
avait commencé en grande pompe huit jours 'avant
l'élection. Le rapport relatait drôlement la chose, le
oremier coup de pioche donné par le candidat dans
Ténorme monlniçne couverte de forêts séculaires, le
discours du préfet, la bénédiction des oridammes aux
cris de « vive Bernard Jansoulet, > et deux cents ou-
vriers se TTiellanl à l'œmTe immédiatement, travaillant
jour et nuit pendant une semaine, puis — si lot rélec-
tion faite — abandonnant sur place les débris du roc
entamé aiilour d'une excavation dérisoire, un asile de
plus i^ousr les redoutables rôdeurs du inac^uis. Le tour
était joué. Après avoir si longtemps extorqué l'argent
LE NABAB.
des actionnaires, la Came territoriale venait de servir
cette fois à subtiliser les votes des électeurs. « Du reste,
Messieurs, voici uir dernier détail, par lequel j*aurai8
pu commencer pour vous épargner le navrant récit
de cette pasquinade électorale. J*apprends qu*une
instruction judiciaire est ouverte aujourd*hui même
contre le comptoir Corse, et qu*une sérieuse exper-
tise de ses livres va très^vraisemblablement amener
un de ces scandales financiers trop fréquents hélasl
de nos jours, et auquel vous ne voudrez pas, pour Tho-
norabilité de cette Chambre, qu'aucun de vos membres
se trouve mêlé. »
Sur cette révélation subite, le rapporteur s'arrêta un
moment, prit un temps comme un comédien soulignant
son effet; et dans le silence dramatique pesant tout à
coup sur TAssemblée, on entendit le bruit d*une porte
qui se fermait. C'était le gouverneur Paganetti quittant
lestement sa tribune, le visage blême, les yeux rondsj
la boucbe en sifflet d*un maître Pierrot qui vient de
flairer dans Tair quelque formidable coup de 'batte.
Monpavon, immobile, élargissait son plastron. Le gros
homme soufflait violemment dans les guirlandes du
petit chapeau blanc de sa femme.
La mère Jansoulet regardait son fils.
« J'ai parlé de l'honorabilité de la Chambre, Mes-
sieurs... je veux en parler encore... »
Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Après le rap-
porteur, l'orateur entrait en scène, le justicier plutôt.
La face éteinte, le regard abrité, rien ne vivait, rien
ne bougeait de son grand corps que le bras droit,
ce bras long, anguleux, aux manches courtes, cpii
s'abaissait automatiquement comme un glaive de
justice, mettait à chaque fin de phrase le geste cruel
\
LE NABAB. 438
et Inexorable d'une décollation. Et c'était certes une
exécution véritable à laquelle on assistait. L'orateur
voulait bien laisser de côté les légendes scandaleuses, le
mystère qui planait sur cette fortune colossale acquise
aux pays lointains, loin de tout contrôle. Mais il y
avait dans la vie du candidat certains points dinicilei
à éclaircir, certains détails... Il hésitait, semblait
chercher , épurer ses mots , puis devant Timpossi-
bilité de formuler l'accusation directe : « Ne rabais-
sons point le débat, Messieurs... Vous m'avez compris,
vous savez à quels bruits inf aines je fais allusion >
à quelles calomnies, voudrais-je pouvoir dire; mais
la vérité me force à déclarer que lorsque M. Jansoulet,
appelé devant votre troisième bureau, a été mis
en demeure de confondre les accusations dirigées
contre lui, ses explications ont été si vagues, que tout
en restant persuadés de son innocence , un soin
scrupuleux de votre honneur nous a fait rejeter une
candidature entachée d'un soupçon de ce genre.
Non, cet homme ne doit pas siéger au milieu de
vous. Qu'y ferait-il d'ailleurs?... Établi depuis si
longtemps en Orient, il a désappris les lois, les mœurs,
les usages de son pays. Il croit aux justices expéditives,
aux bastonnades en pleine rue, il se fie aux abus de
pouvoir, et, ce qui est pis encore, à la vénalité, à la
bassesse accroupie de tous les hommes. C'est le traitant
qui se figure que tout s'achète, quand on y met le
prix, même les votes des électeurs, même la con-
science de ses collègues... *
Il fallait voir avec quelle admiration naïve ces bons
gros députés, engourdis de bien être, écoutaient cet
ascète, cet homme d'un autre âge, pareil à quelque
laiût Jéi ôme sorti du fond de sa thébaïde pour venir,
17
â3A LE NABAB.
pleine assemblée du Bas-Empire, foudroyer de son
éloquence indignée le luxe elTronté des prévarica-
teurs et des concussionnaires. GojQcime on comprenait
bien maintenant ce beau surnom de « Ma conscience »
que lui décernait le Palais, et o.ù il tenait tout entier
avec sa grande taille et ses gestes inflexibles. Dans les,/
tribunes, l'enlbousiasme s'exaltait encore. De jolies
tètes se penchaiait pour le voir, pour boire sa parole.
Des approbations couraient, inclinant des bouquets de
toutes nuances comme le vent dans la floraison d'un
champ de l>lé. Une voix de femme criait d'un petit
aceent étranger : a Bravo... bravo... »
M la mère?
Debout, immobile, recueillie dans son désir de com-
prendre quelque chose à <;ettie phraséologie de prétoire,
à ces allusions mystérieuses, elle était là comme ces
sourdihmuets qui ne devinent ce qu'on dit devant eux
qu'au mouvement des lèvres, à l'acoent des phy-
sionomies. Or il lui suffisait de regarder son fils et Le
Merquier pour comprendre quel mal l'un faisait à
l'autre, quelles intentions perfides, empoisonnées,
tombaient de ce Long discours sur le malheureux qu'on
aurait pu croire endormi, sans le tremblemepatde ses
fortes épaules et les crispations de ses mains dans ses
cheveux qu'elles fourrageaient furieusement tout en lui
cachant le visage. Oh 1 isi de aa place elle avait pu lui
crier : « N'ûe pas pesur, mon fils. S'jls te mépri-
sont tous, ta mère t'aime. Viens nous-«n enjiembie*..
Qu'est-ce que nous avons besoin d'eux? » Et un
moment elle put croire que ce qu'elle lui disait ainsi
dans le fond de son cooar arrivait jusqu'à lui par one
Intuition mystérieuse. Il venait de se lever, de seconer
sa tôte crépue, congestionnée, où la lippe enfantine Ae
LE NABAB. -4»
tes lèi^es grelottait sons une nervosité de lannes. Mais,
au lieu de quitter son banc, il s*y cramponnait au con^*
traire, ses grosses mains pétrissant le bois du pupitre.
L'autre avait fini, maintenant c'était son tour de ré*
pondre :
« Messieurs, dit-il... w
Il s'arrêta aussitôt, effrayé par le son rauque, affreu^
sèment sourd et vulgaire de sa voix, qu'il entendait
pour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette
halte tourmentée de mouvements de la face, d'intona-
tions cherchées et qui ne sortaient pas, reprendre la
force de sa défensjs. Et si l'angoisse de ce pauvre
homme était saisissante, la vieiUe mère là-haut, pen-
chée, haletante, remuantv nerveusement les lèvres
comme pour l'aider à chercher ses mots, lui renvoyait
bien la mimique de sa torture. Quoiqu'il ne pût la voir,
tourné comme il Tétait par rapport à cette tribune
qu'il évitait intentionnellement, ce souffle maternel, le
magnétisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui
rendre la vie, et subitement sa parole et son geste se
trouvèrent déliés :
« Avant tout, Messieurs, je déclare que je ne. viens
pas défendre mon élection... Si vous croyez que les
mœurs électorales n'ont pas été toujours les mêmes en
Corse, qu'on doive imputer toutes les irrégularités
commises à l'influence corruptrice de mon or et non
au tempérament inculte et passionné d'un peuple,
repoussez-moi, ce sera justice et je n'en murmurerai
pas. Mais il y a dans tout ceci autre chose que mon
élection, des accusations qui attaquent mon honneur,
le mettent directement enjeu, et c'est à cela seul que
je veux répondre. » Sa voix s'assurait peu à peu, tou-
jours cassée, voilée^ mais avec des notes attendris-
43% LE xNA£ÀB.
santés comme il s'en trouve dans ces organes dont la
dureté primitive a subi quelques éraillures. Très-vite il
raconta sa vie, ses débuts, son départ pour TOrient. On
eût dit un de ces vieux récits du dix-huitième siècle où
il est question de corsaires barbaresques courant les
mers latines, de beys et de hardis Provençaux bruns
comme des grillons, qui finissent toujours par épouser
quelque sultane et « prendre le turban » selon Fan-
cienne expression des Marseillais. « Moi, disait le
Nabab de son sourire bon enfant , je n'ai pas eu
besoin de prendre le turban pour m'enrichir, je me
suis contenté d'apporter eu ces pays d'indolence et de
làchez-tout l'activité, la souplesse d'un Français du
Midi, et je suis arrivé à faire on quelques années une
de ces fortunes qu'on ne fait que là-bas dans ces
diables de pays cliauds où tout est gigantesque, hÀtif,
disproportionné, où les fleurs poussent eh une nuit, où
un arbre produit une forêt. L'excuse de fortunes pa-
reilles est dans la façon dont on les emploie, et j'ai la
prétention de croire que jamais favori du sort n'a plus
que moi ess&yé de se faire pardonner sa richesse. Je
n'y ai pas réussi. » Oh! non, il n'y avait pas réussi...
Pour tant d'or follement semé, il n'avait, rencontré que
du mépris ou de la haine... De la haine I Qui pouvait
se vanter d'en avoir remué autant que lui, comme un
gros bateau de la vase lorsque sa quille touche le
fond... Il était trop riche, cela lui tenait lieu de tous
les vices, de tous les crimes, le désignait à des ven-
geances an )nymes, à des inimitiés cruelles et inces-
santes.
« Ahl Messieurs, criait le pauvre J*^abab en levant
tes poings crispés, j'ai connu la misère, je me suis pris
corps à corps avec elle, et c'est une atroce lutte, je
LE NABAB. 431
▼ons jure. Mais lutter contre la richesse, défendre son
bonheur, son honneur, son repos, mal abrités derrière
des piles d'écus qui vous croulent dessus et vous écrasent
c*est quelque chose de plus hideux, de plus écœurant
encore. Jamais, aux plus sombres jours de ma dé-
tresse, je n'ai eu les peines, les angoisses, les insom-
nies dont la fortune m'a accablé, cette horrible for-
tune que je hais et qui m'étouffe... On m'appelles, le
Nabab, dans Paris... Ce n'est pas le Nabab qu'il fau-
drait dire, mais le Paria, un paria social tendant les
bras, tout grands, à une société qui ne veut pas de
lui... »
Figées en récit, ces paroles peuvent paraître froides;
mais là, devant l'Assemblée, la défense de cet homme
paraissait empreinte d'une sincérité éloquente et gran-
diose qui étonna d'abord, venant de ce rustique, de ce
parvenu. Sans lecture, sans éducation, avec sa voix de
marinier du Rhône et ses allures de portefaix, et qui
émut ensuite singulièrement les auditeurs par ce qu'elle
avait d'inculte, de sauvage, d'étranger à toute notion
parlementaire. Déjà des marques de faveur avaient
agité les gradins habitués à recevoir l'averse mono-
tone et grise du langage administratif. Mais à ce cri de
rage et de désespoir poussé contre . la richesse par
l'infortuné qu'elle enlaçait, roulait, noyait dans ses
flots d'or et qui se débattait, appelant au secours du
fond de son Pactole, toute la Chambre se dressa avec
des applaudissements chaleureux, des mains tendues,
comme pour donner au malheureux Nabab ces témoi-
gnages d'estime dont il se montrait si avide, et le sauver
en même temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et,
réchauffé par cette sympathie, il reprit, la tète haute,
le regard assure :
17.
«38 LS NABÀB.
(c On est venu vous dire, Messieurs, que je n'étais ptft
digne de m^asseoir au milieu de vous. Et celui qui
Fa dit était bien le dernier de qui j'aurais attendu cette
parole, car lui seul connaît le secret douloureux de ma
▼ie ; lui seul pouvait parler pour moi, me justifier et
vous convaincre. Il n*a pas voulu le faire. Ëh bien 1
moi, je ressaierai, quoi qu'il m'en coûte... Outra-
geusement calomnié devant tout le pays, je doi» à
moi-même, je dois à mes enfants cette justifloation
publique et je me décide à la faire. »
Par un mouvement brusque, il se tourna alors vers
la tribune où il savait que l'ennemi le guettait, et,
tout à coup s'arrêta plein d'épouvante. Là, juste en
face de lui, derrière la petite tête haineuse et pâle de
la baronne, sa mère, sa mère qu'il croyait à deux
cents lieues du redoutable orage, le regardait, appuyée
au mur, tendant vers lui son visage divin inondé de
larmes, mais fier et rayonnant tout de même du grand
succès de son Bernard. Car c'était un vrai succès d'é-
motion sincère, bien humaine, et que quelques mots
de plus pouvaient changer en triomphe « Parlez..*
parlez... » lui criait-on de tous les côtés de la Chambre,
pour le rassurer, Tencourager. Mais Jansoulet ne par-
lait pas. Il avait bien peu à dire cependant pour sa dé-
fense : « La calomnie a confondu volontairement deux
noms. Je m'appelle Bernard Jansoulet. L'autre s'appe-r
lait Jansoulet Louis. » Pas un mot de plus.
C'était trop en présence de sa mère ignorant tou-
jours le déshonneur de l'aîné. C'était trop pour le res-
pect, la solidarité familiale. "
Il crut entendre la voix du vieux : « Je meurs de honte
mon enfant. » Est-ce qu'elle n'allait pas mourir de
honte elle aussi, s'il parlait?... Il eut vers le sourire
1
LE NABAB. 4»
maternel un regard aublime de renoncement; puii,
d*une voix sourde, d!un geste découragé :
« Excusez-moi, Messieurs, cette explication est dé-
cidément au-dessus de mes forces.,. Ordonnez une en-
quête sur ma vie, ouverte à tons et bien en lumière,
hélas I puisque chacun peut en interpréter tous les
actes... Je vous jure que vous n*y trouverez rien qui
m*emp6che de siéger au milieu des représentants de
mon pays. »
La stupeur, la désillusion furent immenses devant
cette défaite qui semblait à tous Teffondrement subit
d*une grande effronterie acculée. 11 y eut un moment
d'agitation sur les bancs, le tumulte d*un vote par
assis et levé, que le Nabab sous le jour douteux du
vitrage regarda vaguement, comme le condamné du
haut de Téchafaud regarde la foule houleuse ; puis,
après cette attente longue d*nn siècle qui précède une
minute suprême, le président prononça dans le grand
silence et le plus simplement du monde :
« L'élection de M. Bernard Jansoulet est annulée. »
Jamais vie d'homme ne fut tranchée avec moins de
solennité ni de fracas.
Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansoulet n*y
comprit rien, sinon que des vides se faisaient tout
autour sur les bancs, que des gens se levaient, s'en
allaient. Bientôt il ne resta plus avec elle que le gros
hojnme et la dame en chapeau blanc, penchés tout au
bord de la rampe, regardant curieusement du côté de
Bernard, qui semblait s'apprêter à partir lui aussi, caf
il serrait d'un air très-calme d'épaisses liasses dans un
grand portefeuille. Ses papiers rangés, il se leva,
quitta sa place... Ahl ces existences d'estradiers
ont parfois des passes bien cruelles. Gravement, lour-
Jbc
m LE NABAB.
dément, sous les regards de toute l^Aâsemblée, il lai
feillut redescendre ces gradins qu*il avait escaladés au
prix de tant de peines et d*argent, mais au bas desquels
le précipitait une fatalité inexorable.
G*élait cela que los Hemerlingue attendaient, sui-
vant de Tœil jusqu*à sa dernière étape cette sortie
navrante, humiliante, qui met au dos de l'invalidé un
peu de la honte et de TefTarement d*un renvoi; puis,
sitôt le Nabab disparu, ils se regardèrent avec un
rire silencieux et quittèrent la tribune, sans que la
vieille femme eût osé leur demander quelque ren-
seignement , avertie par son instinct de la sourde
hostilité de ces deux êtres. Restée seule, elle prêta
toute son attention à une nouvelle lecture qu'on fai-
sait, persuadée qu*il s'agissait encore de son fils. On
parlait d*élection, de scrutin, et la pauvre mère ten-
dant sa coiiïe rousse, fronçant son gros sourcil, au-
rait religieusement écouté jusqu'au bout le rapport
de Télection Sarigue, si Fhuissier de service qui l'a-
vait introduite, ne fût venu l'avertir que c'était fini,
qu'elle ferait mieux de s'en aller. Elle parut très-
surprise.
i: Vraiment?... c'est fini?... disait-elle, en se levant
comme à regret. »
Et tout bas, timidement:
« Est-ce que... Est-ce qu'il a gagné?»
C'était si naïf, si touchant, que l'huissier n'eut pas
même envie de rire.
« Malheureuf^cment non, Madame. M. Jansoulet n*a
pas gagné... Mais aussi pourquoi s'est-il arrêté en si
beau chemin... Si c'est vrai qu'il n'était jamais venu à
Paria et qu'un autre Jansoulet a fait tout ce dont on
l'accuse, pourquoi neTa-t-il pas dit? »
LE NABAB. Uk
La vieUle mère, devenue irès-pàle, s*appuya à la
rampe de Tescalier.
Elle avait compris...
La brusque interruption de Bernard en la voyant, le
sacrifice qu'il lui avait offert si simplement dans son
beau regard de bête égorgée lui revenaient à ]*esprit ;
du même coup la honte de FAlné, de Tenfant de pré-
dilection, se confondait avec le désastre de celui-ci,
douleur maternelle à double tranchant, dont elle se
sentait déchirée de quelque côté qu'elle se retournât.
Oui, oui, c'était à cause d'elle qu'il n'avait paa voulu
parler. Mais elle n'accepterait pas un sacrifice pareil. Il
fallait qu'il revint tout de suite s'expliquer devant
les députés.
« Mon fils? où est mon fils?
— En bas, Madame, dans sa voiture. C'est lui qui
m'a envoyé vous chercher. »
Elle s'élança devant l'huissier, marchant vite, par-
lant tout haut, bousculant sur son passage des petits
hommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les cou-
loirs. Après la salle des Pas-Perdus, elle traversa une
grande antichambre en rotonde où des laquais respec-
tueusement rangés faisaient un soubassement vivant et
chamarré à la haute muraille nue. De là on voyait, à
travers les portes vitrées, la grille du dehors, la foule
attroupée et parmi d'autres voitures le carrosse du
Nabab qui attendait. La paysanne en passant reconnut
dans un groupe son énorme voisin de tribune avec
l'homme blême à lunettes qui avait tonné contre son
fils et recevait pour son discours toutes sortes de féli-
citations et de poignées de mains. Au nom de Jan-
soulet, prononcé au milieu de ricanements moqueurs
et satisfaits, elle ralentit ses grandes enjambées.
142 LB NABAB.
« Enfla, disait an joli garçon à figare de mauvaise
femme, il n*a toujours pas prouvé en quoi nos acca-
sations étaient fausses. »
La vieille en entendant cela fit une trouée terrible
dans le tas et, se posant en face de Moêssard :
« Ce qu*il n*a pas dit, moi je vais vous le dire, le
suis sa mère et c'est mon devoir de parler. »
Elle s'interrompit pour saisir à la manche Le liei^
quier qui s'esquivait :
« Vous d'abord, méchant homme, vous allez m*écoii-
ter... Qu'est-ce que vous avez contre mon enfant? Vous
ne savez donc pas qui il est? Attendez un peu, que je
vous l'apprenne. »
Et, se retournant vers 1q journaliste :
« J'awaisdeux fils. Monsieur... »
Moêssard n'était plus là. Elle revînt à Le Herquier :
« Deux fils, Monsieur...
Le Merquier avait disparu.
« Ohl écoutez-moi, quelqu'un, je vous en prie, disait
la pauvre mère, jetant autour d'elle ses mains et ses
paroles pour rassembler, retenir ses auditeurs; mais
tous fuyaient, fondaient, se dispersaient, députés, re-
porters, visages inconnus et railleurs auxquels elle
voulait raconter son histoire à toute force, sans souci
de l'indifierence où tombaient ses douleurs et ses joies,
ses fiertés et ses tendresses maternelles exprimées dans
un charabias de génie. Et tandis qu'elle s'agitait, se
débattait ainsi, éperdue, la coiffe en désordre, à la fbis
grotesque et sublime comme tous les êtres de nature en
plein drame civilisé, prenant à témoin de l'honnêteté de
son fils et de l'injustice des hommes jusqu'aux gens de
tivrée dont l'impassibilité dédaigneuse était plus
eruelle que tcut, Jansoulet, qui venait à sa rencontre»
k.
LE NABAB. 4a
inquiet de ne pas la voir, apparut tout à coup à côté
d'elle.
« Prenez mon bras, ma mère... Il ne faut pas res-
ter là. »
Il dit cela très-haut, d*un ton si calme et si ferme
que tous les rires cessèrent, et que la vieille femme
subitement apaisée, soutenue par cette étreinte solide
où s*appuyaient les derniers tremblements de sa colère,
put sortir du palais entre deux haies respectueuses.
Couple grandiose et rustique, les millions du fils illu-
minant la paysannerie de la mère comme ces haillons
de sainte qu'entoure une châsse d*or, ils disparurent
dans le beau soleil qu'il faisait dehors, dans la splen-
deur de leur cau^rosse étincelant, ironie féroce en pré-
sence de cette grande détresse, symbole frappant de
Tépouvantable misère des riches.
Tous deux assis au fond, car ils craignaient d'être
vus, ils ne se parlèrent pas d'abord. Mais dès que
la voiture se fut mise en route, qu'il eut vu fuir der^
rière lui le triste calvaire où son honneur restait au
gibet, Jansoulet, à bout de forces, posa sa tète contre
l'épaule maternelle, la cacha dans un croisement du
vieux châle vert, et là, laissant ruisseler des larmes
brûlantes, tout son grand corps secoué par les san-
glots, il retrouvait le cri de son enfance, sa plainte pa-
toise de quand il était tout petit : « Marna... Mama... m
XXII
DRAMES PARItlINt
Que rheiire est donc brèTt
Qii*on passe en aimant 1
C*est moins qu*un moment,
Un pea plus qa*un rôve...
Dans le demi-jour du grand salon en tenue é*é^,
rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de
housses blanches, lustres voilés, stores baissés, fe-
ne très ouvertes, madame Jenkins assise au piano dé-
chllTre la mélodie nouvelle du musicien à la mode;
quelques phrases sonores accompagnant des' vers
exquis, un lied mélancolique, inégalement coupé, qui
semble écrit pour les teqdres gravités de sa voix et
Tétat inquiet de son àme.
Le temps nous enlève
Notre enchantement
soupire la pauvre femme, s*émouvant au son de sa
plainte; et, tandis que les notes s'envolent dans la cour
de rhôtel, calme à Tordinaire, où la fontaine s'égoutte
autnilieu d'un massif de rhododendrons, la chanteuse
IV NABAB. 445
«'interrompt, les maîns tenant Taccord, ses yeux fixés
sur la musique, mais son regard bien au delà... Le
docteur est absent. Le soin de ses afTaires, de sa santé
Ta exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il
arrive dans la solitude, les pensées de la belle ma-
dame Jenkins ont pris ce tour grave, cette tendance
analytique qui rend parfois les séparations momenta-
nées fatales aux ménages les plus unis... Unis, depuis
longtemps ils ne Tétaient plus. Ils ne se voyaient
qu'aux heures des repas, devant les domestiques, se
parlaient à peine, à moins que lui, Thomme des ma-
nières onctueuses, ne se laissât aller à quelque re-
marque brutale, désobligeante, à propos de son fils, de
rage qui la touchait enfin, ou d'une toilette qui ne lui
allait pas. Toujours sereine et douce, elle étouffait ses
larmes, acceptait tout, feignait de ne pas comprendre ;
non pas qu*etle Taiinàt encore, après tant de cruautés
et de mépris, mais c'était bien l'histoire, telle que la
racontait leur cocher Joe, « d'un vieux crampon qui
tenait à se faire épouser. » Jusque-là un terrible
obstacle, la vie de la femme légitime, avait prolongé
one situation déshonorante. Maintenant que Tobstacle
n'existait plus, elle voulait finir cette comédie, à
cause d'André qui d'un jour à l'autre pourrait être
forcé de mépriser sa mère, à cause du monde qu'ils
trompaient depuis dix ans, et où elle n'entrait jamais
qu'avec des battements de cœur, appréhendant Tac-
cueil qu'on lui ferait le lendemain d'une découverte. A
ses allusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d'a-
bord par des phrases, de grands gestes : « Douteriez-
vous de moi ?.,. Eât-ce que notre engagement n'est pas
sacré ?»
U alléguait aussi la difficulté de tenir secret un acte
n
440 LE MABAB. ^
de cette importance. Ensuite il s^était renfermé dans un
silence haineux., gros de colères froides et de violentes
déterminations. La mort du duc, Téchec d*une vanité
folle, avaient porté le dernier coup au ménage; car le
désastre, qui rapproche souvent les cœurs préits A s*a]i-
tendre, achève et complète les désunions. Et c'était im
frai désastre. La vogue des perles Jenkins subitement
arrêtée, la situation du médecin étranger et charlatan
tràs-bien définie par le vieux Bouchereau dans le jour-
nal de l'Académie, les mondains se regardaient e£Ear4s,
plus pâles encore de terreur que d^absorptionsanseni-
cales, et déjà rirlandais avait pu sentir TeSetde ces
•autes de vent foudroyantes qui rendent les engaiw-
ments parisiens si dangereux.
G*est pour cela sans doute que Jenldns avait jngé à
propos de disparaître pendant quelque temp^, boisant
madame continuer à fréquenter les valons encore ou-
verts, afin de tàter et tenir en respect Topinion. Sude
tâche pour la pauvre femme, qui trouvait un peu par-
tout Taccueil refroidi, à distanee, qu'on lui avait £ait
chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas,
comptant ainsi g«^ner le mariage, mettre entre elle et
lui, en dernier recoure, le lien douloureux de la pitié,
des épreuves supportées en commun. Et comme elle
savait que le monde la recherchait surtout à< cause de
son talent, de la distraction artistique qu'elle impor-
tait aux réunions intimes, toujours prête à pc»ser«iir
le piano ses gants longs, son éventail, pour préluder à
quelque fragment de son riche répertoire, elle travail-
lait constamment, passait^ ses après-midi À feuilleter les
nouveautés, s'attachant de préférence aux harmonies
tristes et compliquées, à cette musique moderne qui
ne se contente plus d'être un art, devient une science.
À
LE nabâb. on
répond bien plu» à nos nervosités, i nos inquiétudes
qu*au sentiment.
C'est moins qu'an moment,
Un peu plas qu'un rêve.
Le temps nous enlève
Ifotre enehanteomit.*.
.«. Un flot de lumière crne battra brusquement dans
le salon avec la femme de chambre, qui apportait une
carte à sa maîtresse : « Heurteux, homme d^affaires. »
Ge mouMeur était là. Il insistait pour voir madame.
'-^ Tous lui avez dit que le docteur est en voyage ?
On le lui avait dit ; ipais c'est à madame qu'il voulait
parler.
— A moi?...
Inquiète, elle examinait ce carton grossier, rugueux,
ce nom inconnu et dur : u Heurteux. » Qu'est-ce que
cela pouvait être ?
— C'est bien, faites entrer.
Heurteux, homme d'affaires, arrivant du grand jour
dans la demi*-obscurité du salon, clignotait, l'air incer-
tain, cherchait à voir. Elle, au contraire, distinguait
très-bien une figure en bois dur, favoris grisonnants,
mâchoire avançante, un de ces maraudeurs de la Loi
qu'on rencontre aux abords du Palais de Justice et
qui semblent nés à cinquante ans, la bouche amère,
Tair envieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il
s'assit au bord de la chaise qu'elle lui montrait, tourna
la tête afin de s'assurer que la domestique était sortie,
puis ouvrit méthodiquement sa serviette comme pour
j chercher un papier. Voyant qu'il ne parlait pas, elle
eommença sur un ton d'impatience :
-— Je dois vous prévenir. Monsieur, que mon mari
X
us LE NAIIAB.
est absent et qae je ne suis ai courant d'aocnne de sel
affaires.
Sans s'érooDVoir , la main dans ses paperasses ,
llioinnie répondît :
— Je sais d'autant mieux qae U. Jenkins est absent.
Madame, — il souligna très-p&rticuliôremeilt ces deux
mots : « monsieur Jenkins » — qne je viens de sa part.
Elle le regarda époavantée :
— De sa part?...
— Hélas 1 oui, Madame... Ia situation du docteur —
TOUS le savez sans doute -~ est trës-embarrasséè pour
l'instant. De mauvaises opérations à la Bourse, le dé-
sarroi d'une grande entreprise financière dans laquelle
il avait e-<gagé des fonds, l'Gîuvre de Bethléem si
lourde pour lui seul, tous ces échecs réunis l'ont obligé
à prendre une résolution héroïque. D vend son hâtel,
ses chevaux, tout ce qu'il possède, et m'a donné pro-
curation pour cela... •
U avait trouvé enfla ce qu'il cherchait, un de ces plis
timbras, criblé de renvois, de lignes en surcharges, oh
la loi impassible endosse parfois tant de lÂchetés et de
mensonges. Madame Jenkins allait dire : <• Mais j'étais
là, moi. J'aurais accompli, servi toutes ses volontés,
tous ses ordres..., n quand elle comprit subitement an
sans-géne du visiteur, à son attitude assurée, presque
insolente, qu'on l'enveloppait elle aussi dans ce désarroi
'''*"''''""-'' dans ce débarras de l'hôtel coûteux, des
ililes, et que son départ serait le signal de
a brusquement. L'homme, toujours assis,
me reste à dire, Madame, — Ohl elle le
aurait dicté ce qu'il lui restait à dire — est
LE NABAB. * U9
si pénible, si délicat... M. Jenkins quitte Paris pour
longtemps, et dans la crainte de vous exposer aux
hasards, aux aventures de la |vie nouvelle qu'il entre-
prend, de vous éloigner d'un fils que vous chérissez, et
dans rintérôt duquel il vaut peutrètre mieux... »
Elle ne Tentendait plus, ne le voyait plus, et pendant
qu'il débitait ses phrases filandreuses, livrée au déses-
poir, peut-être à la folie, écoutait chanter en elle-même
Fair obstiné qui la poursi^ivait dans cet écroulement
effroyable, comme reste dans les yeux de Thomme qui
te noie la dernière image entrevue :
Le temps nous enlève
Notre enchantement...
Tont d*un coup le sentiment de sa fierté lui revint.
a Finissons, Monsieur. Tous vos détours et vos
phrases ne sont qu'une injure de plus. La vérité c'est
qu'on me chasse, qu'on me met dans la rue comme
une servante.
— Ohl Madame, madame... La situation est assez.
cruelle, ne l'envenimons pas encore par des mots.
Dans l'évolution de son modus vivendt\ M. Jenkins se
sépare de vous, mais il le fait, la mort dans Tâme, et
les propositions que je suis chargé de vous transmettre
sont une preuve de ses sentiments pour vous... D'abord,
en fait de mobilier et d'effets de toilette, je suis auto-
risé à vous laisser prendre...
— Assez, dit-elle. »
Elle se précipita vers la sonnette :
« Je sors... Vite mon chapeau, mon mantelet, n'im-
porte quoi... je suis pressée. »
Et pendant qu'on allait lui chercher ce qu'elle
demandait :
st.
450 LE NABAB.
« Tout ce qui est ici appartient à M. Jenkins. Qu'il"
en dispose librement. Je ne veux rien de lui... n'insis-
tez pas... c'est inutile. »
L'homme n'insista pas. Sa mission se trouvant reili-*-
plie, le reste loi importait peu.
Posément, froidement, elle mit son ohapean a^pec
soin devant la glace, la servante attachant le voilai
ajustant aux épaules les plis du mantelet; ensuite
elle regarda tout autour, chercha une seconde si elle
n'oubliait rien de précieux. Non, rien, les lettres de son
fils étaient dans sa poche; elle ne s'en séparait jamais.
« Madame ne veut pas qu'on attelle?
— Non. »
Et elle partit.
Il était environ cinq heures. -A ce moment, Bernard
Jansoulef passait la grille du Corps législatif, sa mère
au bras; mais, si poignant que fût le drame qui se
jouait là-bas, celui-ci le surpassait encore, plus subit,
plus imprévu, sans la moindre solennité, le drame
intime entre cuir et chair, comme Paris en improvise
à toute heure du jour; et c'est peut-être ce qui donne
à l'air qu'on y respire cette vibration, ce frémissemeiU
où s'activent les nerfs de tous. Le temps était magni-
fique. Les rues de ces riches quartiers, larges et droites
comme des avenues, resplendissaient dans la lumière
déjà un peu tombante, égayées de fenêtres ouvertes, de
balcons fleuris,de verdures entrevues vers les boulevards^
si légères, si frémissantes, entre les horizons droits et
durs de la pierre. C'est de ce côté que descendait la
marche pressée dé madame Jenkins, se hâtant au
hasard dans un étourdissement douloureux. Quelle
ehute horriblel Riche il y a cinq minutes, entourée de
tout le respect et le confort d'une grande existence.
r
i.
LE NABAB. 451
Maintenant plus rien. Pas même un toit pour dormir,
pas même de nom. La rue.
Où aller? Que devenir?
Elle avait d'abord pensé à son fils. Mais avouer êm
faute, rougir en présence de Tenfant respectueux, pleu-
rer devant lui en s'enlevant le droit d*ètre consolée,
c*était au-dessus de ses forces... Non, il n'y avait plut
pour elle que la mort... Mourir le plus tôt possible, échap-
per à la honte par^ioe disparition complète, le dénoue-
ment fatal des situations inextricables... Mais où mou-
rir?... Gomment?... Tant de façons de s'en aller ainsil...
Et mentalement elle les évoquait toutes en marchant.
Autour d'elle la vie débordait, ce qui manque à Paris
rhiver, Tépanouissement en plein air de son luxe, de
ses élégances visibles à cette heure du jour, à cette
saison de Tannée, autour de la Madeleine et de son
marché aux fleurs, dans un espace délimité par le
parfum des œillets et des roses. Sur le large trottoir où
les toilettes s'étalaient, mêlaient leurs frôlements au
frisson des arbres rafraîchis, il y avait un peu du plaisir
de rencontre d'un salon, un air de connaissance entre
les promeneurs, des sourires, de discrets bonjours en
passant. Et tout à coup madame Jenkins, s'inquiétant
de l'altération de ses traits, de. ce qu'on pourrait
penser en la voyant courir ainsi aveugle et préoccupée,
ralentissait sa marche à la flânerie d'une simple pro*
menade, s'arrêtait à petits pas aux devantures. Les
étalages colorés, vaporeux, parlaient tous de voyages,
de campagne; traîne légère pour le sable fin des parcs,
chapeaux enroulés de gaze contre le soleil des plages,
éventails, ombrelles, aumônières. Ses yeux fixes s'atta-
ehaient à ces fanfreluches sans les voir ; mais un reflet
vague et pâli aux vitres claires lui montrait son image
ISS LE NABAB.
couchée, immobile sur un lit d*h6tel garni, le sommeil
ae plomb d*ui> soporifique dans la tète, ou là-bas, hors
des murs, déplaçant la vase de quelque bateau amarré.
Lequel valait mieux?
Elle hésitait, cherchait, comparait; puis, sa décision
prise, partait enfin rapidement avec ce mouvement
résolu de la femme qui s'arrache à regret aux tentations
savantes de Tétalage. Gomme elle s*élançait, le marquis
de Monpavon, fringant et superbe, une fieur à la bou-
tonnière, la saluait à distance de ce grand coup de
chapeau si cher à la vanité des femmes, le chic suprême
du salut dans la rue, la coiffure haut levée au-dessus de
la tète très-droite. Elle lui répondait par son gentil
bonjour de Parisienne à peine exprimé dans une imper^
ceptible inclinaison de la taille et du sourire des yeux ;
et jamais, à voir cet échange de politesses mondaines
au milieu de la fête printanière, on ne se serait douté
qu'une même pensée sinistre guidait ces deqx marcheurs
croisés par le hasard sur la route qu'ils poursuivaient
en sens inverse, tout en allant au même but.
La prédiction du valet de chambre de Mora s*était
réalisée pour le marquis : « Nous pouvons mourir,
perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comp-
tes, et ce sera terrible. » C'était terrible. A grand'peine,
l'ancien receveur général avait obtenu un délai extrême
de quinze jours pour rembourser le Trésor, comptant
comme dernière chance que Jansoulet validé, rentré
dans ses millions, lui viendrait encore une fois en aide.
La décision de l'Assemblée venait de lui enlever ce su-
prême espoir. Dès qu'il la connut, il revint au cercle
très-calme, monta dans sa chambre où Francis l'at-
tendait dans une grande impatience pour lui remettre
on papier important arriv4 dans la journée. C'était une
LE NÂ3AB. 453
notification au sieur Louis-M arie-Agénor de Monpavon
d*aYoir à comparaître le lendemain dans le cabinet du
juge d'instruction. Cela s'adressait-il au censeur de la
Caisse territoriale ou à Tancien receveur général en dé-
ficit? En tout cas, la formulé brutale de l'assignation
judiciaire employée dès Tabord, au lieu d'une convoca-
tion discrète, disait asse2 la gravité de l'affaire et les
fermes résolutions de la justice.
Devant une pareille extrémité attendue et prévue
depuis longtemps, le parti du vieux beau était pris
d*avance. Un Monpavon à la correctionnelle; un Mon-
pavon, bibliothécaire à Mazasl... Jamais... U mit en
ordre toutes ses affaires, déchira des papiers^ vida mi-
nutieusement ses poches dans lesquelles il glissa seu-
lement quelques ingrédients pris sur sa table de toilette,
tout cela avec tant de calme et de naturel que, lors-
qu'en s'en allant, il dit à Francis : <c M'en vas au bain...
Diablesse de Chambre... Poussière infecte... » le do-
mestique le crut sur parole. Le marquis ne mentait pas,
du reste. Cette émouvante et longue station debout là-
haut dans la poussière de la tribune lui avait rompu les
membres autant que deux nuits en wagon; et sa déci-
sion de mourir s'associant à l'envie de prendre un bon
bain, le vieux sybarite songeait à s'endormir dans une
baignoire comme chose... machin... ps... ps... ps... et
autres fameux personnages de l'antiquité. C'est une
justice à lui rendre, que pas un de ces stoïques n'alla
ao-devant de la mort avec plus de tranquillité que lui.
Fleuri par-dessus sa rosette d'officier d'un camélia
blanc dont le décorait en passant la jolie bouquetière
du Cercle, il remontait d'un pas léger le boulevard des
Capucines, quand la vue de madame Jenkins troubla
pendant une minute sa sérénité. Il lui avait trouvé un
j^t
A54 LE NABAB.
air de jeanesse, une flamme aux yeux, quelque chose
de si piquant, qu'il s^arréta pour la. regarder. Graade
et belle, sa longue robe de gaze noire déroulée, les
épaules serrées dans une mantille de dentelle où It
bouquet de son chapeau jetait une guirlande de feuil-
lage d'automne, elle s'éloignait, disparaissait au milieu
d'autres femmes non moins élégantes, dans une atmos^
phère embaumée; et la pensée que^ ses yeux allaient
se fermer pour toujours à ce joli spectacle qu'il
savourait en connaisseur, assombrit un peu l'ancien
beau, ralentit Télan de sa marche. Mais quelques pat
plus loin, une rencontre d'un autre genre lui rendit
tout son courage.
Quelqu'un de rftpé, dé honteux, d'ébloui par la lu-
mière, traversait le boulevard ; c'était le vieux Mares-
tang, ancien sénateur, ancien ministre, si gravement
compromis^ dans l'affaire des Tourteaux de Malte, que,
malgré son âge, ses services, le grand scandale d'un
procès pareil, il avait été condamné à deux ans de pri-
son, rayé des registres de la Légion d'honneur, où il
comptait parmi lee grands dignitaires. L'affaire déjà
ancienne, le pauvre diable, gracié d'une partie de soii
temps, venait de sortir de prison, éperdu, dérouté,
n'ayant pas même de quoi dorer sa détresse morale,
car il avait fallu rendre gorge. Debout au bord du trot-
toir, il attendait la tète basse que la chaussée encom-
brée de voitures lui laissât un passage libre, embarrassé
de cet arrêt au coin le plus hanté des boulevards, pris
entre les piétons et ce flot d'équipages découverts,
remplis de figures connues. Monpavon, passant près de
lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorant un sa-
lut et s'y dérobant à la fois. L'idée qu'il pourrait un
jour s'humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de
LE HABÀfi. 455
révolte. «Allons donc!... Est-ce quec'ôst possible?... »
Ht, redressant sa taille, le plastron élargi, il continaa
sa route, plus ferme et résolu qu'avant.
M. de Monpavon marche à la mort. Il y va par cette
longue ligne des boulevards tout en feu du côté de la
Madeleine, et dont il foule encore une fois Tasphaite
élastique, en museur, le nez levé, les mains au dos. li a
le temps, rien ne le presse, il est maître du rendez-
vous. A chaqne instant il sourit devant lui , envoie un
petit bonjour protecteur du bout des doigts ou bien le
grand coup de chapeau de tout à Theure. Tout le ra-
vit, le charme, le bruit des tonneaux d'arrosage, des
stores relevés aux portes des cafés débordant jusqu'au
milieu des trottoirs. La mort prochaine lui fait des sens
ileeonvaleseent,acce8sibles àtoutes les finesses, à toutes
les poésies cachées d'une belle' lieure d'^té sonnant en
pleine vie parisienne, d'une belle heure qui sera sa der-
nière et qu'il voudrait prolonger jusqu'à la nuit. C'est
pour cela sans d6ute qu'il dépasse le somptueux établis-
sement où il prend son bain d'habitude ; il ne s'arrête
pas non plus aux Bains Chinois'. On le eonnalt trop par
ici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ce
serait dans les cercles, dans les salons un scandale de
mauvais goût, beaucoup de bruit vilain autour de sa
mort; et le vieux raffiné, l'homme de la tenue, voudrait
s-é^argner cette honte, plonger, s'engloutir dans le
vague et l'anonymat d'un suicide, comme ces soldats
qu'au lendemain des grandes batailles, ni blessés, ni
vivants, ni morts, on porte simplement disparus. Yoilà
pourquoi il a eu soin de ne rien garder sur lui de ce
qm aurait pu le faire reconnaître, fournir un renseigne-
ment précis aux constatations policières, pourquoi il
cherche dans cet immense Paris la zone éloignée et
k
456 LE NABAB.
perdue où commencera pour lui la terrible mais ras-
surante confusion de la fosse commune. Déjà depuis
que Monpavon est en route, Taspect du boulevard m
bien changé. La foule est devenue compacte, plus ac-
tive et préoccupée, lec; maisons moins larges, sillon-
nées d'enseignes de commerce. Les portes Saint-Denis
et Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde à toute
heure le trop-plein grouillant des faubourgs, la physio-
nomie provinciale de la ville s'accentue. Le vieux beau
n'y connaît plus personne et peut se vanter d'être in-
connu de tous.
Les boutiquiers, qui le regardent curieusement, avec
son linge étalé, sa redingote fine, la cambrure de sa
taille, le pren^nent pour quelque fameux comédien exé-
cutant avant le spectacle une petite promenade hygié-
nique sur l'ancien boulevard, témoin de ses premiers
triomphes... Le vent fraîchit, le crépuscule estompe
les lointains, et tandis que la longue voie continue à
flamboyer dans ses détours déjà parcourus, elle s'as-
sombrit maintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand
son rayonnement arrive à celui qui regarde en arrière
et regrette... Il semble à Monpavon qu'il entre dans la
nuit. Il frissonne un peu, mais ne faiblit pas, et conti-
nue à marcher la tète droite et le jabot tendu.
M. de Monpavon marche à la mort. A présent, il pé-
nètre dans le dédale compliqué des rues bruyantes où
le fracas des omnibus se mêle aux mille métiers ron-
flants de la cité ouvrière, où se confond la chaleur des
fumées d'usine avec la fièvre de tout un peuple se dé-
battant contre la fkim. L'air frémit, les ruisseaux
fument, les maisons tremblent au passage des camions,
des lourds baquets se heurtant au détour des chaussées
étroites. Soudain le marpuis s'arrête; il a trouvé ce
LE NABAB. 457
qu*îl voulait. Entre la boutique noire d'un charbonnier
et rétablissement d'un emballeur dont les planches de
sapip adossées aux murailles lui causent un petit
frisson, s'ouvre une porte cochère surmontée de son
enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il
entre, traverse un petit jardin moisi où pleure un jet
d'eau dans la rocaille. Voilà bien le coin sinistre qu'il
cherchait. Qui s'avisera jamais de croire que le marquis
de Monpavon est venu se couper la gorge là?... La
maison est au bout, basse, des volets verts, une porte
vitrée, ce faux air de villa qu'elles ont toutes... Il de-
mande un bain, un fond de bain, enfile l'étroit couloir,
et pendant qu'on prépare cela, le fracas de l'eau der-
rière lui, il fume son cigare à la fenêtre, regarde le
parterre aux miagres 'lilas et le mur élevé qui le
ferme.
A côté c'est une grande coux , la cour d'une caserne
de pompiers avec un gymnase dont les montants, mâts
et portiques, vaguemenl entrevus par le haut, ont des
apparences de gibets. Un clairon sonne au sergent dans
la cour. Et voilà que cette sonnerie ramène le marquis
à trente ans en arrière, lui lappelle ses campagnes
d'Algérie, les hauts remparts de Constantine, Tarrivée
de Mora au régiment, et des duels, et des parties fines...
Ahl comme la vie commençait bien. Quel dommage
que ces sacrées cartes... Ps... ps... ps... Enfin, c'est déjà
beau d'avoir sauvé la tenue.
« Monsieur, dit le garçon, votre bain est prêt. »
A ce moment, haletante et pâle, madame Jenkins
entrait dans Tatelier d'André où l'amenait un ins-
tinct plus fort que sa volonté, le besoin d'embrasser
ion enfant avant de mourir. La porte ouverte, — il lui
S9
k
458 LE NABAB.
KYait donné une double clef, — elle eut pourtant un
soulagement de voir qu'il n'était pas rentré, qu'elle
aurait le temps de calmer son émotion augmentée
d*une longue marche inusitée à ses nonchalances ds
femme riche. Personne. Mais sur la table ce petit
mot .qu'il laissait toujours en sortant, pour que sa
mère, dont les visites devenaient de plus en plus rares
et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pût savoir
où il était, Fattendre facilement ou le rejoindre. Ces
deux êtres n'avaient cessé de s*aimer tendrement,profon-
dément, malgré les cruautés de la vie qui les obligeaient
à introduire dans leurs rapports de mère à fils les pré-
eautions, le mystère clandestin d'un autre amour.
« Je suis à ma répétition, disait aujourd'hui le petit
mot, je rentrerai vers sept heures. »
Cette attention de son enfant qu'elle n'était pas venue
voir depuis trois semaines, et qui persistait quand
même à l'attendre, fit monter aux yeux de la mère
le flot de larmes qui l'étouffait. On eût dit qu'elle
venait d'entrer dans un monde nouveau. C'était si clair,
si calme, si élevé, cette petite pièce qui gardait la
dernière lueur du jour sur son vitrage, flambait des
rayons du soleil déjà sombré, semblait comme toutes les
mansardes taillée dans un pan de ciel, avec- ses murs nus,
ornés seulement d'un grand portrait, le sien, rien que le
sien souriant à la place d'honneur, et encore là-bas
sur la table dans un cadre doré. Oui, véritablement,
l'humble petit logis, qui retenait tant de clarté quand
tout Paris devenait noir, lui faisait une impression sur-
naturelle, malgré la pauvreté de ses meubles restreints,
éparpillés dans deux pièces, sa perse commune, et sa
cheminée garnie de deux gros bouquets de jacinthes,
de ces fleurs qu'on traîne le matin dans les mes, à
A
L£ NABâB. 459*
pleines charrettes. La belle vie vaillante et digne qu'elle
aurait pu mener là près de son André I Et en une mi-
nute, avec la rapidité du rêve, elle installait son lit
dans un coin, son piaUo dans Tautre, se voyait donnant
des leçons, soignant Fintérieur où elle apportait 8»
part d'aisance et de gaieté courageuse. Gomment
n*avait-eile pas compris que là eût été son devoir, la
fierté de son veuvage? Par quel aveuglement, quelle
faiblesse indigne?...
Grande faute sans doute, mais qui aurait pu trouver
bien des atténuations dans sa nature facile et tendre, et
l'adresse, la fourberie de son complice parlant tout le
temps de mariage, lui laissant. ignorer que lui-même
n'était plus libre, et lorsqu'enfin il fut obligé d'avouer,
faisant un tel tableau de sa vie sans lumière, de son
désespoir, de son amour, que la pauvre créature en-
gagée déjà si gravement aux yeux du monde, inca'-
pable d'un de ces efforts héroïques qui vous- mettent
au-dessus des situations fausses, avait fini par céder,
par accepter cette double existence, si brillante e>t si
misérable, reposant toute sur un mensonge qui avait
duré dix ans. Dix ans d'enivrants succès et d'inquié-
tudes indicibles, dix ans où elle avait chanté avec
chaque fois la peur d'être trahie entre deux couplets,
où le moindre mot sur les ménages irréguliers la bles-
sait comme une allusion, où l'expression de sa figure
s'était amollie jusqu'à cet air d'humilité douce, de cou-
pable demandant grâce. Ensuite la certitude d'être
abandonnée lui avait gâté même ces joies d'emprunt,
fîuié son luxe; et que d'angoisses, que de soulTrances
fcilencieusement subies^ d'humiliations incessantes
jusqu'à la dernière, la plus épouvantable de toutes!
Tandis qu'elle repasse ainsi douloureusement sa
I
460 I S NABAIS.
vie dans la fraîcheur du soir et le calme de la maison
déserte, des rires sonores, un entrain de jeunesse heu-
reuse montent de Tétage au-dessous ; et se rappelant les
coniidepces d*André, sa dernière lettre où il lui annon-
çait la grande nouvelle, elle cherche à distinguer parmi
toutes ces voix limpides et neuves celle de sa fille
Élise, cette fiancée de son fils qu'elle ne connaît pas,
qu'elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, qui
achève de déshériter la mère, ajoute au désastre de
tes derniers instants, les comble de tant de 'remords
et de regrets que malgré son vouloir d'être courageuse,
elle pleure, elle pleure.
La nuit vient peu à peu. De larges taches d'ombre
plaquent les vitres inclinées où le ciel immense en pro-
fondeur se décolore, semble fuir dans de l'obscur. Les
toits se massent pour la nuit comme les soldats pour
l'attaque. Gravement, les clochers se renvoient l'heure,
pendant que les hirondelles tournoient aux environs
d'un nid caché et que le vent fait son invasion ordi-
naire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir, il
souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume,
il souffle de la rivière, comme pour rappeler à la
malheureuse femme que c'est là-bas qu'il va falloir
aller... Sous sa mantille de dentelle, oh * elle en gre-
lotte d'avance... Pourquoi est-elle venue ici reprendre
goût à la vie impossible après l'aveu qu'elle serait
forcée de faire ?... Des pas rapides ébranlent l'escalier,
la porte s'ouvre précipitamment, c'est André. II chante,
il est content, très-pressé surtout, car on l'attend pour
dîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que
l'amoureux se fasse beau. Mais, tout en frottant les
allumettes, il devine quelqu'un dans l'atelier, une
ombre remuante parmi les ombres immobiles.
y% \
LE NABAB* ^g1
«Qui est là?»
Quelque chose lui répond, comme un rire étoiifTé ou
on sanglot. Il croit que ce sont ses petites voisines, une
invention des « entants » pour s*amuser. Il s'approche.
Deux mains, deux bras, le serrent, Tenlacent.
€< G*estmoi... »
Et d*une voix fiévreuse, qui se hâte pour s'assurer,
elle lui raconte qu'elle part pour un voyagé assez long
et qu'avant de partir...
« Un voyage... Et où donc vas-tu?
— Ohl je ne sais pas... Nous allons là-bas, très-loin
pour des affaires qu'il a dans son pays.
-— Gomment I tu ne seras pas là, pour ma pièce?..
C'est dans trois jours... Et puis, tout de suite après, le
mariage... Voyons, il ne peut pas t'empècber d assister
à mon mariage. »
Elle s'excuse, imagine des raisons, mais ses mains
brûlantes dans celles de son fils, sa voix toute changée,
font comprendre à André qu'elle ne dit pas la vérité. II
veut allumer, elle l'en empêche :
a Non, non, c'est inutile. On est mieux ainsi... D'ail-
ieors, j'ai tant de préparatifs encore; il faut que je m'en
aille. »
Us sont debout tous deux, prêts pour la séparation;
mais André ne la laissera pas partir sans lui faire avouer
ce qu'elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage
où les yeux, — est-ce un eflet du crépuscule? — reluisent
d'un éclat farouche.
« Rien... non, rien; je t'assure... Seulement l'idée de
ne pouvoir prendre ma part de tes bonheurs, de tes
triomphes... Enfin, tu sais que je t'aime, tu ne doutes
pas de ta mère, n'est-ce pas? Je ne suis jamais restée un
jour sans penser à toi... Fais-en autant, garde-moi ton
39.
i
"^■ip«
un LE NABAB.
cœur... Et maintenant embrasse-moi que je m*en aiHe
yite... J'ai trop tardé. »
Dne minute encore, elle n'aurait plus la force de ee
qu'il lui reste à accomplir. Elle s'élance.
« Eh bien, non, tu ne sortiras pas... Jesen» qti'il m
passe dans ta vie quelque chose d'extraordinaire que tu
ne veux pas dire... Tuas un grand chagrin, je suis i^.
Cet homme t'aura fait quelque infamie...
— Non, non... Laisse-moi aller... laisse^moi all^. »
Mais il la retient au conjtraire, il la retient forte-
ment.
« Voyons, qu'est-ce qu'il y a?... Dis... dis... #
Puis tout bas, à l'oreille, la parole tendre, appuyée
et sourde comme un baiser :
« Il t'a quittée, n'est-ce pas? »
La malheureuse tressaille, se débat.
« Ne me demande rien... je ne veux rien dira...
adieu. »
Et lui, la pressant contre son cœur :
« Que pourrais-tu me dire que je ne sache déjà,
pauvre mère?... Tu n'as donc pas compris pourquoi je
suis parti, il y a six mois...
— Tu sais?...
— Tout... Et ce qui t'arrive aujourd'hui, roilà long-
temps que je le pressens, que je le souhaite...
■^ Oh 1 malheureuse, malheureuse, pourquoi suis-jé
venue?
— Parce que c'est ta place, parce que tu me dois dix
ans de ma mère... Tu vois bien qu'il faut que jeta
garde. »
Il lui dit cela à genoux devant le divan où elle s'est
laissée tomber dans un débordement de larmes et les
derniers cris douloureux de son orgueil blesré. Long^
^ 'i\
LB NABAB. 46»^
temps elle pleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et roîci
que les Joyeuse, inquiets de ne ps» voir André des*-
cendre^ montent le chercher en troupe. C'est une inya^
sion de visages ingénus, de gaietés limpides, boudet^
flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe
rayonne la grosse lampe, la bonne vieille lampe au
vaste abat>-jour, que M* Joyeuse porte soienneliement,
aussi haut, aussi droit qu'il peut avec un geste de cané^
phore. Ils s'arrêtent interdits devant cette dame pâle et
triste qui regarde, très-émue, toute cette grâce sou-
riante, surtout Élise un peu en arrière des autres et que
son attitude gênée dans cette indiscrète visite désigne
comme la fiancée.
« Élise, embrassez notre mère et remerciez-la. Bile
vient demeurer avec ses enfants. »
La voilà serrée dans tous ces bras caressants, contre
quatre petits cœurs féminins à qui manque depuis long-
temps l'appui de la mère, la voilà introduite et si dou-
cement sous le cercle lumineux de la lampe familiale,
un peu élargi pour qu'elle puisse y prendre sa place,
sécher ses yeux, réchauffer, éclairer son esprit à cette
flamme robuste qui monte sans un vacillement, même
dans ce petit atelier d'artiste près des toits, où souf-
flaient si fort tout à l'heure des tempêtes sinistres qu'il
faut oublier.
Celui qui râle là-bas, effondré dans sa baignoire san-
glante, ne l'a jamais connue, cette flamme sacrée.
Égoïste et dur, il a jusqu'à la fin vécu pour la montre,
gonflant son plastron tout en surface d'une enflure de
vanité. Encore cette vanité était ce qu'il y avait de meil-
leur en lui. C'est elle qui l'a tenu crâne et debout si
longtemps, elle qui lui serre les dents sur les hoquets
de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d'eau tris-
464 LE NABAB.
tement 8*égoutte. Le clairon des pompiers sonne le
couvre-fca... c< Allez donc voir au 7» dit la maîtresse,
il n*en finit plus avec son bain. » Le garçon monte et
ponsse un cri d*efrroi,de stupeur : « Ohl Madame,ilest
mort... mais ce n*est plus le même... » On accourt, et
personne, en effet, ne veut reconnaître le beau gentil-
homme qui est entré tout à Theure, dans cette espèce
de poupée macabre, la tète pendant au bord de la bai-
gnoire, un teint où le lard étalé se mêle au sang qui le
délaie, tous les membres jetés dans une lassitude su-
prême du rôle joué jusqu'au bout,jusqu*à tuer le comé-
dien. Deux coups de rasoir en travers du magnifique
plastron inûexible, et toute sa majesté factice s*est dé-
gonflée, s'est résolue dans cette horreur sans nom, ce
tas de boue, de sang, de chairs maquillées et cadavé-
riques où git méconnaissable Thomme de la tenue, le
marquis Louis-Marie-Agénor de Monpavon.
XXIII
«ÉimO'RES D'UN QARÇON DE BUREAU. — DERNIERS FEUILLETS.
Je consigne ici, à la hâte et d'une plume bien agitée,
les événements effroyables dont je suis le jouet depuis
quelques jours. Cette fois, c'en est fait de la Territoriale
et de tous mes songes ambitieux... Protêts, saisies, des-
centes de la police, tous nos livres chez le juge d'in*
structîon, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-
llTéry à Mazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma
tête s'égare au milieu de ces catastrophes... Et dire que,
si j'avais suivi les averti^ements de la sage raison, je
serais depuis six mois bien tranquille à Montbars en train
de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que devoir
les grappes s'arrondir et se dorer au bon soleil bour-
guignon, et de ramasser sur les ceps, après l'ondée, ces
petits escargots gris excellents en fricassée. Avec le
fruit de mes économies, je me serais fait bâtir au bout
du clos, sur la hauteur, à un endroit que je vois d'ici,
un belvédère en pierres sèches comme celui de M. Ghaï-
mette, si commode pour les siestes d'après-midi, pen-
dant que les cailles chantent tout autour dans le vigno-
ble. Mais non. Sans cesse égaré par des illusions déce-
vantes, j'ai voulu m'enrichir, spéculer, tenter les grands
LE MABAB.
le , enchaîner ma f»>rlane au char des
ju Jour; et maintenant me voilà reTena
< pages de mon histoire, garçon de ba-
ttoir en déroute, chargé de répondre i
:éanciers, d'actionnaires ivres de fureur,
nés cheveux blancs des pires outrages,
'endre responsable de la ruine du Nabab
gouverneur.Commesi jen'étais pas moi
nt frappé avec mes quatre ans d'arriéré
oreune fois, etmes sept mille francsd'a-
que javais confié à ce scélérat de Paga-
Vecchio.
écrit que je viderais la coupe de» humi-
léboires jusqu'à la lie. Ne m'ont-ils pas
devant le juge d'instruction, moi Paa-
Eippariteur de Faculté, trente ans ds
, le ruban d'oflicier d'Académie... Oh!
[lis va montant cet escalier du Palais
grand, si large, sans rampe pour se
iti ma télé qui tournait et mes jambes
B moi. C'est là que j'ai pu réfléchir,
:e8 salles noires d'avocats et de juges,
mdes portos vertes derrière lesquelles
ige imposant des audiences ; et là-haut,
ir des juges d'instruction, pendant mon
lieure sur nn banc où j'avais de la ver-
qui me grimpait aus jambes, tandis que
s de bandits, filous, filles en bonnet de
auser et rire avec des gardes de Paris,
le fusil, retentir dans les couloirs, et le
d des voitures cellulaires. J'ù compris
des combinazione, et qu'il ne faisait pas
I moquer de M. Gogo.
.-l\
LE NABAB. Ml
CSe qui me rassurait pourtant, c'est que, n'ayant
jamaifl pris part aux délibérations de la Territoriale, je
ne suis pour rien dans las trafics» et les tripotagnes. Mcdi
explicpez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en. face
de cet homme en calotte de velours, qui me regaràait
4e l'autre côté de la table avec ses petite yeux k cro-
ebetSy je me suis senti tellement pénétré, fouillé, re-
toomé jusqu'au fin fond des fonds, que malgré mon
Innocenee^ eh bieni j'avais envie d'avouer. Avouer,
quoi? je n'en sais rien. Mais c'est l'effet que cause la
justice. Ce diable d'homme resta bien cinq minutes
entières i me fixer sans parler^ tout en feuilletant un
cahier surchargé d'une grosse écriture qui ne m'était
^fB» inconnue, et brusquement U m» (tit, sur un ton à la
lois narquois et sévère :
« Kh bien! monsieur Passajou... ¥ a«-t-il longtemps
que nous n'avons fût le coup du camionneur? »
Le souvenir de certain petit méfait, dont j'avds pris
ma part en des jours de détresse, était déjà si loin de
moi, que je ne comprenais pas d'abord; mais quelques
mots du juge me prouvèrent combien il était au courant
de l'histoire de notre banque. Cet homme terrible sa-
vait tout, jusqu'aux moindres détails, jusqu'aux choses
les plus secrètes.
Qui donc avait pu si bien l'informer?
Avec cela, très^bref, très-sec, et quand je voulais es-
sayer d'éclairer la justice de quelques observations sa-
gaces, une certaine façon insolente de me dire : « Ne
faites pas de phrases, » d'autant plus blessante à en«
tendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur,
que nous n'étions pas seuls danoi son cabinet. Un gref-
fier assis près de moi écrivait ma déposition, et der-
fière, j'entendais le bruit de gros féoiUets qu'on rc-
468 LE NABAB.
tournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions
sur le Nabab, Tépoque à laquelle il avait fait ses vei^
sements, Tendroit où nous tenions nos livi-es, et tout
à coup, s'adressant à la persoDoe que je ne voyais
pas :
« Montrex-nous le livre de caisse, monsieur l*expert. »
Un petit homme en cravate blanche apporta le grand
registre sur la table. C'était M. Joyeuse, Tancien caissier
d'Hemerllngue et fils. Mais je n*eus pas le temps de lui
présenter mon hommage.
« Qui a fait ça? me demanda le juge en ouvrant le
grand-livre à Tendroit d'une page arrachée. ., Ne mentez
pas, voyons. »
Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant
jamais des écritures. Pourtant je crus devoir signaler
M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent
le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout seul pen-
dant des heures à la comptabilité. Là-dessus, le petit
père Joyeuse s*est fâché tout rouge :
(c On vous dit là une absurdité, monsieur le juge
d'instruction... M. de Géry est le jeune homme dont je
vous ai parlé... 11 venait à la Territoriale en simple sur-
veillant et portait trop d'intérêt à ce pauvre M. Jansoulet
pour faire disparaître les reçus de ses versements, la
preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté... On
reste, M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en
route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes
les explications nécessaires. »
Je sentis que mon zèle allait me compromettre.
« Prenez garde, Passajon, me dit le juge très-sévèr»-
ment... Vous n'êtes ici que comme témoin ; mais si vous
essayez d'égarer l'instruction, vons pourriez bien y re-
venir en prévenu... (U avait vraiment l'air de le désirer»
LE NABAB. 46»
se monstie d'homme !,..) Allons, cherchez, qui adéchhré
cette page? »
Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques
jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m*avait
fait apporter les livres à son domicile, où ils étaient
restés jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma
déclaration, après quoi le juge me congédia d*un i^igne,
en m*avertissant d*avoir à me tenir à sa disposition.
Puis, sur la porte, il me rappela :
« Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n*en
ai plus besoin. »
n me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m*in-
terrogeant; et qu'on juge de ma confusion, quand
j'aperçus sur la couverture le mot « Mémoires » écrit
de ma plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même
des armes à la justice, des renseignements précieux que
la précipitation de notre catastrophe m'avait empêché
de soustraire à la rafle policière exécutée dans nos
bureaux.
Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut
de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses ; puis,
réflexion faite, après m'être assuré qu'il n'y avait dans
ces Mémoires rien de compromettant pour moi, au lieu
de les détruire, je me suis décidé à les continuer, avec
la certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre. Il ne
manque pas à Paris de faiseurs de romans sans imagi-
nation, qui ne savent mettre que des histoires vraies
dans leurs livres, et qui né seront pas lâchés de
m'acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera
ma façon de me venger de cette société de haute flibuste
où je me suis trouvé mêlé pour ma honte et pour mon
malheur.
Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs. Rien à
«0
ATO LB NABAB.
faire an bureaa, complètement désert depuis les iiiT6t-
hgations de la justice, que d^empiler des assignations
de toutes couleurs. J^ai repris les écritures de la cuifii-
nière dusecond, mademoiselle Séraphine, dont j*accepto
en retour quelques petites provisions que je conserva
dans le coffre-fort revenu à remploi de garde-manger.
La femme du gouverneur est aussi très-bonno pour moi
et bourre mes poches à chaque fois que je vais la voir
dans son grand appartement de la Ghaussée^'Antin.
De ce c6té, rien n'est changé. Même luxe, même
confort ; en plus un petit bébé de trois mois, le septième»,
et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait
merveille aux promenades du bois de Boulogne. U faut
croire qu'une fois lancés sur les rails de la fortune, les
gens ont besoin d'un certain temps pour ralentir leur
vitesse ou s'arrêter tout à fait. D'ailleurs, ce bandit de
Paganetti, en prévision d'un accident, avait tout mis
mu nom de sa femme. C'est peut-être pourquoi cette
charabias d'Italienne lui a. voué une admiration que
rien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache; mais
elle reste convaincue que çon mari est un petit saint
Jean d'innocence, victime de sa bonté, de sa crédulité.
II faut l'entendre : « Vous le connaissez, vous, mous-
siou Passajon. Vous savez s'il est escroupouleux... Ma^
aussi vrai qu'il y a oun Dieu, si mon mari avait commis
des malhonnêtetés comme on l'accuse, moi-même^
vous m'entendez, moi-même, j'y aurais mis oune sco-
pette dans les mains et j'y aurais dit : « Tel Tchécce-
fais-toi peter la têtel... » Et à la façon dont elle ouvre
son petit nez retroussé, ses yeux noirs et ronds comme
deux boules de jais, on sent bien que cette petite Corse
de rile-Rousse l'aurait fait ainsi qu'elle le dit. Faut-il '
qu'il Suit adroit tout de même, ce damné gouverneur^
LE NABAB. 471
pour duper jusqu'à sa femme, jouer la comédie chez
lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu'ils
sont!
En attendant, tout ce monde-là fricote de bons
dîners, Bois-rHéry à Mazas se fait porter à manger
du café Anglais, et Fonde Passajon en est réduit à vivre
de ratas ramassés dans les cuisines. Enfin ne nous
plaignons pas trop. Il 7 en a encore de plus malheu-
reux que noiis, à preuve M. Francis que j'ai vu entrer
ce matin à la Territoriale, maigre, pâli, du linge désho-
norant, des manchettes fripées qu'il étire encore par
habitude.
J'étais justement en train de foire griller un bon
morceau de lard devant la cheminée de la salle du
conseil, mon couvert mis sur un coin de table en mar-
queterie, avec un journal étendu pour ne pas salir.
J'invitai le valet de chambre de Monpavon à partager
ma frugale collation ; mais, pour avoir servi un mar-
quis, celui-là se figure faire partie de la noblesse, et U
m'a remercié d'un air digne qui donnait à rire en
voyant ses joues creusées. Il commença par me dire
qu'il était toujours sans nouvelles de son maître, qu'on
l'avait renvoyé du cercle de la rue Royale, tous les
papiers sous scellés et des tas de créanciers en pluie de
sauterelles sur la mince défroque du marquis. « De
sorte que je me trouve un peu à court, » ajoutait
H. Francis. G'est-à-dire qu'il n'avait plus un radis en
poche, qu'il couchait depuis deux jours sur les bancs
du boulevard, réveillé à chaque instant par les sergents
de ^Wlle, obligé de se lever, de faire l'homme en ribote,
pour regagner un autre abri. Quant à ce qui est de
manger, je crois bien que cela ne lui était pas arrivé
de longtemps, car il regardait la nourriture avec des
479 LE NABAB.
yeux affamés qui faisaient peine, et lorsque j'eus mit
de force devant lui une grillade de lard et un verre de
vin, il tomba dessus comme un loup. Tout de suite le
sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorant il se
mit à bavarder, à bavarder...
— Vous savez, père Passajon, me dit-il entre deux
bouchées, je sais où il est... je Tai vu...
n clignait de ToBil malignement. Moi, je le regar-
dais, très-étonné.
— Qui donc ça avez-vous vu, monsieur Francis?
— Le marquis, mon mattre... là-bas, dans la petite
maison blanche, derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas ■
la Morgue, parce que c'est un trop vilain mot). J*étais
bien sûr que je le trouverais là. J*y suis allé tout droit,
le lendemain. Il y était. Oh! mais bien caché, je vous
réponds. Il fallait son valet de chambre pour le recon-
naître. Les cheveux tout gris, les dents absentes, et ses
vraies rides, ses soixante-cinq ans qu'il arrangeait si
bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet qui
dégoulinait dessus, j'ai cru le voir devant sa table de
toilette.
— Et vous n'avez rien dit ?
— Non. Je savais ses intentions à ce sujet, depuis
longtemps... Je l'ai laissé s'en aller discrètement, à
l'anglaise, comme il voulait. C'est égall il aurait bien
dû me donner un morceau de pain avant de partir,
moi qui l'ai servi pendant vingt ans.
Et tout à coup, frappant de son poing sur la table,
avec rage :
— Quand je pense que, si j'avais voulu, j'aurais pu,
au lieu d'aller chez Monpavon, entrer chez Mora,
avoir la place de Louis... Est-il veinard, celui-là!
En a-t-il rousti des rouleaux de mille à la mort de
LE NABAB. 473
son dttcl... Et la défroque^ des chemises par cen-
taines,'une robe de chambre en renard bleu qui valait
plus de vingt mille francs.*. C'est comme ce Noël,
c'est lui qui a dû faire un sac ! En se pressant, par-
bleu, car il savait que ça finirait t6t. Maintenant,
plus moyen de gratter, place Vendôme. Un vieux gen-
darme de mère qui jnène tout. On vend Saint-Romans,
on vend les tableaux. La moitié de Thôtel en location.
' C'est la débâcle. »
J'avoue que je ne pus m'empècher de montrer ma
satisfaction ; car enfin ce misérable Jansoulet est cause
de tous nos malheurs. Un homme qui se vantait d'être
si riche, qui le disait partout. Le public s'amorçait là-*
dessus, comme le poisson qui voit luire des écailles
dans une nasse... Il a perdu des millions, je veux bien;
mais pourquoi laissait-il croire qu'il en avait d'autres?...
Ils ont arrêté Bois-l'Héry ; c'est lui qu'il fallait arrêter
plutôt... Ahl si nous avions eu un autre expert, je
suis sûr que ce serait déjà fait... Du reste, comme je
le disais à Francis, il n'y a qu'à voir ce parvenu de
Jansoulet pour se rendre compte de ce qu'il vaut. Quelle
tète de bandit orgueilleux I
— Et si commun, ajouta l'ancien valet de chambre.
— Pas la moindre moralité.
— Un manque absolu de tenue... Enfin, le voilà à la
mer, et puis Jenkins aussi, et bien d'autres avec eux.
— Comment I le docteur aussi?... Ah I tant pis... Un
homme si poli, si aimable...
— Oui, encore un qu'on déménage... Chevaux, voi-
tures, mobilier... C'est plein d'affiches dans la cour de
l'hôtel, qui sonne le vide comme si la morty avait passé. ..
Le château de Nanterre est mis en vente. Il restait une
demi-douzaine de « petits Bethléem » qu'on a emballés
40.
174 LE NABAB.
dans un fiacre... G*est la débâcle, je voas dis, père
Passa] on, une débâcle dont nous ne verrons peut-être
pas la &n, vieux tous deux comme nous sommes, mais
qui sera complète... Tout est pourri ; il faut que .tout
crève I »
U était sinistre à voir ce vieux larbin de TEmpire,
maigre, échiné, couvert de boue, et criant comme Jè-
rémie : « C'est la débâcle I » avec une bouche saut
dents, toute noire et large ouverte. J'avais peur et
honte devant lui, grand désir de le voir dehors; et
dans moi-même je pensais : « 0 M. Ghalmette... 6 naa
petite vigne de Montbars ...»
Même date, — Grande nouvelle. Madame Paganetti
est venue cette après-midi m*apporter mystérieusement
une lettre du gouverneur. U est à Londres, en train
d'installer une magnifique affaire. Bureaux splendides
dans le plus beau quartier de la ville ; commandite su-
perbe. Il m'offre de venir le rejoindre, « heureux, dit-il,
de réparer ainsi le dommage qui m'a été fait. » J'aurai
le double de mes appointements â la Territoriale ^ logé,
chauffé, cinq actions du nouveau comptoir, et rembour-
sement intégral de mon arriéré. Une petite avance à
faire seulement, pour l'argent du voyage et qiielques
dettes criardes dans le quartier. Vive la joiel ma for-
tune est assurée. J'écris au notaire de Montbars de
prendre hypothèque sur ma vigne...
txiv
â lOROlOHERA
Gomme Favait dit M. Joyeuse chez le juge dlnstrue-i
lion, Paul de Géry retenait de Tunis après trois se-
maines d'absence. Trois interminables semaines passées
à se débattre au milieu d'intrigues , de trames ourdies
sournoisement par la haine puissante des Hemerlingue,
à errer de salle en salle, de ministère en ministère, à
travers cette immense résidence du Bardo qui réunit
dans la même enceinte farouche hérissée de couleu-
vrines tous les services de TÉtat, placés sous la surveil-
lance du maître comme ses écuries et son harem. Dès
son arrivée là-bas, Paul avait appris que la chambre dé
justice commençait à instruire secrètement le procès de
Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance; et les
comptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine,
les scellés apposés sur ses coffres, ses navires solide-
ment amarrés à la Goulette, une garde de ehaouchs au*
tour de ses palais annonçaient déjà une sorte de mort
civile, de succession ouverte dont il ne resterait plus
bientôt qu'à se partager les dépouilles.
Pas un défenseur, pas un ami dans cette mente vo-
race; la colonie franque elle-même paraissait satis-
479 LE NABAB.
faite de la chute d'un courtisan qui avait si longtemps
obstrué en les occupant tous les chemins de la faveur.
Essayer d'arracher au bey cette proie, à moins d'un
triomphe éclatant devant l'Assemblée, il n'y fallait pas
songer. Tout ce que de Géry pouvait espérer, c'était de
sauver quelques épaves, ec encore en se hâtant^ car il
s'attendait un jour oli l'autre à apprendre l'échec com-
plet de son ami.
11 se mit donc en campagne, précipita ses démar-
ches avec une activité que rien ne découragea, ni le pa-
telinage oriental, cette politesse rafSnée et doucereuse
sous laquelle se dissimulent la férocité, la dissolution
des mœurs, ni les sourires béatement indifférents, ni
ces airs penchés, ces bras en croix invoquant le fata-
lisme divin quand le mensonge humain fait défaut. Le
sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui se
condensaient toutes les exubérances de ses compa-
triotes, le servit au moins autant que sa connaissance
parfaite de la loi française dont le Gode de Tunis n'est
que la copie défigurée.
A force de souplesse, de circonspection, et malgré
les intrigues d'Hemerlingue fils, très-influent au Bardo,
il parvint à faire distraire de la confiscation l'argent
prêté par le Nabab quelques mois auparavant et à ar-
racher dix millions sur quinze à la rapacité de Moham-
med. Le matin même du jour où cette somme devait
lui être comptée, il recevait de Paris une dépèche lui
annonçant Tinvalidation. Il courut tout de suite au pa-
lais, pressé d'y arriver avant la nouvelle; et au retour,
ses dix millions de traites sur Marseille bien serrés
dans son portefeuille, il croisa sur la route de la rési-
dence le carrosse d'Hemerîingue fils avec ses trois
mules lancées à fond de train. La tète du hibou maigre
LE NABAB. ^477
rayonnait. De Géry comprenant que, s*îl restaî|t seule-
ment quelques heures de plus à Tunis, ses traites cou-
raient grand risque d*ètre confisquées, alla retenir sa
place sur un paquebot italien qui pariait le lendemain
pour Gènes, passa la nuit à bord, et ne fut tranquille
que lorsqu'il vit fuir derrière lui la blanche Tunis éta-
gée au fond de son golfe et les rochers du cap Garthage.
En entrant dans le port de Gènes, 1^ vapeur, en train
de se ranger au quai, passa près d*un grand yacht où
flottait le pavillon tunisien parmi des petits étendards
de parade. De Géry ressentit une vive émotion, crut un
instant qu'on envoyait à sa poursuite, et qu'il allait
peut-être en débarquant avoir des démêlés avec la po*
lice italienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non,
le yacht se balançait tranquille à Tancre, ses matelots
occupés à nettoyer le pont et à repeindre la sirène
rouge de l'avant, comme si l'on attendait quelque per-
sonnage d'importance. Paul n'eut pas la curiosité de sa-
voir quel était ce personnage, ne fît que traverser la ville
de marbre et revint par la voie ferrée qui va de Gènes
à Marseille en suivant la côte, route merveilleuse où
Ton passe du noir des tunnels à l'éblouissement de
la mer bleue, mais que son étroitesse expose à bien des
accidents.
A Savone, le train arrêté, on annonça aux voyageurs
qu'ils ne pouvaient aller plus loin, un de ces petits
ponts jetés sur les torrents qui descendent de la mon-
tagne dans la mer s'étant rompu pendant la nuit. Il
fallait attendre l'ingénieur, les ouvriers avertis par le
télégraphe, rester là peut-être une demi-journée. C'é-
tait le matin. La ville italienne s'éveillait dans une dei
ces aubes voilées qui annoncent la grande chaleur du
jour. Pendant que les voyageurs dispersés se réfugiaient
478 LE NABAB.
dans les hôtels, s'installaient dans des cafés, que d'au-
tres couraient la ville, de Géry, désolé du retard, cher-
chait un moyen de ne pas perdre encore cette dizaiae
d'heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, à qui l'argent
qu'il appoiitait allait peut-être sauver Thonneur et la
vie, à sa chère Aline, à celle dont le souvenir ne l'avait
pas quitté un seul jour pendant son voyage, pas plus
que le portrait qu'elle lui avait donné. Il eut alors l'idée
de louer un de ces calestno attelés à quatre, qui font le
trajet de Gènes à Nice, tout le long de la Corniche ita-
lienne, voyage adorable que se payent souvent les étran-
gers, les amoureux ou les joueurs heureux de Monaco. Le
cocher garantissait d'être à Nice de bonne heure ; mais
n'arrivàt-on guère plus vite qu'en attendant le train^
l'impatience du voyageur éprouvait le soulagement de
ne pas piétiner sur place, de sentir à chaque tour dm
roue décroître l'espace qui le séparait de son désir.
Oh! par un beau matin de juin, à l'âge de notre ami
Pau], le cœur plein d'amour comme il l'avait, brûler à
quatre chevaux la route blanche de la Corniche, c'est
une ivresse de voyage incomparable. A gauche, à cent
pieds d'abîme, la mer mouchetée d'écume des anses
rondes du rivage à ces lointains de vapeur, oii se con-
fondent le bleu des vagues et celui du ciel ; voiles rouges
ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques et dé-
ployées, fines silhouettes de steamers avec un peu de
fumée à l'arrière comme un adieu, et sur des plages
aperçues au détour, des pêcheurs, pas plus gros que
des merles de roche, dans leur barque amarrée, qui
semble un nid. Puis la route s'abaisse, suit une pente
rapide, tout le long de rochers, de promont(Hres presque
à pic. Le vent frais des vagues arrive là, se mêle aux
Aille grelots de l'attelage, tandis qu'à droite, sur le flâne
j
LE NABAB. 479^
de la montagne, les pins s'étagent, les chênes verts, aux
capricieuses racines, sortant du sol aride, et des olivier»
en culture8ur]eursterrasses,jusqn*àunlarge ravin blanc
et caillouteux, bordédeverduresqnirappellentle passage
des eaux, un torrent desséché que remonteat des mu-
lets chargés, le sabot solide parmi les pierres en, galet»
cù se penche \xne laveuse près d*une mare microsco-
pique, quelques gouttes restées de la grande inondation
d*hiver. De temps en temps, on traverse la rue d*!m
village ou plutôt d*une petite ville rouillée par trop de
soleil, d'une ancienneté historique, les maisons étroite-
ment serrées et rejointes par des arcades sombres, un
lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec de»
échappées de jour supérieur, des ouvertures de mine»
laissant apercevoir des nichées d*enfants frisés en
auréole, des corbeilles de fruits éclatants, une femme
descendant le pavé raboteux, sa cruche sur la tète ou
la quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, le pa-
pillotement bleu des vagues, et l'immensité retrouvée.,.
Mais, à mesure que la journée s'avançait, le soleil ,^
montant dans le ciel, éparpillait sur la mer, sortie de
ses brumes, lourde, stupéfaite, immobile avec des trans-
parences de quartz, des milliers de rayons tombant
dans l'eau, comme des piqûres de flèches, une réverbé-
ration éblouissante, doublée par la blancheur des roches
et du sol, par un véritable sirocco d'Afrique qui sou-
levait la poussière en spirale sur le passage de la voi-
ture. On arrivait aux sites les plus chauds, les plus
abrités de la Corniche, véritable température exotique,
plantant en pleine terre les dattiers, les cactus, Taloès
et ses hauts candélabres. En voyant ces troncs élancés,
cette végétation fantastique, découper l'air chauffé à
blanc, en sentant la poussière aveuglante craquer sous
éBO LE NABAB.
les roues comme une neige, de Géry, les yeux à demi-
clos, halluciné par ce midi de plomb, croyait faire
encore une fois cette fatigante route de Tunis au
Bardo, tant parcourue dans un singulier pèle-mèle
de carrosses levantins, à livrées éclatantes, de meahris
au long cou, à la babine pendante, de mulets ca-
paraçonnés, de bourriquets, d^Arabes en guenilles,
de nègres à moitié nus, de fonctionnaires en grand
costume, avec leur escorte d*honneur. Allait-il donc
retrouver là-bas, où la route côtoie des jardins de
palmiers, Tarchitecture bizarre et colossale db palais du
bey, ses grillages de fenêtres aux mailles serrées, ses
portes de marbre, ses moucharabies en bois découpé,
peints de couleurs vives ?.. . Ce n'était pas le Bardo, mais
le joli pays de Bordighera, divisé comme tous ceux du
littoral en deux parties, la Marine s'étaiant en rivage,
et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt de
palmes immobiles, élancées de tige et la cime retom-
bante, véritables fusées de verdure, rayant le bleu de
leurs mille fentes régulières.
La chaleur insoutenable, les chevaux à bout de forces,
contraignirent le voyageur à s'arrêter pour une couple
d'heures dans un de ces grands hôtels qui bordent la
route et mettent dès novembre, dans ce petit bourg
merveilleusement abrité, la vie luxueuse, l'animation
cosmopolite d'une aristocratique station hivernale. Mais»
à cette époque de l'année , il n'y avait à la Marme de
Bordighera que des pêcheurs invisibles à cette heure.
Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leurs stores
et leurs jalousies étendus. On fit traverser à l'arrivant
de longs couloirs frais et silencieux, jusqu'à un grand
salon tourné au nord qui devait faire paHie d'un de cas
appartements com plets qu'on loue pour la saison et dont
LE NABAB. 481
lei portes légères communiquent avec d'autres cham-
bres. Des rideaux blancs, un tapis, ce demi-confortable
exigé par les Anglais, même en voyage, et en face des
fenêtres que Thôtelier ouvrit toutes grandes pour amor-
cer ce passant, l'engager à une halte plus sérieuse, la
vue splendide de la montagne. Un calme étonnant ré-
gnait dans cette grande auberge déserte, sans maître
d*h6tel, ni cuisinier; ni chasseurs, — tout le service
n'arrivant qu'aux premiers froids, — et livrée pour les
soins domestiques à un gàte-sauce du pays, expert aux
êtoffatOy aux risotto^ et à deux valets d'écurie mettant
pour l'heure des repas l'habit, la cravate blanche et les
escarpins de l'office. Heureusement de Géry ne devait
rester là que le temps de respirer une heure ou deux,
d'enlever de ses yeux cette réverbération d'argent mat»
de sa tète alourdie le casque à jugulaire douloureuse
que le soleil y avait mis.
Du divan où il s'étendit, le paysage admirable, ter-
rasses d'oliviers légers et frissonnants, bois d'orangers
plus sombres auxleuilles mouillées de luisants mobiles,
semblait descendre jusqu'à sa fenêtre par étages de
verdures diverses où des villas dispersées éclataient en
blancheur, parmi lesquelles celle de Maurice Trott le
banquier, reconnaissable aux riches caprices de son ar-
chitecture^ et à la hauteur de ses palmiers. L'habitation
du Levantin, dont les jardins venaient jusque sous les
croisées de l'hôtel, abritait depuis quelques mois une
célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mourait
de la poitrine et devait à cette hospitalité princière un
prolongement d'existence. Ce voisinage d'un agonisant
célèbre, dont l'hôtelier était très-fier, et qu'il aurait
mis volontiers sur sa note, ce nom de Bréhat que de
Géry avait entendu si souvent prononcer avec admira-
41
488 LE NABAB.
tion dans l*atelier de Félicia Ruys, ramenèrent sa pen-
sée vers le beau visage aux lignes pures entrevu pour la
dernière fois au Bois de Boulogne^ penché sur Tépaole
de Mora. Qu*était«elle devenue, la malheureuse fiMe,
quand cet appui lui avait mslnqoé? Cette leçon lui servi-
rait-elle dans ravenk*? Et par une étrange coïnoîdeBce,
pendant qu*il songeait ainsi à Félicia, en face de lui, mxt
les pentes du jardin voisin, un grand lévrier blanc tra-
versait en gambadant une allée d^arbres verts. On eût
dit tout à fait Kadour; mêmes poils ras, même gu^ile
rose, féroce et fine. Paul, devant sa fenêtre ouverte, fut
assailli en un moment par toutes sortes de visions
tristes ou charmantes» Peut-être, la nature splendide
qu'il avait sous les yeux, cette haute montagne où ccm-
rait une ombre bleue attardée d'ans tous les piis du
terrain aîdait-^elle au vagabondage de sa pensée. Sous
les orangers, les citronniers, alignés pour la culture,
chargés de fruits d'or, s'étendaient d'immenses champs
de violettes, en plants réguliers et serrés, traversés de
petits canaux d'irrigation, dont la pierre blanche cou-
pait les verdures exubérantes.
Une odeur exquise montait, de violettes pétries dans
du soleil, chaude essence de boudoir, énervante, affai-
blissante, qui évoquait pour de Géry des visions fémi-
nines, Aline, Félicia, glissant à travers la féerie du
paysage, dans cette atmosphère bleutée, ce jour élyséen
qu'on eût dit le parfum devenu visible de tant de fleurs
épanouies... Un bruit de portes lui fit rouvrir les yeux...
Quelqu'un venait d'entrer dans la pièce à côté. Il en-
lendit le frôlement d'une robe sur la mince cloison, un
feuillet retourné dans un livre qu'on devait lire sans
grand intérêt; car un long soupir modulé en bâillement
le fit tressaillir. Dormait-il. rèvait-il encore? Ne ve-
-* —
LE NABAB. ' 483
nait-i] pas dVntendre le cri du <r chacal dan» le désert, n
si bien en: harmonie avec la température brûlante et
lourde du dehors... Non. Plus rien... Il 8*endormit de
QOttTeau ; et cette fois, toutes les images confuses qui le
pcmrsuivaient se fixèrent en un rèxe « un bien beau
rêve...
Il faisait avec Aline son voyage de noce. Une mariée
délicieuse. Prunelles claires, pleines d'amour et de foi^
qui ne connaissaient que lui, > ne regardaient que lui.,
Dans ce même salon d'hôtel, de Tautre côté du guéri-
don, la jolie fille était assise en blanc déshabillé du
matin qui sentait bon la violette et les dentelles fines de
la corbeille. Ils déjeunaient. Un de ces déjeuners de
voyage de noce, servis au saut du lit en face de la mer
bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où Ton boit,
les yeux que Ton regarde, Tavenir, la vie, Tespace clair.
Ohl qu'il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunis»
santé, comme ils étaient bienl
Et tout à coup, en pleins baisers, en pleine ivresse,
Aline devenait triste. Ses beaux yeux se voilaient de
larmes. Elle lui disait : « Félicia est là... vous n'allés
plus m'aimer... » Et lui riait : « Félicia, ici?.*.. Quelle
idée. — Si, si... Elle est là... » Tremblante, elle mon-
trait la chambre voisine, d^où partaient pêle-mêle des
aboiements enragés et la voix de Félicia : « Ici, Ka*
dour... Ici, Kadour..., » la voix basse, concentrée, fu*
rieuse de quelqu'un qui se cachait et se voit brusque*
ment découvert.
Réveillé en sursaut, Tamoureux, désenchanté, se re-
trouva dans sa chambre déserte, devant un guéridon
vide, son beau rêve envolé par la fenêtre sur le grand
coteau qui la remplissait toute, et semblait se pencher
vers elle. Mais on entendait bien réellement dans la
484 LE NABAB.
pièce contiguë les aboiements d*un chien et des coups
précipités ébranlant la porte...
— Ouvrez. G*est moi... c*est Jenkins. »
Paul se redressa sur son divan, stupéfait. Jenkins
ici?... Gomment cela?... A qui s*adressait-U?... Quelle
voix allait lui répondre?... On ne répondit point...
Un pas léger alla vers la porte, et le pêne grinça
nerveusement.
« Enfin, je vous trouve, dit Tlrlandais en entrant... »
Et vraiment, s*il n'avait pris soin de s'annoncer lui-
même, à travers la cloison Paul n'aurait jamais placé
sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du
docteur aux façons doucereuses...
« Enfin, je vous trouve après huit jours de recher-
ches, de courses folles, de Gênes à Nice, de Nice à
Gênes... Je savais que vous n'étiez pas partie, le yacht
étant toujours en rade... Et j'allais inspecter toutes les
auberges du littoral, quand je me suis souvenu de
Brébat... J'ai pensé que vous aviez voulu le voir en
passant. J'en viens... G'est lui qui m'a dit que vous
étiez ici. »
Mais à' qui parlait-il? Quelle obstination singulière
mettait-on à ne pas lui l'épondre ? Enfin une belle voix
morne que Paul connaissait bien fit vibrer à son tour
l'air alourdi et sonore de la chaude aprês-midî.
« Eh bieni oui, Jenkins, me voilà... Qu'est-ce qu'il
y a donc? »
A travers la muraille, Paul voyait la bouche dédai-
gneuse, abaissée, avec un pli de dégoût.
« Je viens vous empêcher de partir, de faire cette
folie...
— Quelle folie? J'ai des travaux à Tunis... Il faut
bien que j'y aille.
t*j-
LE NABAB. 4»
— Mais vousn') songez pas, ma chère enfant...
— OKI assez de paternité comme cela, Jenkins...
On sait ce qui se cache là-dessous... Parlez -moi
donc comme tout à Theure... J*aime encore mieux
chez vous le dogue que le chien couchant. J'en ai
moins peur.
— Eh hien ! je vous dis, moi, qu'il faut être folle
pour s'en aller là-bas toute seule, jeune et belle comme
vous êtes... <
— Et ne suis-je pas toujours seule?... Youliez-vous
que j*emmène Constance, à son âge?
— Et moi?
— Vous?... »,Elle modula le mot sur un rire plein
d'ironie... « Et Paris?... Et vos clients?... Priver la so-
ciété de son Gagliostro I... Jamais, par exemple.
— Je suis pourtant bien décidé à vous suivre partout
où vous irez... fit Jenkins résolument. »
I) y eut un instant de silence. Paul se demandait
l'il était bien digne de lui d'écouter ce débat qu'il sen-
tait gros de révélations terribles. Mais, en plus de la
fatigue, une curiosité invincible le clouait à sa place...
Il lui semblait que l'énigme attirante dont il avait été
si longtemps intrigué et troublé, qui tenait encore à son
esprit par le bout de son voile de mystère, allait enfin
parler, se découvrir, montrer la femme douloureuse ou
perverse que cachait l'artiste mondaine. Il restait
donc immobile, retenant son souffle, n'ayant pas
d'ailleurs besoin d'espionner; caries autres, se croyant
seuls dans l'hôtel, laissaient monter leurs passions el
leurs voix sans contrainte.
« En fin de compte, que voulez-vous. de moi?...
— Je vous veux.. •
^*- Jenkins I
41.
486 LE NABAB.
V
— Oui, oui, je sais bien ; vous m'aviez défendu de
prononcer jamais de telles paroles devant vous; mais
d autres que moi Vons les ont dites, et de plus près
encore... >
Deux pas nerveux la rapprochaient de Tapôtre,
mettaient devant cette large face sensuelle le mépris
haletant de sa réponse.
« Et quand cela serait^ misérable I Si je n'ai sa me
garder contre le dégoût et Tennui, si j'ai perdu ma
ierté, est-ce à vous d'en parler seulement?... Gomme
si vous n'en étiez pas cause, comme si vous ne m'aviei
pas à tout jamais fané, attristé la vie... »
Et trois mots brûlants et rapides firent passer derant
Paul de Géry terrifié l'horrible scène de cet attentat
enveloppé d'affectueuse tutelle, contre lequel l'esprit,
la pensée, les rêves de la jeune fille avaient eu si
longtemps à se débattre et qui lui avait laissé l'incii-
rable tristesse des chagrins précoces, l'écœurement de
la vie à peine commencée, ce pli au coin de la lèvre
comme la chute visible du sourire.
<c Je vous aimais... Je vous aime... La passion mn-
porte tout... répondit Jenkins sourdement.
— Eh bien! aimez-moi donc, si cela vous amuse...
Moi je vous hais non-seulement pour le mal que vous
m'avez fait, tout ce que vous avez- tué en moi . de
croyances, de belles énergies, mais parce que vous me
représentez ce qu'il y a de plus exécrable, de plut
hideux sous le soleil, l'hypocrisie et le mensonge. Oui,
dans cette mascarade* mondaine, ce tas de faussetés,
de grimaces, de conventions lâches et malprc^res qui
m'ont écœurée au point que je me sauve, que je
m'exile pour ne plus les voir, que je leur préférerais îe
bagne, l'égout, le trottoir comme une fille, votre
• '
LE NABAB. 487
masque à vons, 6 sublime Jenkins, est encore celui qui
iii*a le plus fait horreur. Vous avez compliqué notre
Hypocrisie française, toute en sourires et en politesse»
de vos larges poignées de main à Tanglaise/de votre
loyauté cordiale et démonstrative. Tous s*y sont laissé
prendre. On dît « le bon Jenkîns, le brave, Thonnète
Jenkins. » Mais moi je vous connais, bonhomme, et
malgré votre belle devise si effrontément arborée sur
les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos
boutons de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les
panneaux de votre voiture, je vois toujou.^ le fourbe
que vous êtes et qui dépasse son déguisement de toutes
parts. »
Sa voix sifflait entre ses dents serrées par une in-
croyable férocité d'expression; et Paul s'attendait à
quelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous
tant d'outraiges. Mais non. Cette haine, ce mépris
venant de la femme aimée devaient lui causer plus de
douleur qu,e de colère ; car il répondit tout bas, sur un
ton de douceur navrée :
« Oh I vous êtes cruelle... Si vous saviez le mal que
vous me faites... H3rpocrite, oui, c'est vnai; mais on ne
naît pas comme cela... On le devient par force, devant
les duretés de la vie. Quand on a le vent contre e(
qu'on veut avancer, on louvoie. J'ai louvoyé... Accuseï
mes débuts misérables, une entrée manquée dani
l'existence, et •convenez du moins qu'une chose en moi
n'a jamais menti: ma passion!... Rien n'a pu la rebu-
ter, ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis
dans vos yeux qui, depuis tant d'années, ne m'ont pas
souri une fois... C'est encore ma passion qui me donne
ia force, même après ce que je viens d'entendre, de
TOUS direDourauoi je suis ici... Écoutez. Vous m'avez
488 LE NABÂB.
déclaij'é uajourqu*ii vous fallait tin mari, qaelqu^an
qui veille sur vous pendant votre travail, qui relève 'Je
factioi^ la pauvre Grenmitz excédée. Ce sont là . vos
propres paroles, qui me déchiraient alors parce que j6
n*étais pas libre. Maintenant tout est changé. Voulez-
m'épouser, Félicia?
— Et votre femme? s*écria la jeune fille pendant que
Paul s^adressait la même question.
— Ma femme est morte.
— Morte?... Madame Jenkins?... Est-ce vrai?
— Vous n'avez pas connu celle dont je parle. L'autre
n'était pas ma femme. Quand je Tai rencontrée, j'étais
déjà marié en Irlande... Depuis des années... Un
mariage horrible, contracté la corde au cou... Ma chère,
à vingtrcinq ans, je me suis trouvé devant cette alter-
native : la prison pour dettes ou mademoiselle Strang,
une vieille fille couperosée et goutteuse, laisœur d'un
usurier qui m'avait avancé cinq cents livres pour payer
mes études médicales... J'avais préféré la prison; mais
des semaines et des mois vinrent à bout de mon courage,
et j 'épousai mademoiselle Strang qui m'apporta en dot. ..
mon billet. Vous voyez ma vie entre ces deux monstres
qui s'adoraient. Une femme jalouse, impotente. Le
frère m'espionnant, me suivant partout. J'aurais pu
fuir. Mais une chose me retenait... On disait l'usu-
rier immensément riche. Je voulais toucher au moins
le bénéfice de ma lâcheté... Ahl je vous dis tout, vous
voyez... Du reste j'ai été bien puni, allez. Le vieux \
Strang est mort insolvable; il jouait, s'était ruiné,
3ans le dire... Alors j'ai mis les rhumatismes de ma
iemme dans une maison de santé et je suis venu en
France.;. C'était une existence à recommencer, de la
lutte et de la misère encore. Mais j'avais pour moi
i
4
LE NABAB. 489
Texpérience, la haine et le mépris des hommes, et la
liberté reconquise, car je ne me doutais pas que Thor-
rible boulet de cette union maudite allait gêner encore
ma marche, à distance... Heureusement, c'est fini» me
▼oilà délivré...
— Oui, Jenkins, délivré... Mais pourquoi ne songez*
vous pas à faire votre femme de la pauvre créature qui
a partagé votre vie si longtemps, humble et dévouée
comme nous Pavons tous vue?
— Ohl dit-il avec une explosion sincère, entre mes
deux bagnes je crois que je préférais Tautre, où je pou-
vais être franchement indifférent ou haineux.... Mais
Tatroce comédie de Tamour conjugal, d*un bonheur
sans lassitude, alors que depuis si longtemps je n'aimais
que vous, je ne pensais qu'à Vous... Il n'y a pas sur
terre de pareil supplice... Si j'en juge par moi, la mal-
heureuse à dû pousser à l'instant de la séparation un
cri de soulagement et d'allégresse. C'est le seul adieu
que j 'en espérais. . .
— Mais qui vous forçait à tant de contrainte?
— Paris, la société, le inonde... Mariés devant l'opî*
nion, nous étions tenus par elle...
— Et maintenant, vouç ne l'êtes donc plus?
— Maintenant quelque chose domine tout, c'est l'idée
de vous perdre, de ne plus vous voir... Ohf quand j'ai
appris votre fuite, quand j'ai vu cet écriteau sur votre
porte : « A LOUER )>, j'ai senti que c'en éta,it fait des
poses et des grimaces, que je n'avais plus qu'à partir,
à courir bien vite après mon bonheur que vous empor-
tiez. Vous quittiez Paris, je l'ai quitté. On vendait tout
chez vous; chez moi, on va tout vendre.
— Et elle?... reprit Félicia frémissante... Elle, la
compagne irréprochable, l'honnête femme que personne
490 LE MÀBAB.
n'a jamais soupçonnée, où ira-t-elle? qoe fera-t-ella?...
Et c'est sa place que vous venez me proposer... Une
place volée, dans qnel enfer 1... Eh bienl et cette
devise, bon Jenkins,vertaeiix Jenkins, qn'est-ce que nous
€n faisons? Le bien sans espérance, mon vieux l...»
A ce rire cinglant comme un coup de cravache qui
devait lui marquer la figure en rouge, le misérable ré-
pondit en haletant :
« Assez..., assez..., ne raillez pas ainsi... C'est trop
horrible à la fin... Gela ne vous touche donc pas d'être
aimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout*
fortune, honneur, considération? Voyons, regardei-
moi... Si bien attaché que fût mon masque, je l'ai
arraché pour vous, je l'ai arraché devant tous... .fil
maintenant, tenez I le voilà rh3rpocrite... »
On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le
parquet. Et bégayant, éperdu d'amour, affaissé devant
elle, il la suppliait die consentir à ce mariage, de lui
donner le droit delà suivre partout, de la défendre; puis
les mots lui manquaient, s'étouffaient dans un sanglot
passionné, si profond, si déchirant qu'il aurait touché
n'importe quel cœur, surtout devant la splendide nature
impassible dans cette chaleur parfumée et amollissante.-
Mais Félicia ne s'attendrit pas, et toujours hautaine :
« Finissons, Jenkins, dit-elle brusquement, ce que vous
me demandez est impossible... Nous n'avons rien à
nous cacher ; et après vos confidences de tout à l'heure,
je veux vous en faire une qui coûte à mon orgueil, mais
dont votre acharnement me parait digne... J'étais la
maîtresse de Mora. »
Paul n'ignorait pas cela. Et pourtant c'était si triste
cette belle voix pure chargée d'un tel aveu, au miliea
de cet air enivrant de bleu et d'aromet, qu'il eu eut
LE NABAB. 49)
grand serrement de cœur et dans la Douc&e ce goût d»
larmes que laisse un regret inavoué.
« Je le savais, reprit Jenkins d*une voix sourde...
J*ai là les lettres que vous lui écriviez...
— Mes lettres?
— Ohl je vous les rends, tenez. Je les sais par coeur,
à force de les lire et de les relire... C'est ça qui fait mal^
quand on aime... Mais j*ai bien subi d'autres tortures.
Quand je'pense que c'est moi...» Ils'arrêta. Il étouffait...
tt Moi qui devais fournir le combustible à vos flammes,
réchauffer cet amant de glace, vous l'envoyer ardent et
rajeuni.. . Ah! il en a dévoré des perles, celui-là... J'avai»
beau dire non, il en voulait toujours... A la fln la fu-
reur m'a pris... Tu veux brûler, misérable. Eh bien!
brûle e
Paul se leva épouvanté. Allait-il dcMc devenir le con-
fident d'un crime?
Mais la honte ne lui fut pas infligée d'en entendre
davantage.
Un coup violent, frappé chez lui cette fois, vint Ta^
vertir que le calesino était prêt.
a Ëhl signor FrancescT »
Dans la pièce à côté le silence se fit, puis un chucho-
tement... Il y avait quelqu'un, là, tout près d'eux....
qui les écoutait... Paul de Géry descendit précipi-
tamment. Il lui tardait d'être hors de cette chambre
d'hôtel, d'échapper à l'obsession de tant d'infamies
dévoilées.
Gomme la chaise de poste s'ébranlait, entre ces
rideaux blancs communs qui flottent à toutes les
fenêtres dans le Midi, il aperçut une figure pâlie avec
des cheveux de déesse et de grands yeux brûlants qui
«tt LE NABAB.
guettaient. Mais un regard au portrait d'Aline chassait
yite cette vision troublante, et pour jamais guéri de
son ancien amour, il voyagea jusqu'au soir à travers
un paysage féerique avec la jolie mariée du déjeuner,
qui emportait dans les plis de sa modeste robe, de son
mantelet de jeune fille, toutes les violettes de Bordî-
ghere.
XXV
/A PREMIÈRE DE « RÉVOLTI »
« En scène pour le premier actel »
Ce cri du régisseur debout, les mains en porte-voix,
au bas de Tescalier des artistes, s'engouffre dans sa
haute cage, monte, roule, se perd au fond des couloirs
pleins d'un bruit de portes battantes, de pas précipités,
d'appels désespérés au coiffeur, aux habilleuses, tandis
qu'apparaissent successivement aux paliers des différents
étages, lents et majestueux, la tète immobile, de peur
de déranger le moindre détail de leur accoutrement, tous
les personnages du premier acte de ^^o/^e, costumes
de bal élégants et modernes, avec des craquements de
souliers neufs, le frôlement soyeux des traînes, le cli-
quetis des bracelets riches remontés par le gant qu'on
boutonne. Tout ce monde-là parait ému, nerveux, pâle
sous le fard, et dans les satins savamment préparés des
épaules arrosées de céruse, des frissons passent en
moires d'ombres. On parle peu, la bouche sèche. Les
plus rassurés en affectant de sourire ont dans les yeux,
dans la voix, l'hésitation de la pensée absente , cette
appréhension de la bataille aux feux de la rampe, qui
43
494 LE NABAB.
reste un des- attraits les plus puissants du métier de
comédien, son piquant, son renouveau.
Sur la scène encombrée d'un va-et-vient de machi-
nistes, de garçons d'accessoires se hâtant , se bouscu-
lant dans le jour doux, neigeux, tombé des frises, qui
fera place tout à l'heure, auand le rideau se lèvera, à la
lumière éclatante de la saTit?, Oardailhac, en habit noir
et cravate blanche, le chapeau casseur sur l'oreille,
jette un dernier coup d'œil à l'installation des décors,
presse les ouvriers, complimente l'ingénue en toilette,
rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait ja-
mais à le voir des terribles préoccupations qui l'en-
fièvrent. Entraîné lui aussi dans la débâcle du Nabab,
où s'est engloutie sa commandite, il joue son va-tout
sur la pièce de ce soir, contraint — si elle ne réussit
pas — à laisser in^payés ces décors merveilleux, ces
étoffes à cent francs le mètre. C'est une quatrième fail-
lite qui l'attend. Mais, bah I noU'e directeur a confiance.
Le succès , comme tous les monstres mangeurs d'hommes,
aime la jeunesse ; et cet auteur inconnu, tout neuf sur
une affiche, flatte les superstitions du joueur.
André Maranne n'est pas aussi rassuré. A mesure que
la représentation approche , il perd la foi dans son œuvre,
atterré par la vue de la salle qu'il regarde au trou du
rideau comme au verre étroit d'un stéréoscope.
Une salle splendide, remplie jusqu'au cintre, mal-
gré le printemps avancé et le goût mondain pour la vil-
légiature précoce; une salle que Cardailhac, ennemi
déclaré de la nature et de la campagne, s'efforçant tou-
jours de retenir les Parisiens le plus tard possible dans
Paris, est parvenu à combler, à faire aussi brillante
qii'en plein hiver. Quinze cents têtes fourmillant sous la
lustre, droites, penchées, détournées, interrogantes,
LE NABAB. 495
d'une grande vie d'ombres et de reflets, les unes mas-
sées aux coins obscurs du bas pourtour, les autres éclai-
rées vivement, les portes des loges ouvertes, par la
réverbération des murs blancs du couloir ; public des
premières toujours le même, ce brigand de tout Paris
qui va partout, emportant d'assaut ces places enviées,
quand une faveur, une fonction quelconque ne les lui
donne pas.
A l'orchestre, les gilets à cœur, les clubs, crânes lui-
sants, larges raies dans des cheveuic rares, gants clairs,
grosses lorgnettes braquées. Aux galeries, mêlées de
mondes et de toilettes, tous les noms connus de ces
sortes de solennités, et la promiscuité gênante qui place
le sourire contenu et chaste de l'honnête femme à côté
des yeux brûlants de kohl, de la bouche en traits de
vermillon des autres. Chapeaux blancs, chapeaux roseé,
diamants et maquillage. Au-dessus, les loges présentent
la même confusion : des actrices et des filles, des mi*
nistres, des ambassadeurs, des auteurs fameux, des
critiques, ceux-ei l'air grave, les sourcils froncés, jetés
de travers sur leur fauteuil avec la morgue impassible
de juges que rien ne peut corrompre. Les avant-scènes
tranchent en lumière, en splendeur sur l'ensemble, oc-
cupées par des célébrités de la haute banque, les femmes
décolletées et bras nus, ruisselantes de pierreries comme
la reine de Saba dans sa visite au roi des Juifs. A gauche
seulement une de ces grandes loges, complètement
vide, attire l'attention par sa décoration bizarre, éclai-
rée au fond d'une lanterne mauresque. Sur toute l'as-
semblée une poussière impalpable et flottante, le papil-
lotement du gaz, son odeur mêlée à tous les plaisirs pa-
risiens, ses susurremients aigus et courts comme une
respiration phthisiaue. accompagnant le jeu des éven-
i96 LE NâBAB.
.^ails déployés. Pais Tennui, un ennui morne, Tennai
des mêmes visages toujours regardés aux mêmes pla-
ces, avec leurs défauts ou leurs poses, cette uniformité
des réunions mondaines qui finit par installer dans Paris
chaque hiver une province dénigrante, papotière et res-
treinte plus que la province elle-même.
Maranne observait cette maussaderie, cette lassitude
du public, et songeant à ce'que la réussite de son drame
pouvait changer dans sa modeste vie toute en espoir, se
demandait, plein d'angoisse, comment laire pour appro-
cher sa pensée de^ ces milliers d'êtres , les arracher à
leurs préoccupations d'attitude, établir dans cette foule
un courant unique qui lui ramènerait ces regards dis-
traits, ces intelligences à tous les degrés du clavier, si
difficiles à mettre à Tunisson. Instinctivement il cher-
chait des visages amis, une loge de face remplie par la
famille Joyeuse : Élise et les fillettes assises sur le de-,
vaut, au second plan Aline et le père, groupe adorable,
familial, comme un bouquet trempé de rosée dans un
étalage de fleurs fausses. Et tandis que tout Paris dé-
daigneux demandait : — Qu'est-ce que c'est que ces
gens-là? le poëte remettait son sort entre ces petites
mains de fées, gantées de frais pour la circonstance et
qui donneraient hardiment tout à l'heure le signal des
applaudissements.
Place au théâtre!... Maranne n'a que le temps de se
jeter dans la coulisse; et tout à coup il entend, loin,
bien loin, les premières paroles de sa pièce qui mon-
tent, volée d'oiseaux craintifs, dans le silence et l'im-
mensité de la salle. Moment terrible. Où aller? Que de-
venir? Rester là collé contre un portant, l'oreille tendue,
le cœur serré ; encourager les acteurs quand il aurait
tant besoin d'encouragements lui-même? Il préfère en-
j
LE NABAB. 49^7
«
eore regarderie danger en face; et, par la petite porte
communiquant avec le couloir des loges, il se glisse
)usqu*à une baignoire qu'il se fait ouvrir doucement.
« Ghutl... C'est moi... » Quelqu'un est assis dans Tom*
bre, une femme que tout Paris connaît, celle-là, et qui
se cacbe. André se met auprès d'elle, et serrés l'un
contre l'autre, invisibles à tous, la mère et le fils assis-
tent en tremblant à la, représentation.
Ce fut d'abord une stupeur dans le public. Ce tbéâtre
des Nouveautés, situé au plein cœur du boulevard, où
son perron s'étale tout en lumière, entre les grands res-
taurants, les cercles chics; ce théâtre^ où l'on venait
en partie carrée, au sortir d'un dîner fin, entendre jus-
qu'à l'heure du souper, un acte ou deux de quelque
chose de raide, était devenu dans les mains de son spi-
rituel directeur le plus couru de tous les spectacles pa-
risiens, sans genre bien précis et les abordant tous,
depuis l'opérette-fé'erie qui déshabille les femmes, jus-
qu'au grand drame moderne qui décolleté nos mœurs.
Cardailhac tenait surtout à justifier son titre de « directeur
des Nouveautés » et, depuis que les millions du Nabab
soutenaient l'entreprise, s'attachait à faire aux boule-
vardiers les surprises les plus éblouissantes. Celle de ce
soir les surpassait toutes : la pièce était en vers — et
honnête.
Une pièce honnête I
Le vieux singe avait compris que le moment était
venu de tenter ce coup-là, et il le. tentait. Après l'éton-
nement des premières minutes, quelques exclamations
attristées çà et là dans les loges : « Tiens I c'est en
vers..., » la salle commença à subir le charme de cette
œuvre fortifiante et saine, comme si l'on eût secoué sur
elle , dans son Aiuxosphère raréfiée , quelque essence
498 ^ LE NABAB.
fraîche et piquante à respirer, un élixir de vie parfum*
au thym des collines.
« Ahl c'est hon... ça repose... »
C'était le cri général, un frémissement d'aise, une pâ-
moisson de bien-être accompagnant chaque vers. Ça le
reposait, ce gros Hemerlingue, soufflant dans son avant-
scène du rez-de chaussée comme dans une auge de satin
cerise. Ça la reposait, la grande Suzanne Bloch, coif-
fée à l'antique avec des frisons dépassant un diadème
d'or; et près d'elle, Amy Férat, toute en blanc comme
une mariée, des brins d'oranger dans ses cheveux à la
chien, ça la reposait bien aussi, allez I
Il y avait là une foule de créatures, quelques-unes
très-grasses, d'une graisse malpropre ramassée dans
tous les sérails, trois mentons et l'air bête ; d'autres ab-
solument vertes malgré le fard, comme si on les eût
trempées dans un bain de cet arséniate de cuivre que le
commerce appelle du « vert de Paris, » tellement ri-
dées, fanées, qu'elles se dissimulaient au fond de leurs
loges, ne laissant voir qu'un bout de bras blanc, une
épaule encore ronde qui dépassait. Puis des gandins
avachis, échinés, ceux qu'on nommait alors des petits
crevés, la nuque tendue, les lèvres pendaates , incapa-
bles de se tenir debout ou d'articuler un mot en entier.
Et tous ces gens s'exclamaient ensemble : « C'est bon...
ça repose... » Le beau Moëssard le murmurait comme
un fredon sous sa petite moustache blonde, tandis que
sa reine en première loge de face le traduisait dans la
barbarie de sa langue étrangère. Positiv^ement , ça lea
reposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple, de
quelle besogne écœurante, de quelle tâche forcée d'oisifs
et d'inutiles.
Tous ces murmures bienveillants, unis, confondu».
LE NABAB. 499
commençaient à donner à la salle sa physionomie des
grands soirs. Le succès courait dans Tair, les figures se
rassérénaiont, les femmes semblaient embellies par des
reflets d'enthousiasme, des regards excitants comm«
des bravos. André, près de sa mère, frissonnait d'un
plaisir inconnu, de cette joie orgueilleuse qu'on ressent
à remuer les foules, fûtk;e même comme un chanteur
de cour faubourienne, avec un refrain patriotique et
deux notes émues dans la v^ix. Soudain les chu-
chotements redoublèrent, se changerez en tumulte.
On ricanait, on s'agitait. Que se passait-il? Quelque
accident en scène? André, se penchant épouvanté vers
ses acteurs aussi étonnés que lui-même, vit toutes les
lorgnettes braquées sur la grande avant-scène vide jus-
qu'alors et où quelqu'un venait d'entrer, de s'asseoir,
les deux coudes sur le rebord de velours, la lorgnette
tirée du fourreau, installé dans une solitude sinistre.
En dix jours le Nabab avait vieilli de vingt ans.
Ces violentes natures méridionales, si elles sont ri-
ches en élans, en jets de flammes irrésistibles, s'af-
faissent aussi plus complètement que les autres. Depuis
son invalidation, le malheureux s'était enfermé dans s|
chambre, les rideaux tirés, ne voulant plus même voit
le jour ni dépasser le seuil au delà duquel la vie l'atteui
dait, [les engagements pris, les promesseis faites, us
fouillis de protêts et d'assignations. La Levantine, partie
aux eaux en compagnie de son masseur et de ses né-
gresses, absolument indifférent e"à la ruine de la maison,
Bompain — l'homme au fez — tout efi'aré au milieu des
demandes d'argent, ne sachant comment aborder l'in-
fortuné patron toujours couché, le visage au mur sitôt
qu'on lui parlait d'aff'aires; la vieille mère était restée
jtôule pour faire tète au désastre, avec ses connais-
600 LE NABAb.
gances bornées et droites de veuve de village qui sait ce
que c'est qu'un papier timbré, une signature, et tient
rhonneur pour le plus grand bien de ce monde. Sa
coiffe jaune apparaissait à tous les étages de Thôtel, ré-
visant les notes , réformant le service, ne craignant ni
les cris ni les humiliations. A toute heure du jour, on
voyait la bonne femme arpenter la place Vendôme à
grands pas, gesticulant, se parlant à elle-même,^ disant
tout haut : « Tè I je vais chez l'huissier. » Et jamais elle
ne consultait son fils que lorsque c'était indispensable,
d'un mot discret et bref, en évitant même de le regar-
der. Pour tirer Jansoulet de sa torpeur, il avait fallu
une dépêche de Géry , datée de Marseille, annonçant qu'il
arrivait avec dix millions. Dix millions, c'est-à-dire la
faillite évitée, la possibilité dé se relever, de recommen-
cer la vie. Et voilà notre Méridional rebondissant du
fond de sa chute, ivre de joie et plein d'espoir. Il fit ou-
vrir ses fenêtres, apporter des journaux. Quelle magni-
fique occasion que cette première de Révolte pour se
montrer aux Parisiens qui le croyaient sombré, rentrer
dans le grand tourbillon par la porte battante de sa loge
des Nouveautés I La mère, qu'un instinct avertissait, in-
sista bien un peu pour le retenir. Paris maintenant
l'épouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant
dans quelque coin ignoré du Midi, le soigner avec l'aîné,
tous deux malades de la grande ville. Mais il était le
maître. Impossible de résister à cette volonté d'homme
gâté par la richesse. Elle l'assista pour sa toilette, « le
fit beau, )) ainsi qu'elle disait en riant, et le regarda
partir non sans une certaine fierté, superbe, ressuscité,
ayant à peu près surmonté le terrible affaissement des
derniers jours...
En arrivant au théâtre, Jansoulet s'aperçut vite de la
LE NA.BAB. 501
rumeur que causait sa présence dans la salle. Habitué
à ces ovations curieuses, il y répondait d'ordinaire
saiis le moindre embarras, de tout son large et bon sou-
rire; mais cette fois la manifestation était malveillante,
presque indignée.
« Gomment I... c'est lui?..,
s
— Le voilà.
— Quelle impuaence ! »
Cela montait de l'orchestre avec bien d'autres excla-
mations confuses. L'ombre et 1^ retraite où il s'était ré-
fugié depuis quelques jours l'avaient laissé ignorant de
l'exaspération publique à son égard, des homélies, des
dithyrambes répandus dans les journaux à propos de sa
fortune corruptrice, articles àeffet, phraséologie hypo-
crite à l'aide desquels l'opinion se \enge de temps en
temps sur les innocents de toutes ses concessions aux
coupables. Ce fut une effroyable déconvenue, qui lui
causa d'abord plus de peine que de colère. Très-ému,
il cachait son trouble derrière sa lorgnette, s'attachant
aux moindres détails de la scène, posé de trois quarts,
mais né pouvant échapper à l'observation scandaleuse
dont il était Victime et qui faisait bourdonner ses
oreilles, ses tempes battre, les verres embués de sa
lorgnette s'emplir des cercles multicolores où tournoie
le premier égarement des congestions sanguines.
Le rideau baissé, l'acte fini, il restait dans cette atti-
tude de gêne, d'immobilité; mais les chuchotements
plus distincts, que ne retenait plus le dialogue scénique,
l'acharnement de certains curieux changeant de place
pour mieux le voir, le contraignaient à sortir de sa loge,
à se précipiter dans les couloirs comme un fauve échap-
pé de l'arène à travers le cirque. Sous le plafond bas,
dans l'étroit passage circulaire des corridors de théâtre,
602 LE NABAB.
il tombait au milieu d'une foule compacte de gandins,
^e journalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant
par métier, renversant leiir rire béte, le dos appuyé au
mûr. Des loges ouvertes et qui essayaient de respirer
sur cette baie grouillante et bruyai^te sortaient des
fragments de conversations, mêlées, à propos rompus :
« Une pièce délicieuse... C'est frais... c'est hon-
nête...
— Ce Nabab !.•. Quelle efiFronterie I...
— Oui, vraiment, ça repose... On se sent meilleur...
— Comment ne Ta-t-on pas encore arrêté ?...
— Un tout jeune homme, paraît-il... C'est sa pre*
mière pièce.
— Bois-Landry à Mazas 1 Ce n'est pas possible. . . Voici
la marquise en face de nous, aux premières galeries,
avec un chapeau neuf...
— Qu'est-ce que ça prouve?... Elle fait son métier
de lanceuse... Il est très-joli, ce chapeau... aux cou-
leurs du cheval de Desgranges.
— Et Jenkins? que devient Jenkins?
— A Tunis avec Félicia... Le vieux Brahim les a vus
tous les deux... Il parait que le bey se met décidément
aux perles.
— Bigre!... »
Plus loin, des voix douces murmuraient :
« Vas-y, père, vas-y donc... Vois comme il est seul,
ce pauvre homme.
— Mais, mes enfants, je ne le connais pas.
— Eh bien I rien qu'un salut... Quelque chose quilni
prouve qu'il n'est pas complément abandonné... »
Aussitôt un petit vieux monsieur, très-rouge, en
cravate blanche, s'élançait au devant du Nabab ei
lui donnait un grand coup de chapeau respectueux.
LE NABAB. 503
Avec quelle reconnaissance, quel sourire d*empresse-
ment stimable ce salut unique fut rendu, ce salut d'un
homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu'il n'avait
jamais vu, et qui pesait pourtant d'un grand poids sur
sa destinée ; car sans le père Joyeuse, le président du
conseil de la Territoriale aurait eu probablement le
sort du marquis de Bois-Landry. C'est ainsi que, dans
renchevêtrement de la société moderne, ce grand tis-
sage d'intérêts, d'ambitions, de services acceptés et
rendus, tous les mondes communiquent entre eux^ mys-
térieusement unis par les dessous, des plus hautes
existences aux plus humbles ; voilà ce qui explique le
bariolage, la complication de cette étude de mœurs,
l'assemblage des fils épars dont l'écrivain soucieux
de vérité est forcé de faire le fond de son drame.
Les regards jetés en l'air dans le vague, la démarche
qui s'écarte sans but, le chapeau remis sur la tête
brusquement jusqu'aux yeux, en dix minutes le Nsibab
subit toutes les manifestations de ce terrible ostracisme
du monde parisien où il n'avait ni parenté ni sérieuses
attaches, et dont le mépris l'isolait plus sûrement que
le respect n'isole un souverain en visite. D'embarras,
de honte, il chancelait. Quelqu'un dit très-haut: « Il a
bu... » et tout ce que le pauvre homme put faire, ce fut
de rentrer s'enfermer ddns le salon de sa loge. D'ordi-
naire ce petit ref2>*o s'emplissait pendant les entr'actes
de gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumait
en menant grand vacarme; le directeur venait saluer
son commanditaire. Ce soir-là, personne. Et l'abstention
de Cardailhac, ce flaireur de succès, donnait bien à
Jansoulet la mesure de sa disgrâce.
— Que leur ai-je donc fait? Pourquoi Paris ne veut-
il plus de moi ?»
S04 LE NABÂB.
Il s*inierrogeaît ainsi dans une solitude qu'accen-
tuaient les bruits environnants, les clefs brusques aux
portes des loges, les mille exclamations d'une foule
amusée. Puis subitement la fraîcheur du luxe qui Ten-
tourait, la lanterne mauresque découpée en ombres bi-
zarres sur les soies brillantes du divan et des murs lui
remettaient en mémoire la date de son arrivée... Six
mois !... Seulement six mois, qu'il était à Paris!... Tout
flambé,' tout dévoré en six mois I... Il s'absorba dans une
sorte de torpeur, d'où le tirèrent des applaudissements,
des bravos enthousiastes. C'était décidément un grand
succès , cette pièce de Révolte, On arrivait maintenant
aux passages de force, de satire ; et les tirades virulentes,
un peu emphatiques mais qu'enlevait un souffle de
jeunesse et de sincérité, faisaient vibrer tous les cœurs,
après les efl'usions idylliques du début. Jansoulet à son
tour voulut entendre, voulut voir. Ce théâtre lui appar-
tenait, après tout. Sa place dans cette avant-scène lui
coûtait plus d'un million ; c'était biep le moins qu'il
l'occupât.
Le voilà de nouveau assis sur le devant de sa loge.
Dans la salle, une chaleur lourde, suff'ocante, remuée
et non dissipée par les éventails haletants qui prome-
naient des reflets et des paillettes avec tous les souffles
impalpables dii silence. On écoutait religieusement une
réplique indignée et fi ère contre les forbans, si nombreux
à cette époque, qui tenaient le haut du pavé après er
avoir battu les coins les plus obscurs pour détrousser les
passants. Certes, Maranne, en écrivant ces beaux vers,
avait pensé à tout autre qu'au Nabab. Mais le public y
vit une allusion; et tandis qu'une triple salve d'ap-
plaudissements accueillait la fin de la tirade, toutes les
tètes se tournaient vers Tavant-scène de gauche avec
LE NAfiÂB.
;'i.>
lin mouvement indigné, ouvertement injurieux... lq
malheureux, mis au pilori sur son propre ihéàlre I Un
pilori qui lui coùtcdt si cherl... Cette fois, il n^essaya
pas de se soustraire à Taffront, se planta résolument
es bras croisés et brava cette foule qui le regardait,
ces centaines de visages levés et ricaneurs, ce vertueux
Tout Pa/is qui le prencdt pour bouc émissaire et U
chassait après Tavoir chargé de tous ses crimes.
Joli monde vraiment pour une manifestation pa-
reille 1 En face, une loge de banquiers faillis, îa femme
et Tamant Ton près de l'autre au premier rang, le mari
dans rombrCyieffacé et grave. A côté, le trio fréquent
d'une mère qui a marié sa fille selon son propre cœur et
pour se faire un gendre de Thomme qu'elle aimait. Puis
des ménages interlopes, des filles étalant le prix de la
honte, des diamants en cercles de feu rivés autour des
bras et du cou comme des colliers de chien, se bourrant
de bonbons qu'elles avalaient brutalement, bestiale-
ment, parce qu'elles savent que l'animalité de la femme
plaît à ceux qui la pcdent. Et ces groupes de gandins
efféminés, le col ouvert, les sourcils peints, dont on
admirait à Gompiègne, dans les chambres d'invités, les
chemises de batiste brodées et les corsets de satin
blanc; ces mignons du temps d'Agrippa. s'appelant
entre eux : c Mon cœur... Ma chère belle... » Tous les
scandales, toutes les turpitudes , consciences vendues
ou à vendre, le vice d'une époque sans grandeur, sans
originalité, essayant les travers de toutes les autres et
jetant à Bullier cette duchesse, femme de ministre,
rivale des plus éhontées danseuses de l'endroit. Et
c'étaient ces gens-là qui le repoussaient, qui lui criaient
« Va-t'en... tu es indigne...
-*- Indigne, moil... mais je vaux cent fois mieux que
43
'M LE NABAB.
TOUS toas, misérables... Vous tme» reprochez. mes mil-
lions. Et qui donc m'a aidé àies.dévoner ?... Toi, coib-
pagnon lâche et traître, qui cachas ^ dans le coin de ton
Avant-^scène ton obésité de pacha malade^ J*Ai &itta for-
tone avec la mienne.au : temps où nous partagions eu
frères. Toi, marquis blafard^J'ai payé cent.mille francs
au cercle pour qu'on ne^te diAsse pas honteusement...
Je t'ai couverte de bijoux, drûlesse, en laissant croireque.
tu étais ma maltresse, parce que«ela fait bien dans notre
monde, mais: sans Jainais te demander de retour.. . St
toi, journaliste efironté qui as touteilabouiteide ton
encrier pour icerWelle, et eur la eonsBience tentant <46
lèpres que ta reineen^portesurlapean, ta trouves qae
je ne t'ai pas payé ton. prix, ^et ^loûk pomqnoi tes .in-
jures... Oui, oui, regardes-moi, eanaillaâ... «Je êmêu
fier... Je vaux mieux.qiie vous... »
Tout ce qu'il .disait ainsi mentalement, «diuan xun <dé»
lire de colère, visible au tremblement .de .ses ^grosses
lèvres blêmies, le malheureux, en qui montaitia iolie,
'allait peut-être Le crier bien fort .dans lesiLeQfie,:in'Kae-
tiver cette masse insultante, quisait ? iK)ndir au^milîen,
en tuer un, ahl bon sang de Dieu. I en. tuer un, qiumd
il se sentit frappé légèrement sur l'épaule; et aine »téle
blonde lui apparut, sérieuse et &anobe, deux mains
tendues qu'il saisit. convulsivement, comme xm noyé.
*« Ah lâcher... cher... » .bégaya le pauvre Jiomme.
Hais il ji'eut .pas la force d!en.dire .davantage. Cette
émotion .douce. arrivant, au. milieu deika fureur lalon-
ilit en. un sanglot xle larmes, .de sang, deiparoLes étran-
glées. Sa figure devint violette. U. fit sjgne : « fimme«
nazrmoi...'» J^t trébuchant,.appi|yé^u.bras xie^de.Gépy,
il ne put que franchir la poite tde sa loge pour^er
tamber iians le coulûiTo
LE NABAB. tm
« Bravo 1 bravo I ! » criait la.saUeèiajiuttde!du£Oitté*«
diea; el c'était un bruit de- grèle^ de trépignemeditst
enthoa^ftsieS), tandia :que le grand corps -.sanft ym^ péni-»*
blemeAt enlevé par les* machinistes)^ traversait Je» çoui->
tisses rayonnantes , encombrées de. ooriet&x empreaflé*.'
autour de la scène» allumés au saccè8.'ré(!mndu.eiir.quii
remarquèrent à peine le passage de ce vaincu inerte,
porté à bras comme une victime d'émeute; On.rétendit
sur un canapé dans le magasin d'accessoine»i Paail der
Géry à ses côtés avec numédeoin» et deux; garçons qui
'empressaient, pour, les: saeours. Gardailbac^ trés-*o&-
cupé par sa pièce, avait promis: da venir savoir des
nouvelles « tout à l'heure, aprèsile cînçi.. »>
Saignée sur saignée» ventouse», sinapisme», rien ne
ramenait même un frémissement à l'épidermo du^ ma-
lade insensible à tous les moyens usités dans les cas
d'apoplexie. Un abandon de tout l'être semblait le don-
ner déjà à la^ mort, le préparer aux rigidités du ca*
davre; et cela dans le plus sinistre endroit, du monde,
lo chaos éclairé d'une lanterne sourde où gisent péle-
méle soucia poussièretousiesrebutsdes pièces jouées,
meubles dorés, tentures à^crépines^ brillantes, carrosses^
coffres-forts, tables à jeu, escaliers et rampes démon*
tés, parmi des cordages, des poulies, un fouillis d'ao*
ce»soires de théâtre hors d'usage, cassés, démolis, ava^^
ries. Bernard Jansoulet étendu au milieu de ces épaves,
son linge fendu sur la poitrine, à la fois sanglant el
blême,. était bien un naufragé de la vie, meurtri et re-
jeté à la côte avec les débris lamentables de son luxe
artificiel dispersé et broyé par le tourbillon parisien.
Paul, le cœur brisé, contemplait cela tristement, cette
face au nez court, gardant dans son inertie l'expres-
sion colère et bonne d'un être inoffensif qui u essayé
608 LE NABAB.
de se défendre avant de mourir et n*a pas eu le tem ps
de mordre. Il se reprochait son impuissance à le servir
efficacement. Oh était ce beau projet de conduire Jan-
soulet à travers les fondrières, de le garder des embû-
ches? Tout ce qu'il avait pu faire, c*était de lui sauver
quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard.
On venait d'ouvrir les fenêtres sur le balcon tour-
nant du boulevard, en pleine agitation bruyante et lu^
mineuse. Le théâtre s'entourait d'un cordon de gazs
d'une zone de feu qui faisait paraître les fonds plus
«ombres, piqués de lanternes roulantes, comme des
étoiles voyageant au ciel obscur. La pièce était finie.
On sortait. La foule noire et serrée sur les perrons se
dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre par la
ville le bruit d'un grand succès et le nom d'un inconnu
demain triomphant et célèbre. Soirée admirable allu-
mant les vitres des restaurants en liesse et faisant cir-
culer par les rues des files d'équipages attardés. Ce
tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant aimé,
qui allait bien à l'étourdissement de son existence, le
ranima une seconde. Ses lèvres remuèrent, et ses yeux
dilatés, tournés vers de Géry, retrouvèrent avant l.i
mort une expression douloureuse, implorante et révol
lée, comme pour le prendre à témoin d'une des plu
grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jama
commis 3S.
iJ^H.
I
r
TABLE BES MATIÈRES
I. Les malades da docteor Jenkini .•.•••7..* ••••
IL Un déjeuner place Vendôme
flL Mémoires d*UQ garçon de bureau. — Simple coup-d'œil
jeté sur \9l Caisse Territoriale • é$
IV. Un début dans le monde 6S
V. La famille Joyeuse • 84
VI. Félicia Ruys 106
VII. Jansoulet ches lui 130
VIIL L'Œuvre de Bethléem 144
IX. Bonne Maman 109
X. Mémoires d'un garçon de bureau. ~ Les domestiques. 18t
XI. Les fôtes du bey SOI
XII. Une élection corse • S30
XIII. Un jour de spleen 949
. XIV. L'Exposition 265
XV. Mémoires d'un garçon de bureau. — A l'antichambre. 384
XVI. Un homme public 997
XVII. L'apparition 321
IVIII. Les perles Jenkins 339
XIX. Les funérailles 303
XX. La baronne Hemerlingue 387
XXI. La séance 419
XXII. Drames parisiens 444
IXIII. Mémoires d'un garçon de bureau. — Derniers feuillets. 46&
XXIV. ABordighera 47ft
XXV. La premier» de Mw>//e 493
Paris, — L. Marbthbux, imprimeur, I, rue Cassette.
On nous dit que le gouvernement de Tunis s'est ému, lort
de la publication du Nabab en feuilleton , de voir produire
des persoiinages auxquels Fauteur a prêté des noms et des
costumes du pays. Nous sommes autorisé par M. Alphonse
Daudet à déclarer que les scènes du livre où il est question
de Tunis sont tout à fait imaginaires, et qu'il n'a jan^ais
eu rintention de désigner aucun fonctionnaire de cet Ëtat.